A Contretemps, Bulletin bibliographique
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Un entretien avec José Peirats (juin 1976)
À contretemps, n° 25, janvier 2007
Article mis en ligne le 12 octobre 2007
dernière modification le 29 novembre 2014

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« La CNT pouvait rester en marge des courants politiques, ne pas mettre le doigt dans l’engrenage de la politique, proclamer sa liberté et la maintenir. Dans l’opposition, la CNT aurait fait beaucoup plus de travail en faveur de la révolution qu’au sein de l’appareil d’État. À partir du moment où elle a opté pour cette démarche, elle s’est auto-neutralisée. » José Peirats



Quand et dans quelles circonstances avez-vous rejoint les rangs du mouvement libertaire ?

Je suis né dans la région de Valence, mais j’ai été élevé, depuis ma prime jeunesse, en Catalogne... À 14 ans, je travaillais comme ouvrier briquetier. C’est à ce moment-là que le syndicat m’a demandé d’adhérer. Nous traversions alors une époque assez troublée. C’était en 1922, peu avant la dictature de Primo de Rivera. Les conflits étaient permanents. À partir du moment où j’ai rejoint l’organisation, je ne me suis pas limité à une seule activité, j’ai fait un peu de tout...

C’est-à-dire ?

Je suis intervenu dans les conflits et les luttes sociales et, à 20 ans, j’ai commencé à écrire. Là, j’ai découvert un nouvel horizon : celui de la presse ouvrière. J’ai pris part à la rédaction de journaux et, avec le temps, j’en ai aussi dirigé quelques-uns. Mais j’ai aussi participé à des comités de grève, organisé des conflits, négocié avec le patronat, et, à l’occasion, posé quelques charges explosives, à la nuit tombée... Comme nous n’avions pas de spécialistes, ou de mercenaires, pour ce genre d’activités que la lutte impose, nous nous en chargions nous-mêmes. [...] Ce que je n’ai jamais fait ni soutenu, en revanche, ce sont les attaques à main armée. J’étais un ennemi acharné de ce genre d’activités. Par scrupule, sûrement, mais aussi et surtout par expérience. Je savais, par exemple, les effets qu’avaient eus ce genre de pratiques sur le mouvement latino-américain, argentin surtout. [...] Cette activité créait, chez ceux qui s’y adonnaient, une sorte de professionnalisation... Par ailleurs, ils se servaient de leur réputation pour jouer les durs à l’intérieur des syndicats. Certains militants, il est vrai, les considéraient comme des demi-dieux. Tout cela créait une atmosphère très néfaste... Bref, j’ai vite compris que l’organisation devait vivre de ses propres moyens, des cotisations de ses adhérents ou de souscriptions, comme cela a souvent été le cas lorsque les cotisations ne suffisaient pas. On lançait des appels par voie de presse et les gens donnaient toujours un coup de pouce pour franchir une mauvaise passe. [...]

Que pouvez-vous nous dire de la presse confédérale et libertaire de l’époque ?

J’ai commencé à écrire dans un bulletin du syndicat des briquetiers, puis on m’a confié la direction du bulletin. Je me voyais mal assumer une telle responsabilité, mais je l’ai fait. [...] Par la suite, au début des années 1930, j’ai commencé à collaborer à La Revista Blanca, Tierra y Libertad, Solidaridad Obrera, mais ponctuellement, jusqu’à ce que, en 1934, j’entre au comité de rédaction de Solidaridad Obrera. [...]

Arrêtons-nous un moment sur cette presse ouvrière. Quel genre de journaux la composait-elle ? Quelle influence exerçaient-ils ?

Vous devez savoir qu’à la fin des années 1920, nous étions en pleine dictature. Nos grands titres ne paraissaient donc pas. Seules les sections corporatives sortaient des petits journaux. Ils avaient le mérite de prouver que nous existions, tout en étant assez discrets pour passer inaperçus aux yeux des autorités. Ainsi, nous, les briquetiers, avions notre petit bulletin ; ceux du Textile avaient le leur et ainsi de suite. Avec le temps, en 1930, il fut décidé de lancer un journal intitulé Acción, qui se voulait le porte-voix de la CNT. Puis, la même année, à partir d’août, Solidaridad Obrera a reparu.

Quelle différence y avait-il entre la presse spécifiquement anarchiste et la presse syndicale ?

Solidaridad Obrera était le journal de l’organisation syndicale. Par la suite est sorti Tierra y Libertad, le journal de la FAI. Clandestinement, dans un premier temps, même s’il s’agissait d’une clandestinité tolérée par une dictature en fin de course. D’ailleurs, durant cet interrègne, plusieurs journaux parurent en province. À Barcelone, les autorités ne permettaient pas la parution des grands titres, mais elles en toléraient certains, de moindre importance, comme Acción Social Obrera, à Gérone, que nous, les jeunes, lisions avec délectation. Ainsi, à Vigo (Galice), parut un autre journal, Despertad. La Revista Blanca, elle, ne cessa jamais de paraître. Elle était née au siècle passé et avait connu une première époque madrilène. Sa seconde époque, barcelonaise, commença en juin 1923. En septembre eut lieu le coup d’État de Primo de Rivera. La Revista Blanca continua de paraître pendant toute la durée de la dictature, ce qui paraît d’autant plus bizarre qu’elle fut la seule revue libertaire à être alors tolérée. Cela était dû à son contenu essentiellement doctrinal. On n’y trouvait rien, par exemple, sur l’actualité sociale ou sur l’organisation. La Revista Blanca était plutôt tournée vers le passé. Elle possédait également son supplément, La Novela Ideal, au tirage très étonnant pour l’époque, qui éditait de courts romans à caractère souvent sentimental, dont le succès fut immense, surtout auprès des femmes. Mais une des publications libertaires qui, sans nul doute, eut le plus d’impact sur les jeunes de cette époque, pour la simple raison qu’elle traitait des questions sexuelles, fut Generación Consciente, de Valence. À la suite de petits problèmes, elle changea de titre et devint Estudios. Il s’agissait d’une revue très éclectique, qui n’était pas strictement anarchiste, mais qui était dirigée et animée par des libertaires. En attirant à elle les meilleures plumes, non seulement libertaires, mais de diverses sensibilités - socialiste, républicaine ou intellectuelle pure -, Estudios parvint à traverser l’époque la plus agitée, mais aussi la plus fructueuse de la vie sociale espagnole. [...]

Quand La Revista Blanca cessa-t-elle de paraître ?

En 1936. La Revista Blanca était l’œuvre d’une famille, la famille de Federica Montseny. Au comité de rédaction, il y avait le père, la mère et la fille. Ils étaient trois. Une entreprise « familiale », en somme. Quand se produisirent les événements de 1936, le père, Federico Urales, qui avait un certain âge, avait légué, depuis un certain temps, la revue à sa fille, Federica Montseny, qui, de son côté, s’était mise à militer intensément, au cours des années 1930. Grande oratrice, elle courait toute l’Espagne pour y donner des meetings. En 1936, Federica s’occupa de politique et abandonna la revue. [...]

D’où venait ce titre dont la signification est un peu obscure ?

Il fut hérité d’une revue madrilène, qui paraissait au XIXe siècle, à une époque où la liberté de la presse était très aléatoire, et qui avait adopté un titre assez neutre. Mais, d’après moi, il s’agissait surtout d’une reprise du titre utilisé par La Revue blanche, éditée à Paris. [...]

Tierra y Libertad était, au contraire, une publication à caractère politique et idéologique ?

C’était plutôt une revue d’agitation et de combat. J’y ai collaboré, mais ponctuellement. J’en suis aussi devenu, un temps, l’administrateur, mais pour une courte durée car le ton de la revue ne me plaisait pas beaucoup...

C’était à l’époque de Juanel ?

Oui. À cette époque, Juanel était directeur, et Lola , sa compagne, le secondait pour les tâches administratives. On m’a demandé, alors, de prendre en charge l’administration du journal. Quand j’ai arrêté, Juanel est devenu administrateur et Diego Abad de Santillán directeur [1].

Y avait-il des polémiques entres les divers journaux libertaires ?

Oui, des polémiques de toutes sortes... Certains militants reprochaient, par exemple, à La Revista Blanca d’être une publication ne relevant pas de l’organisation, ce qu’ils ne voyaient pas d’un bon œil. De son côté, La Revista Blanca voulait maintenir, à tout prix, son indépendance. Les polémiques tournaient parfois au vinaigre. Il y avait, alors, deux grandes tendances : l’une, que l’on pourrait qualifier de radicalisée, de révolutionnaire et d’agitatrice, que représentait Tierra y Libertad, et l’autre, qu’incarnait Solidaridad Obrera, qui se voulait un peu plus modérée, surtout à l’époque de Peiró, à partir de 1930 [2]. Solidaridad Obrera, qui existait depuis bien avant le coup d’État de Primo de Rivera, cessa de paraître pendant la dictature. Quand celle-ci s’effondra, il se produisit un phénomène très intéressant qu’il est, je crois, difficile de rencontrer ailleurs, où que ce soit dans le monde. La chute de la dictature eut lieu en février 1930, et, au mois d’août de la même année, Solidaridad Obrera sortait comme quotidien. On peut imaginer ce que cela représentait, du point de vue financier. Eh bien ! tout fut subventionné par les travailleurs eux-mêmes, au moyen de listes de souscription circulant dans les usines et les ateliers. L’accord de sortir un quotidien fut adopté en juin ou juillet 1930. Et, deux mois après, c’était fait. Solidaridad Obrera devint quotidien, et ce jusqu’à la fin de la guerre. C’est l’une des expériences que j’ai vécues dont je me souviens avec le plus d’émotion...

Vous avez vous-même travaillé, comme rédacteur, à Solidaridad Obrera ...

Oui, de 1934 au début de 1936...

Comment cela se passait-il ? Quelle était l’ambiance ?

C’était, à vrai dire, un travail d’amateurs. Nous n’étions pas journalistes. Certes, nous avions une certaine expérience dans la presse, mais il s’agissait d’une presse de lutte, de combat. [...] Pour ce qui me concerne, j’étais le plus jeune de la rédaction. Au journal, il régnait une bonne entente. Il y avait, naturellement, un directeur. Les rédacteurs étaient au nombre de quatre. Venait ensuite l’administration du journal, formée d’un responsable et de quatre, cinq ou six administratifs, puis l’imprimerie. Nous sommes parvenus à avoir notre propre imprimerie avec une rotative qui, bien qu’ancienne, tournait encore. Plus tard, nous en avons acheté une neuve. De fait, tout cela constituait une entreprise. À la composition, il y avait trois ou quatre ouvriers linotypistes et à peu près autant d’ouvriers typographes et imprimeurs. Il y avait aussi une équipe pour la stéréotypie, puis ceux qui s’occupaient du départ (empaquetage et expédition). Cet ensemble formait donc plusieurs groupes : rédaction, administration, linotypie, typographie, stéréotypie, machine, empaquetage et envoi. Il y avait aussi deux correcteurs.

Les ventes couvraient-elles les dépenses ou bien fallait-il recourir au financement syndical ?

Nous connaissions, de temps à autre, quelques difficultés de trésorerie, que nous résolvions en faisant appel aux lecteurs du journal. Dans les moments critiques, les militants se portaient immédiatement à notre secours. Si les ventes baissaient et ne couvraient plus nos frais, on touchait la corde sensible. Ça fonctionnait. Les militants étaient très sollicités, par ailleurs. Par exemple, pour soutenir nos compagnons emprisonnés – nous en avons eu jusqu’à 9 000 pendant la République... –, mais aussi les grèves et les conflits sociaux qu’appuyait la Soli. Quand il y avait une grève importante, dans le bâtiment, par exemple, le journal virait au rouge vif. Comme souvent il y avait plus d’une grève en même temps, parfois dix ou douze, le journal faisait son possible pour les couvrir toutes et maintenir le lien avec l’énorme machine syndicale. La Soli insérait régulièrement dans ses colonnes les convocations aux réunions. [...] Les informations et commentaires sur les luttes occupaient, avec les éditoriaux, la « une » et la « der » – notre pagination était de huit pages, en général. En page deux, on trouvait les informations du jour ; une page était réservée à l’information nationale, une autre aux informations internationales et une autre aux informations locales et régionales. [...]

S’agissait-il d’informations générales ou bien étaient-elles spécifiquement consacrées à la question sociale ?

Nous privilégions les informations qui avaient un contenu social, ce qui ne nous empêchait pas, bien sûr, de traiter également des événement politiques en général. S’il y avait, par exemple, des débats parlementaires, le rédacteur du soir jugeait de ce qu’il devait passer, ou pas. Les pages d’infos télégraphiées, câblées, etc., se faisaient le soir. J’ai été responsable de ces pages pendant un an. Ma fonction consistait à consulter les dépêches des agences – nationales et internationales –, à en opérer une première sélection et à donner à composer ce qui était retenu. Comme la place était limitée, c’est au moment de boucler le journal que la décision de passer telle ou telle dépêche était prise. Si, au dernier moment, arrivait une nouvelle de grande importance, le rédacteur prenait sur lui de décider des priorités.

À propos des dépêches d’agence, étaient-elles reproduites telles quelles ou retravaillées ?

On en faisait un résumé. Les dépêches provenaient essentiellement de l’agence Cosmos. Quand l’une d’elles nous semblait par trop tendancieuse, nous donnions l’information brute, allégée de ses commentaires venimeux, et nous la dations, mais sans citer la source. On savait ainsi qu’il ne s’agissait pas du texte original de l’agence. [...]

Que pouvez-vous nous dire des conditions de diffusion de la presse ouvrière ?

La diffusion était très aléatoire ; cela dépendait des époques et des événements. S’il y avait, par exemple, un grand conflit, comme la grève du bâtiment, en 1930, le tirage de la Soli augmentait considérablement. En revanche, quand la CNT affrontait des vagues de répression et que ses syndicats étaient mis hors la loi sur simple demande du Gouvernement civil – ce qui arrivait souvent –, la presse en subissait, évidemment, le contrecoup. Les colonnes de la Soli étaient alors vides de communiqués syndicaux, son contenu devenait moins riche et le tirage diminuait. De fait, son existence était réglée sur les événements.

Pouvez-vous nous donner des chiffres de diffusion ?

À mon époque, je pense qu’on tirait à 25 000 exemplaires, et ce n’était pas l’époque la plus effervescente.

La diffusion se faisait surtout à Barcelone et à Madrid ?

Non, pas du tout. Le journal était distribué dans toutes les provinces d’Espagne, et même à l’étranger.

Par diffusion militante uniquement ?

D’une certaine façon, oui. En tout cas, nous n’utilisions pas les réseaux de distribution officiels, qui, soit dit en passant, existaient à peine, à cette époque, en Espagne. La diffusion du journal se faisait à partir des syndicats, qui souscrivaient une certaine quantité d’exemplaires directement au journal : le syndicat de Baza ou de Séville recevait, par exemple, 100, 200 ou 300 exemplaires par jour. Il y avait également des groupes culturels qui souscrivaient pour telle ou telle quantité et, bien sûr, les souscripteurs individuels, les abonnés... En réalité, nous n’avions aucun besoin de passer par des agences spécialisées, chose inimaginable aujourd’hui, j’en conviens, tant elles monopolisent la distribution de la presse.

On trouvait le journal en kiosque ?

Bien sûr. Pour cela, nous passions par une agence de distribution, qui fournissait certains kiosques, toujours les mêmes, où les gens avaient l’habitude d’aller chercher la Soli. À Barcelone, on s’abonnait peu au journal, on allait l’acheter directement au kiosque. En ce qui concerne la province, c’était différent. Là, la diffusion reposait essentiellement sur des correspondants locaux – des « paqueteurs » –, qui traitaient directement avec l’administration du journal et passaient commande en fonction de la demande.

La Soli coûtait le même prix qu’un journal bourgeois ?

Exactement le même, 15 centimes, je crois...

Pour nous faire une idée, quelle diffusion atteignait un journal bourgeois à l’époque ?

Cela dépendait du journal... À Barcelone, l’organe le plus représentatif de ce genre de presse était La Vanguardia. Je crois même qu’il s’agissait du journal le plus diffusé dans toute l’Espagne...

À combien ? 500 000 exemplaires ?

Peut-être d’avantage...

Y avait-il, dans la presse bourgeoise, des journalistes de tendance libertaire ?

Quelques-uns. José García Pradas, Ezequiel Endériz et Eduardo Guzmán, par exemple, trois célèbres journalistes libertaires, qui ont travaillé à La Tierra, un journal de Madrid qui a cessé sa parution peu avant la guerre civile. Par la suite, Guzmán a intégré l’équipe du journal La Libertad et, pendant la guerre, a dirigé, jusqu’à la chute de Madrid, le journal confédéral de la région Centre, Castilla Libre. Endériz, lui, a été rédacteur à la Soli à Barcelone.

Que pourrions-nous ajouter pour avoir un panorama à peu près complet de la presse libertaire d’avant guerre ?

Nous pourrions citer d’autres titres, comme, par exemple, la revue Iniciales, de tendance plus individualiste ; Ética, une autre revue à laquelle j’ai aussi participé ; Tiempos Nuevos, revue de qualité éditée en supplément de Tierra y Libertad et dirigée par Abad de Santillán. Il y avait aussi – et c’était peut-être encore plus important – l’édition de livres, ceux que publiaient Tierra y Libertad, mais aussi d’autres éditeurs. [...] La Revista Blanca avait, elle aussi, sa maison d’édition, mais je crois que Tierra y Libertad battit tous les records en la matière. Elle éditait des livres, des brochures, des affiches allégoriques. Elle a vraiment joué un rôle de divulgation fondamental...

C’était donc une affaire qui marchait bien...

Très bien... Au point que l’hebdomadaire aurait pu devenir quotidien, avec le temps. Plus tard, fin 1932 ou en 1933, un autre quotidien paraissait à Madrid : CNT. C’était, disons, l’organe national de la CNT, alors que Solidaridad Obrera était celui de l’organisation catalane. [...]

Quelles formes prenait la répression contre la presse ouvrière ?

La répression était systématique. Il y avait, d’abord, la censure. Je ne me souviens pas avoir exercé ma fonction sans devoir me plier à la censure. Les « placards » étaient soumis au cabinet de censure du gouverneur civil. Les censeurs les lisaient et, selon leur bon vouloir, biffaient au crayon rouge. Le rédacteur du soir avait alors la lourde tâche de régler le problème. Quelquefois, il « cassait » la page entière et recommençait. À une époque, nous avons même décidé de publier le journal tel que nous le rendaient les services de censure, avec des blancs, des biffures ou des taches. Par ailleurs, l’interdiction des journaux était quasi permanente. Très fréquemment, j’ai abandonné mes activités de journaliste pour reprendre celles de briquetier. [...] Au bout d’un ou deux mois, parfois plus, la parution du journal était de nouveau autorisée. Alors, je posais mes briques et je retournais au journal. [...] L’existence de ces procédures nous poussa à inventer des stratagèmes pour les contourner. Lorsque j’étais administrateur à Tierra y Libertad, par exemple, le journal sortait, officiellement, le samedi. Pour éviter le risque de ramassage, nous le mettions sous pli, le lundi, dans la nuit, dans un garage où travaillaient plusieurs compagnons. [...] Une fois mis sous pli, nous mettions le tout dans des grands sacs à charbon. [...] À l’aube, nous emportions les sacs en camion jusqu’à la Poste. Là, nous ne passions pas par la porte principale, mais par l’entrée de service, celle de derrière, où d’autres compagnons, qui avaient préalablement vérifié qu’aucun policier ne se trouvait dans les parages, nous ouvraient. Nous déchargions le camion, et le journal parvenait dans toutes les provinces d’Espagne le jeudi. Le samedi, date officielle de la parution, quand venait l’ordre de saisie du journal, la police faisait chou blanc. Soli a beaucoup souffert de cette répression. Vu qu’il s’agissait d’un quotidien, il était beaucoup plus difficile de trouver des trucs pour éviter les risques d’interdiction. Dès parution, et malgré son passage par les services de la censure, le procureur prenait connaissance de la Soli et, fréquemment, il ordonnait la saisie de l’édition. Les policiers allaient alors dans les kiosques pour ramasser les exemplaires qui s’y trouvaient, mais les kiosquiers, qui étaient proches de nos idées, ne leur en donnaient qu’une poignée, le reste ayant été caché. Ensuite, la police faisait une descente à la rédaction. [...]

Avec le Front populaire, ces persécutions n’ont donc pas cessé ?

Non, je vous parle précisément de cette période-là. Nous étions alors au lendemain de la victoire du Front populaire...

Rien d’essentiel n’avait donc changé de votre point de vue ?

Non, rien. De la même façon, rien n’avait changé, précédemment, avec l’instauration de la République. À ce moment-là, c’était le Parti socialiste qui dirigeait, et la répression contre notre presse a été terrible. Sous le Bienio Negro [3], cependant, la Soli s’est trouvé confrontée à un grave dilemme. Il se trouve qu’en 1934, tous les journaux de Barcelone ont été suspendus, sauf le nôtre, pour la simple raison que nous n’avions pas secondé le mouvement catalaniste d’octobre, conduit par les gauches. Cette position était d’ailleurs frappée du sceau de la logique quand on sait que la première initiative que prirent les conspirateurs fut de jeter les nôtres en prison. Le mouvement débuta, en effet, le 6 octobre et, le 5, Durruti était déjà sous les verrous, et l’on recherchait activement Francisco Ascaso... Nous n’avons donc pas participé à ce mouvement, ou bien on nous en a empêchés, comme l’on voudra... Le fait est que, comme conséquence du mouvement d’octobre 1934, tous les journaux furent suspendus, sauf le nôtre, ce qui ne manqua pas de nous créer un cas de conscience. Il fallait nous sortir de ce guêpier. J’ai alors proposé de résoudre le problème sur-le-champ. Et, en effet, le lendemain, j’ai écrit un éditorial au vitriol, en m’attaquant aux forces de répression, aux militaires, que je traitais de « barbares », et autres amabilités du même style. J’ai eu la chance de ne pas être poursuivi, mais le journal fut immédiatement interdit. C’est ainsi que je l’ai achevé, pour qu’il soit suspendu au même titre que les autres. [...]

Quand éclata la guerre civile, en juillet 1936, vous étiez encore à la Soli ?

Non. Les événements m’ont surpris en plein exercice de mon métier de briquetier. Mais avant, il y avait eu le congrès de Saragosse, à propos duquel il faudrait dire quelques mots...

Avez-vous participé au congrès ?

Oui. J’y avais été délégué par le syndicat d’Hospitalet, une municipalité proche de Barcelone, avec un mandat en bonne et due forme. Commencé le Premier Mai, le congrès dura une huitaine de jours. Il occasionna de nombreuses et importantes discussions. Il fallut, d’abord, résoudre la question de la scission interne, qui s’était produite en 1932 [4], mais ce fut aussi l’occasion d’aborder la question de la réforme agraire en lui donnant une alternative confédérale et de proposer une ouverture aux syndicats de l’UGT [Union générale des travailleurs, socialiste] sur la base d’un projet révolutionnaire. L’aspect le plus important de ce congrès, cependant, ce fut de définir les objectifs finaux de la CNT, c’est-à-dire l’élaboration d’un programme communiste libertaire. Tout cela fut le travail que le congrès de Saragosse accomplit.

On a dit que le congrès de Saragosse avait, certes, abordé des problèmes de grande importance, mais de manière un peu décalée par rapport à la situation du moment et en proposant des solutions un peu courtes sur le plan économique. Avez-vous eu la même impression ?

L’impression que j’en ai retirée, c’est que, certes, les solutions que nous proposions étaient un peu naïves, mais elles avaient le mérite d’exister. En ce qui concerne la question agraire, par exemple, une équipe de paysans andalous établit un rapport très habilement dressé et parfaitement acceptable. Par ailleurs, le congrès procéda à une analyse autocritique des mouvements insurrectionnels entrepris pendant l’année 1933. Les discussions furent importantes et saines. Un débat opposa les délégations asturienne et catalane sur les événements d’octobre 1934. Les Asturiens reprochaient aux Catalans de ne pas s’être ralliés au mouvement. Nous, les Catalans, argumentions que nous ne pouvions pas seconder un mouvement qui nous désignait, par avance, comme ennemi. En réalité, nous aurions pu le seconder, mais la coalition catalaniste s’y opposa par tous les moyens – y compris en procédant à des arrestations préalables, comme je l’ai dit – par peur que notre participation au mouvement ne le radicalise. Le débat fut d’autant plus intense que les compagnons des Asturies avaient payé le prix fort pour leur participation à l’insurrection. Indiquons, au passage, qu’ils s’étaient lancés seuls dans l’action, en faisant fi de ce que pensaient les autres confédérations régionales. Ils avaient passé un pacte local avec les socialistes pour déclencher le mouvement, mais il n’existait aucun pacte national. Cela dit, une fois entrés dans l’action, il n’était pas question de nous désolidariser d’eux. Si, à Barcelone, nous avons réagi autrement, les socialistes, de leur côté, n’ont secondé leurs camarades asturiens ni à Madrid, ni en Andalousie, ni en Aragon, nulle part. Le mouvement révolutionnaire du 6 octobre 1934 fut essentiellement l’œuvre de la CNT et de l’UGT asturiennes.

Est-ce qu’au congrès de Saragosse on sentait pointer le danger d’un coup d’État militaire ?

Il existe un manifeste très important antérieur aux faits de juillet, que j’ai publié dans mon livre [5]. C’est un document émanant du comité national de la CNT dans lequel tout est prévu de ce qui va arriver... Ce texte est incroyable... Tout y est, même la participation au conflit des mercenaires marocains... Ces signaux d’alarme furent systématiquement taxés de « fantaisistes » par le gouvernement républicain. [...]

Au moment du soulèvement, vous vous trouviez à Barcelone ?

Oui, mais je n’ai pas participé aux événements du centre ville de Barcelone, car je résidais à l’opposé, à Hospitalet, une agglomération qui, bien que rattachée, ne faisait pas partie de la ville. Par ailleurs, notre quartier était attentif à ce qui se passait dans l’agglomération voisine et historique de Sans. Nous étions près d’une caserne très importante – l’Infanterie de Bruch – et nous pensions que les troupes attaqueraient Barcelone par le secteur Ouest, c’est-à-dire celui où nous nous trouvions. Nous avions peu d’armement. Dans mon groupe, nous étions cinq et nous disposions seulement d’un pauvre pistolet. Heureusement que les militaires ne sont pas entrés de ce côté-ci, car, à vrai dire, nous n’aurions pas pu faire grand-chose. Ils ont attaqué par l’avenue centrale, la Diagonale, pénétré par le centre ville et prit tout Barcelone sauf le siège du , c’est-à-dire le Gouvernement civil. Surgirent alors des confédéraux, cachés derrière les ballots de marchandises, dans le port, qui s’affrontèrent avec les militaires et enfoncèrent un coin dans leur dispositif, ce qui eut pour conséquence de démoraliser l’adversaire, qui perdit deux canons dans l’affaire. Alors, la discipline se relâcha complètement et nous avons pu gagner la bataille. Avec ces canons, nous nous sommes approchés du Commandement militaire, c’est-à-dire du siège du général en chef de la division militaire de Catalogne. [...] Sauf à vouloir se suicider, il est très difficile pour un soldat de ne pas respecter les ordres. Il y a, certes, eu dans le passé des cas d’insubordination, comme celui de la caserne Carmen à Saragosse, en 1921 ou 1922, où un anarchiste du nom d’Ángel Chueca tenta, avec quelques autres, de s’emparer de la caserne grâce à ses accointances avec des soldats et quelques lieutenants [6]. Mais ils échouèrent et furent tous exterminés dans cette entreprise. Il y eut aussi le cas du sergent Sopena, à Cordoue, je crois, lors du mouvement de 1933 [7]. Mais ces cas sont rarissimes. [...]

Au lendemain de la victoire à Barcelone, avez-vous continué d’exercer à la Soli ?

Non, je me suis impliqué tout de suite dans le processus de socialisation en cours. Mon groupe, celui qui avait occupé la caserne, a immédiatement créé un dépôt de denrées alimentaires, ouvert à tous, dans le quartier où j’habitais. De fait, nous avons déterminé les besoins en consommation et, par la suite, nous sommes intervenus auprès de certains ateliers pour en intensifier la production. Par exemple, moi qui savais faire du pain, je me souviens être allé, en pleine fusillade, donner des coups de main à la boulangerie du quartier. Nous étions très imprégnés de l’idée kropotkinienne – développée dans La Conquête du pain – selon laquelle toute révolution qui se révèle incapable de nourrir le peuple est perdue d’avance. Partant de là, nous avons mis la main sur toutes les épiceries et les entrepôts du quartier et nous allions dans les villages environnants échanger des produits industriels contre des denrées alimentaires. Il ne s’agissait pas de dépouiller les paysans, mais de leur faire comprendre que nous avions besoin d’œufs et de lait pour les blessés qui se trouvaient dans les hôpitaux. Sachant que le paysan catalan est un peu égoïste, et forts de nos armes, nous aurions pu procéder autoritairement, mais nous n’aurions gagné que son antipathie. Nous amenions donc des tissus, des conserves et tout ce qui lui faisait défaut et l’échangions contre des poules, des pommes de terre et des haricots, dont nous chargions nos camions. Dans le quartier, les produits des épiceries, dont les patrons avaient été chassés, furent centralisés en un seul endroit, où le peuple était invité à se servir, librement.

Et comment cela fonctionnait-il ?

L’argent ayant été aboli, la distribution de comestibles était organisée, dans le quartier, sur la base de tickets, mais on ne les utilisait que pour des articles bien déterminés. Pour les denrées alimentaires de première nécessité, il suffisait de se rendre à l’épicerie centrale et de se servir. Nous avions, bien sûr, un service de surveillance chargé de repérer les accapareurs et d’enquêter. Il m’est arrivé d’aller, un jour, moi-même, chez une dame dont on nous avait dit qu’elle détenait du pain et des sacs de pommes de terre en quantité, ce qui était exact. Il y avait des contrôles. Le marché était libre, ouvert, mais on ne tolérait aucun abus. [...] Une semaine après que ce système ait été mis en place, un responsable du comité régional de Catalogne nous a rendu visite et, comme il me connaissait, il a commencé à m’expliquer comment nous devions nous organiser. « Il est indispensable, me déclara-t-il, de créer des commissions d’approvisionnement pour organiser le ravitaillement... » Je me suis mis à rire, et je l’ai fait entrer dans le magasin collectif : « Regarde, c’est exactement ce que nous avons fait, sans t’attendre... » De fait, l’initiative est revenue au peuple, sans mots d’ordre. Il a pris les devants, sans même que n’interviennent les instances de la CNT. Les travailleurs ont collectivisé spontanément, occupant de leur propre fait les ateliers et les remettant en marche. La CNT n’a rien fait d’autre que de couvrir ce qui s’était passé et qui, pour beaucoup, avait été l’œuvre de militants confédéraux. Les comités, également, étaient débordés, dans l’expectative. Voilà quelle fut, à ma petite échelle, mon expérience dans le domaine des collectivisations. Par la suite, j’ai fait partie du comité révolutionnaire d’Hospitalet, où je m’ennuyais pas mal. La collaboration avait créé, à vrai dire, une ambiance un peu lourde. Tant que la CNT agissait en tant que CNT, tout allait bien, mais à partir du moment où elle a décidé de collaborer avec les autres secteurs, nous nous sommes retrouvés confrontés à des luttes internes incessantes. La manière dont les instances de la CNT m’ont proposé de faire partie du comité révolutionnaire est d’ailleurs curieuse. Quand j’ai demandé à leur délégué [8] qui j’y étais censé représenter, il m’a répondu :
« –Tu représentes la FAI.
– La FAI ? Mais je n’en suis pas membre !
– Eh bien ! désormais tu en es membre. »
Je me suis incliné. Je suis resté une semaine, je crois, au comité. Puis j’en suis parti, par ennui. Y siégeaient le Parti communiste catalan, qui ne représentait rien, le Parti socialiste, pas davantage, et l’Esquerra de Catalogne, qui, elle, comptait quelques forces. Les débats s’éternisaient. Des heures et des heures de discussion, des nuits entières parfois, cela m’assommait. C’est alors que j’ai décidé de m’adonner à une autre activité, plus en rapport avec mes aptitudes, et que l’occasion s’est présentée de diriger le journal Acracia, à Lérida.

Comment s’est présentée cette opportunité ?

J’ai été sollicité par des compagnons de Lérida, parmi lesquels le propre directeur d’Acracia, qui venait d’être nommé maire de Lérida [9]. Comme j’avais collaboré, et que je continuais d’écrire dans le journal – qui était hebdomadaire avant la guerre et devint quotidien pendant –, il me demanda de le remplacer, ce que j’ai accepté sur-le-champ. C’était une façon comme une autre de quitter ce comité révolutionnaire d’Hospitalet, dont l’atmosphère me pesait. Au journal, en revanche, je me sentais bien, et je suis resté à Lérida, tout occupé à ma tâche jusqu’au lendemain des événements de mai 1937.

En quoi consistaient vos activités ?

J’avais un rôle de rédacteur en chef. Le directeur écrivait très peu, mais il avait la responsabilité du journal. Il s’agissait, en fait, d’un modeste journal de province et, naturellement, la rédaction n’était pas très étoffée. Nous étions quatre rédacteurs, en tout, et nous faisions ce que nous pouvions. On peut dire que le groupe éditeur comportait deux amateurs et deux techniciens plus au fait du travail, parmi lesquels Felipe Alaiz, l’un des meilleurs journalistes sans doute dont disposait le mouvement [10].

À cette époque, la collaboration et la façon de mener la guerre faisaient-elles débat dans la presse libertaire ?

Oui, et l’on pouvait encore exprimer des divergences.

Sans qu’il y ait censure ?

Sans censure. Avant les événements de mai 1937, on pouvait s’exprimer librement. Chacun écrivait encore ce qu’il avait envie d’écrire. C’est à partir de mai 1937 que la censure a commencé à s’exercer, et ce jusqu’à la fin de la guerre.

La ligne défendue par Acracia était donc en opposition avec celle qu’avait adoptée la CNT-FAI ?

Clairement... Nous étions ouvertement opposés à la participation de la CNT au gouvernement parce que nous étions convaincus qu’aussitôt intégrée à l’appareil d’État, notre propre organisation deviendrait notre pire ennemi. C’est ce qui est arrivé. Nos ministres furent les premiers, dans leurs déclarations publiques, à attaquer les collectivités et à vouloir bâillonner la presse. Ce fut une des raisons qui m’incitèrent à quitter Acracia. En réalité, il serait plus correct de dire que nous en avons été quasiment expulsés pour non-conformisme, parce que nous attaquions le gouvernement sans opérer de distinction entre Largo Caballero, Federica Montseny et Juan Peiró. Les « comités supérieurs » de la CNT, disons « officielle », tendaient, alors, à être une direction monolithique et ils étaient très gênés par le fait que des groupes ou des secteurs de l’organisation émettent des désaccords avec la ligne imposée. Nous, nous contestions cette ligne pour la simple raison que personne ne l’avait fixée... Aucun congrès n’avait décidé de collaborer avec l’appareil d’État, pas plus aux mairies qu’au gouvernement, ni a fortiori n’avait désigné de ministres dans ses rangs. Autrement dit, nous nous en tenions à la ligne classique de l’anarcho-syndicalisme. Par ailleurs, notre expérience nous incitait à penser que la CNT commettait une lourde erreur en se liant à la politique institutionnelle, car elle était, par avance, perdante. En les affrontant sur leur propre terrain, la CNT n’avait pas les moyens de contrecarrer les plans des politiques qui, eux, étaient parfaitement habitués à se mouvoir dans les hautes sphères de l’appareil d’État. C’est ce qui s’est passé : les politiques firent de la CNT ce que bon leur a semblé. Quant à la CNT, elle s’est appliquée à comprendre les arcanes du pouvoir, mais sans y parvenir, car elle en était incapable... Sa matière première, le militant, était, il est vrai, impossible à transformer en vingt-quatre heures, ni même en deux mois ou en trois ans. La CNT ne pouvait pas prétendre, sur simple décret, faire que le militant de base devienne un politique. Pour y parvenir, et elle y serait sans doute malheureusement parvenue, il lui aurait fallu beaucoup plus de temps. C’était là un de nos arguments majeurs, d’ailleurs : en admettant qu’il fût nécessaire de faire de la politique institutionnelle, nous n’étions pas en condition de franchir ce pas, et ce parce que tout en nous s’y opposait. Depuis soixante-dix ans, notre histoire était fondée sur une tactique et une idéologie déterminées. Si, du jour au lendemain, nous en changions, nous nous retrouverions, d’abord, en terrain inconnu et défavorable, et ce faisant, nous contribuerions, en outre, à freiner le processus révolutionnaire et à appuyer la contre-révolution. Telle était la thèse que nous défendions. Bien sûr, elle était inacceptable pour les comités, qui nous condamnèrent. À partir des événements de mai 1937, il nous fut impossible de nous maintenir à la direction d’Acracia. Nous avons dû démissionner. Ceux qui nous remplacèrent étaient des gens obéissant aux consignes du comité national de la CNT et du comité péninsulaire de la FAI, qui avaient d’ailleurs la même optique. Voilà. Nous pensions, quant à nous, que nous aurions été dans notre rôle d’opposant en nous maintenant en dehors du gouvernement, et ce d’autant que nous avions un très gros atout entre les mains – la production, l’économie – et que nous aurions pu agir comme force de pression. En nous plaçant sur le terrain de l’adversaire, nous nous coupions de nos racines et nous nous transformions en marionnettes de l’État. C’est pourtant cette position que la CNT a adoptée pendant toute la durée de la guerre. [...]

Quand vous avez été poussés à démissionner de la direction, avez-vous reçu des soutiens localement ?

Non, non. On nous avait accueillis avec sympathie, mais on nous a laissés partir sans soutien, peut-être à regret, mais avec froideur. À l’heure de vérité, il n’y eut pas débat, personne ne prit notre défense. Les seuls qui parlaient, c’était ceux qui avaient accepté de se compromettre dans la politique. À Lérida, en plus de la mairie et de la direction de la police, certains cénétistes qui exerçaient des fonctions d’importance pesaient sur les assemblées. La plupart des militants se sont donc tus. Au nom des circonstances et de la guerre. Cette idée selon laquelle il fallait tout sacrifier à la guerre, largement colportée par les comités et leurs représentants, supposait que le débat d’idées soit réduit à néant. Je me rappelle, par exemple, que nous avons été convoqués, une fois, à une réunion, sous prétexte d’échanger des impressions entre militants de Catalogne, au siège de la CNT-FAI de Barcelone. La rédaction d’Acracia avait fait le déplacement quasiment au complet, accompagnée du maire de Lérida, qui, par la suite, deviendrait, politiquement, mon adversaire. La réunion rassemblait au bas mot 500 militants parmi les plus connus de Catalogne. Au moment où nous attendions que le président de séance ouvre les débats, Federica Montseny prit la parole, prononça un discours et, dès qu’elle eut terminé, le président leva la séance... Il y avait pourtant un ordre du jour conséquent et le débat s’annonçait important, pouvant même déboucher sur une autocritique des choix adoptés par la CNT...

À quelle époque cela s’est-il passé ?

Ce devait être en novembre ou décembre 36, plutôt en décembre car Durruti était déjà mort... Bon, quand Montseny a terminé, je me suis levé et j’ai pris la parole : « Nous avons été convoqués ici pour débattre, par pour écouter un discours de Madame le ministre. Par ailleurs, Madame le ministre devrait avoir honte d’être ministre. » L’accrochage était inévitable, mais Federica se contenta de me répliquer : « J’apprécie beaucoup le camarade Peirats, c’est un excellent compagnon, mais il est encore très jeune pour comprendre certaines réalités. » [11] [...] Autre problème. Contrariées par l’existence de divers journaux oppositionnels –Acracia de Lérida, Ideas de Hospitalet, Ciudad y Campo de Tortosa, Nosotros de Valence –, les instances de la CNT prétendirent unifier la presse confédérale. Pour ce faire, le comité national convoqua, en janvier 1937 ou à peu près, une conférence nationale de la presse confédérale et anarchiste dans le but d’établir une ligne éditoriale unique pour tous les titres, position acceptée par les représentants de CNT et de Castilla Libre de Madrid, de Solidaridad Obrera de Barcelone, de Fragua Social de Valence et de Confederación de Murcie. En fin de réunion, les jeux étaient faits : la presse confédérale et anarchiste devait adopter une ligne éditoriale unique, qui impliquait le soutien au comité national dans sa politique de collaboration avec les partis et les organisations républicaines. J’ai protesté : « Vous avez gagné, mais il vous faudra nous expulser de Lérida, car nous continuerons à défendre notre position. » Effectivement, on nous expulsa. C’est ainsi que les choses se sont passées. Pour résumer, nous pourrions dire que les militants étaient profondément opposés à la ligne collaborationniste, mais ceux qui comptaient le plus, parmi eux, les plus convaincus, les plus conscients, les plus éduqués, avaient été les premiers à partir au front pour combattre les fascistes. À l’arrière, l’organisation s’était artificiellement gonflée avec l’arrivée d’affiliés de fraîche date, peu formés idéologiquement, dont le nombre pesait dans les assemblées. En quelque sorte, la force vive de l’organisation avait été supplantée par cette majorité silencieuse sur laquelle s’appuyaient les instances de la CNT pour imposer sa ligne. Pour le reste, il suffisait aux comités de localiser, ici et là, les oppositionnels de diverses nuances et de les empêcher d’agir.

En tant qu’oppositionnel, aviez-vous des relations avec le groupe « Les Amis de Durruti » ? Que pensiez-vous des objectifs qu’ils s’étaient fixé ?

Ce groupe est apparu lors des événements de Mai 37, mais il faut remonter à l’automne 1936 pour en trouver l’origine. C’était pendant la campagne menée en faveur de la militarisation des milices. De nombreux compagnons refusèrent alors d’être militarisés et abandonnèrent les fronts.

Avant la mort de Durruti ?

Oui, déjà avant la mort de Durruti, mais surtout après, beaucoup de miliciens refusèrent la militarisation. La colonne Durruti était encore une unité de milices, pas la 26e Division. Beaucoup de ceux qui furent hostiles à la militarisation rejoignirent l’arrière et se regroupèrent. Ils furent de ceux qui se trouvèrent au premier rang des événements de Barcelone, et s’il y eut bien d’autres combattants, ce sont sûrement eux qui en formèrent l’avant-garde. Quand les combats prirent fin, se soldant par un compromis honteux, quelques-uns d’entre eux levèrent le drapeau de la rébellion, formèrent le groupe « Les Amis de Durruti » et éditèrent le journal El Amigo del Pueblo. Il s’agissait d’un groupe à caractère révolutionnaire, mais pas authentiquement anarchiste, ce qui en limita l’impact auprès de ceux qui avaient une relation, disons turbulente, avec la CNT, mais qui s’identifiaient clairement comme libertaires. « Les Amis de Durruti » n’obtinrent jamais leur approbation. Je ne fais là que traduire, bien sûr, mon sentiment personnel. Je connaissais certains « amis de Durruti », mais j’étais bien en mal de les suivre ou même d’éprouver une réelle sympathie pour leur groupe, dont les penchants très autoritaires et les déclarations par trop bolchevisantes créaient un certain malaise. J’ai assisté à quelques-unes de leurs réunions, mais toujours pour manifester des désaccords. De fait, les inclinaisons qu’ils manifestaient les ont conduits à s’isoler, beaucoup d’entre nous s’étant abstenus de les aider. Par ailleurs, non seulement ils n’ont rien réalisé, mais ils ont eux-mêmes largement contribué à dévaloriser leur œuvre. Le véritable travail d’opposition se faisait en marge des « Amis de Durruti », et ce sont principalement les Jeunesses libertaires qui l’ont réalisé, surtout celles de Catalogne. J’y ai contribué, à ma place. Après l’expérience léridane d’Acracia, j’ai pris la direction de Ruta, le journal des Jeunesses. J’ai changé de tranchée, en somme. Finalement, vers octobre 37, épuisé et démoralisé par l’avancée de la contre-révolution, j’ai pris une décision que l’ont peut indifféremment qualifier d’héroïque ou de suicidaire : à mourir pour mourir, me suis-je dit, autant le faire au front, et j’ai rejoint la 26e Division, comme volontaire et avec la ferme volonté de ne plus m’occuper de l’arrière.

Il y avait donc coïncidence entre vos positions anti-collaborationnistes et celles des Jeunesses libertaires ?

Oui, tout à fait, une parfaite coïncidence. Il existait un climat de grande contestation au sein des Jeunesses libertaires, surtout en Catalogne, et j’en ai indiscutablement profité. On peut même dire que j’ai un peu abusé de mon influence sur la jeunesse et, tant que je suis resté à Ruta, j’ai rendu la vie dure à tous les comités existants, qui, de leur côté, faisaient de même à notre égard. Les Jeunesses libertaires de Madrid, elles, ont courbé l’échine. Elles étaient collaborationnistes et ministérialistes ; celles de Valence, également ; celles d’Aragon, idem. (...) Hors de Catalogne, nous n’avions aucun soutien, nous étions isolés.

Avez-vous connu Camillo Berneri ?

Personnellement, non. Il se trouvait sur le front de Huesca, et moi j’étais à Lérida. Camillo Berneri, qui était anti-collaborationniste, a abandonné le front d’Aragon quand les milices durent se militariser. Il est alors venu à Barcelone, où il éditait le journal italien Guerra di clase. Berneri a beaucoup collaboré à la presse libertaire espagnole et je connaissais ses écrits publiés dans La Revista Blanca, etc. Nous étions du même bord, lui et moi. Malheureusement, la rencontre n’a pas pu avoir lieu. Lors de mon retour à Barcelone, au lendemain des événements de mai 37, il avait déjà été assassiné.

Un des sujets qui revient souvent dans les discussions sur la révolution espagnole, c’est celui de l’argent. Pourquoi, d’après vous, la CNT n’a-t-elle pas procédé, du moins en Catalogne, à la confiscation de l’argent des banques ?

Nous partions de l’idée classiquement anarchiste qu’une révolution devait abolir l’argent. Aujourd’hui, je n’aurais probablement pas le même point de vue. Tout en sachant ce que représente l’argent, on ne peut nier son rôle du point de vue économique. À l’époque, nous attribuions les méfaits du capitalisme à l’existence même de l’argent et, de ce fait, quand, dans les premiers jours de la révolution, les militants en trouvaient ici ou là, s’ils ne le brûlaient pas, ils le remettaient aux capitalistes, à la Généralité de Catalogne, en disant : « Voilà votre argent, c’est pour vous ! » Bien sûr, cette attitude était très liée à la période, romantique, que nous vivions alors. Par la suite, quelques-uns d’entre nous l’ont regretté. Cela dit, il ne faut pas accorder trop d’importance à cette question. Il y eut, après tout, des problèmes bien plus importants que celui-là. Si nous avions eu plus de moyens financiers en Catalogne, nous aurions peut-être pu augmenter nos capacités en matière d’armement, mais je ne pense pas que cela aurait changé grand-chose. Et ce, pour la raison suivante : c’est la Banque d’Espagne, dont le siège était à Madrid, qui disposait des réserves d’argent, et il ne s’est trouvé personne pour l’attaquer. On a parlé ici et là de l’existence d’un plan de ce type ; cela a même été écrit – par Santillán, je crois [12]. D’après moi, la chose était impossible à réaliser. Je pense plutôt que ce plan relève de la légende ou du projet vague, celui qu’on lance sans conviction, comme ce fut le cas quand García Oliver et quelques autres avancèrent, aux premiers jours du mouvement, l’idée d’implanter le communisme libertaire en Catalogne. García Oliver savait parfaitement qu’il ne pouvait y avoir de communisme libertaire en Catalogne à partir du moment où nos forces n’arrivaient pas, loin s’en faut, au million d’adhérents sur une population de cinq millions d’habitants, où les paysans catalans étaient du genre passif et sous influence des partis politiques, où la CNT était minoritaire dans toutes les autres régions de l’Espagne libérée. Proposer, dans ces conditions, d’implanter le communisme libertaire en Catalogne revient à lancer un projet vague, reposant sur une idée sans conviction. Il y a aussi de la vantardise dans tout cela, comme dans le cas hypothétique d’un plan d’attaque de la Banque d’Espagne. Il était de notoriété publique qu’à Madrid, la CNT n’était pas majoritaire.

Vous pensez donc qu’il était impossible d’implanter le communisme libertaire en Catalogne  ?

On aurait pu tenter l’aventure, mais l’échec était assuré. Il n’y avait aucune perspective. La seule chose que la CNT pouvait faire, elle l’a faite : s’emparer des usines, organiser l’économie collectivisée et, dès le départ, faire prévaloir sa personnalité en tant que force de décision face au gouvernement. Cela, oui, la CNT a été capable de le faire, et jusqu’à un certain point elle l’a fait. Mais pas sur une grande échelle, pas au stade où elle aurait pu le faire. La CNT pouvait rester en marge des courants politiques, ne pas mettre le doigt dans l’engrenage de la politique, proclamer sa liberté et la maintenir. Dans l’opposition, la CNT aurait fait beaucoup plus de travail en faveur de la révolution qu’au sein de l’appareil d’État. À partir du moment où elle a opté pour cette démarche, elle s’est auto-neutralisée, elle a déserté le terrain de la lutte, retournant son appareil contre les militants révolutionnaires qui, de la base, voyaient les choses assez clairement et refusaient de lâcher prise.

Vous qui semblez partisan de la spontanéité, croyez-vous qu’il était possible de lutter contre l’armée franquiste sans constituer une autre armée, mais en adoptant des formes différentes de combat et d’organisation ?

En 1938, alors que la victoire semblait fort compromise, un courant est apparu dans nos milieux, représenté par Abad de Santillán, Toryho et quelques autres, qui se déclarait partisan d’une guerre de guérillas. Pour moi, cela relevait de l’anachronisme et constituait une proposition hors de propos, car on ne pouvait plus organiser, alors, de guérillas. C’est avant qu’il fallait y penser. Cela dit, la guerre de guérillas, c’est le contraire de l’improvisation et de la spontanéité, ça suppose une très forte discipline et une grande capacité stratégique. On a prétendu que le peuple espagnol était, par excellence, guérillero parce qu’il avait battu Napoléon, mais il n’y a rien de mécanique dans ce domaine. Pour battre les franquistes, il aurait sans doute fallu employer la guerre de guérillas, mais la condition nécessaire était de s’y être préparés. Attaquer l’ennemi par l’arrière et s’enfuir, cela suppose qu’on possède des refuges, des bases de ravitaillement, des agents de liaison, une forte organisation. Rien ne s’improvise en la matière. Après avoir beaucoup réfléchi à la question, je suis arrivé à la conclusion que la CNT s’était trompée de tactique révolutionnaire. Elle a accordé trop d’importance à la lutte urbaine et ne s’est pas suffisamment préoccupée de créer des maquis. Elle n’a pas su éduquer ses militants pour une lutte basée sur des guérillas. Quand nous organisions un mouvement de caractère insurrectionnel, c’était toujours dans les centres urbains. On s’emparait de la mairie, on hissait le drapeau rouge et noir, on brûlait les actes de propriété et les billets de banque, mais quand la force publique arrivait, plus forte que nous, la révolution était terminée. C’est pourtant à ce moment précis que la révolution commence. Au lieu de se mettre à l’abri et d’enterrer leurs armes, les révolutionnaires auraient dû, au contraire, organiser la contre-attaque, par l’arrière, pour battre l’ennemi. Nous n’avions pas cette culture de l’affrontement ; nous étions obsédés par les grandes villes, les villes moyennes, les villes de quelque importance et les villages, mais quand il n’y avait plus de maisons à l’horizon, nous nous considérions comme vaincus et nous grimpions dans les montagnes pour nous y cacher. La CNT, qui était une authentique force révolutionnaire, la seule d’Espagne au demeurant, n’était pas prête à se lancer dans une lutte de cette envergure. Si elle s’y était, au contraire, préparée et s’il avait existé, au préalable, une coalition des forces ouvrières – qui n’existait pas parce que tant la CNT que l’UGT agissaient isolément –, une action autrement efficace aurait pu se développer...

Vous pensez donc qu’il aurait fallu organiser la contre-offensive de manière plus efficace ?

Au vu de la situation, je crois qu’il aurait fallu jouer sur les deux tableaux : celui de la guerre classique et celui des infiltrations de combattants bien entraînés sur les lignes arrières de l’ennemi. Le principe était, d’ailleurs, retenu. Ainsi, étant au front, je me souviens qu’il existait un organisme – le Service d’information périphérique (SIEP) – chargé du renseignement en territoire ennemi. Quand les fronts sont stabilisés, chacun des camps en présence cherche toujours à savoir ce que va faire l’autre. Alors, ou bien on simule une attaque dans le but de faire quelques prisonniers pour les interroger, ou bien on infiltre des agents en territoire ennemi à des fins d’espionnage. C’est ce qui se passait, mais si cela constituait une aide pour la Seconde Section de l’état-major, c’est-à-dire les Renseignements, ce n’était pas dans le but de préparer une guérilla. À mon sens, on aurait pu entraîner des groupes de personnes capables d’intervenir en terrain connu – des Aragonais pour opérer en Aragon, des gens de tel village pour opérer dans tel village – et former des équipes aptes à se mouvoir sur les arrières de l’ennemi et d’y accomplir des actions de diversion. Pourvus du matériel nécessaire, ces groupes auraient constitué un complément indispensable à la guerre classique. Le problème, c’est qu’une fois les hostilités déclarées, la République s’est mise en tête de battre l’armée franquiste frontalement, en lui opposant un conglomérat de forces équivalant. C’était une idée prétentieuse et gratuite. Au début du conflit, les milices pratiquèrent ce genre d’infiltration en zone ennemie, mais cette période – où je n’étais pas au front – dura fort peu de temps. Quand je suis arrivé au front, c’était encore comme volontaire, mais, si les commandements émanaient encore des milices, l’encadre-ment était déjà militaire. Sous peine de risquer un conseil de guerre, il n’était plus question d’attaquer où et quand on voulait. Les ordres arrivaient par écrit. Sans consigne de ceux d’en haut, c’est-à-dire de ceux qui ne savaient rien de ce qui se passait en bas, on ne pouvait plus bouger le petit doigt. Le temps était bien fini où des miliciens, fins connaisseurs du terrain, passaient, de leur propre initiative, en territoire ennemi pour y récupérer des prisonniers ou des compagnons cachés et les ramener dans notre zone. Ces infiltrations étaient, alors, courantes, de même que l’organisation de sabotages ou de coups de main à l’arrière des troupes ennemies... C’était le travail de noyaux comme la « Banda Negra », le « Groupe de Batista » et tant d’autres, en Aragon... À partir de la militarisation, cette activité est allée en diminuant. Plus aucune spontanéité, intuition ou inspiration des combattants n’était, désormais, acceptée. Le résultat, on le connaît : le front d’Aragon a été complètement paralysé...

Parce que les armes n’arrivaient pas ?

Certes, mais pas seulement. Nous étions au centre d’un jeu d’intrigues politiques. Le gouvernement central, par exemple, placé sous influence des communistes et de leurs affidés, n’avait évidemment aucun intérêt à approvisionner un front contrôlé par les anarchistes et, ce faisant, à leur donner les moyens de s’imposer sur le théâtre des hostilités comme étant les meilleurs combattants. Le front d’Aragon devait être maintenu dans un état rachitique. Dans notre secteur, nous avions huit fusils-mitrailleurs et quatre ou cinq mortiers de 50 et 81 mm. C’est tout. Ni lance-flammes ni rien d’autre... Quant aux tanks et à l’aviation, n’en parlons pas ! Un tel front doit obligatoirement s’effondrer, et il s’effondra. Cet échec doit être mis à l’actif de la stratégie adoptée. Il existe trois causes principales à notre défaite : la première, c’est que nous n’avions pas les moyens de construire une armée à la hauteur de celle qui était en face de nous ; la deuxième, que les conditions internationales nous étaient défavorables : poussée des totalitarismes et lâcheté des démocraties ; la troisième, que le prolétariat international n’a pas joué son rôle. Les partisans de la militarisation ont fait prévaloir leurs thèses sur l’Armée populaire, mais ils étaient incapables d’en faire quoi que ce soit. Les fronts étaient totalement laissés à l’abandon et l’ennemi le savait, ce qui fait que, quand il le décidait, il les enfonçait, comme c’est arrivé en Estrémadure lors de l’offensive qui a mené les franquistes aux portes de l’Andalousie, ou, en mars 38, en Aragon, où ils nous ont imposé de battre en retraite jusqu’en Catalogne. Quand les opérations d’Aragon ont débuté, je me souviens que la 26e Division se trouvait à 9 km de Saragosse et, pourtant, nous avons reculé jusqu’à la ligne du Sègre, c’est-à-dire jusqu’à Lérida, sans tirer un seul coup de feu, l’ennemi toujours sur les talons. Toutes les lignes du front étaient coupées, il y avait des ornières partout, seule la fuite était possible. Au front, on a fusillé des soldats pour des peccadilles ; en revanche, on n’a passé par les armes aucune des têtes pensantes qui portaient la responsabilité de ce désastre. Pour la bataille de l’Èbre, ça s’est passé de la même façon. D’après moi, ce fut le pire des désastres, une catastrophe totale du point de vue de la stratégie militaire. De vouloir précipiter la chute de la Catalogne, les stratèges qui ont planifié cette attaque absurde ne s’y seraient pas pris autrement. Il n’est pas concevable, en effet, qu’une telle aventure militaire ait été entreprise au moment où l’ennemi avait concentré toutes ses forces aux portes de la Catalogne [...] et où nous manquions de forces et de matériel pour entreprendre une telle offensive. Nous y avons tout laissé, les forces de réserve qui nous restaient et le matériel. Et quand tout fut fini, l’ennemi s’est emparé de la Catalogne sans tirer un seul coup de feu. Sonna alors l’heure de la retraite définitive et, partant de la ligne du Sègre, nous avons atteint la frontière. Je le répète, d’un point de vue militaire, l’Èbre fut le plus grand désastre de la guerre. Qu’on ne dise pas, alors, que les milices, les anarchistes et le peuple espagnol étaient indisciplinés. Ce qui manquait le plus, c’était l’intelligence stratégique au niveau du commandement. Peut-être y en eût-il en certaines occasions, mais, en règle générale, elle manqua, comme le désir de vaincre, d’autant que, je me risque à le dire, certaines instances internationales souhaitaient, à l’évidence, que la guerre suive un cours descendant, jusqu’à la catastrophe finale. [...]

Propos recueillis à Montady, le 19 juin 1976, par Paolo GOBETTI
[Traduction de Monica Gruszka.]