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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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Parabole migratoire sur l’égalité entre les hommes
Article mis en ligne le 23 décembre 2015
dernière modification le 19 janvier 2017

par F.G.





■ Roman Rosdolsky naît, en 1898, à Lemberg, ville de Galicie orientale sous domination de l’empire austro-hongrois (actuellement Lviv, Ukraine). Élevé dans une famille qui cultive le sentiment national ukrainien – son père était un philologue et linguiste de renom –, il adhère aux idées socialistes internationalistes pendant la Première Guerre mondiale. Incorporé à l’armée impériale, il fonde, avec quelques proches, une organisation clandestine antiguerre. Partisan déclaré de la révolution russe, il participe avec enthousiasme à la création du Parti communiste d’Ukraine occidentale. Son destin se confond ensuite avec celui des purgés de la grande défaite du communisme d’État et l’histoire cannibale de son époque. Il est exclu du parti à la fin des années 1920 pour avoir refusé de voter, par manque de preuves, la condamnation de Trotski. Installé à Prague, puis à Vienne, où il devient correspondant de l’Institut Marx-Engels de Moscou, chargé de préparer une édition scientifique des Œuvres complètes de Marx et d’Engels, il rejoint l’Opposition de gauche et devient trotskiste au début des années 1930. En 1934, l’arrivée au pouvoir de Dollfuss et des austro-fascistes l’oblige à quitter Vienne pour retourner à Lemberg, entre-temps devenue polonaise, où il exerce à l’Institut d’histoire économique, dépendant de l’université. Au cours de ces années, il rédige une étude sur la communauté villageoise en Galicie et travaille sur l’histoire du servage dans la même province. Quand éclate la Seconde Guerre mondiale, il vit à Cracovie. Arrêté par la Gestapo en 1942, il est déporté à Auschwitz, Ravensbrück, puis Oranienburg. En 1947, il émigre aux États-Unis et débarque à New York où la vie n’est pas simple pour un érudit marxiste fiché comme trotskiste. Black-listé dans les universités du pays, il travaille comme publiciste, obtenant diverses bourses pour poursuivre ses recherches. C’est dans le cadre de celles-ci qu’il tombe par hasard, dans une bibliothèque, sur l’un des rares exemplaires des Manuscrits de 1857-1858 de Marx, connus sous le nom des Grundrisse. Dès lors, il va consacrer plusieurs années de sa vie à l’étude méticuleuse de cette « genèse » du Capital. Il en tirera un ouvrage majeur qui ne paraîtra qu’après sa mort : Zur Entstehungsgeschichte des Marxschen « Kapital », dont l’édition française (La Genèse du « Capital » chez Karl Marx, Maspero, 1976) est malheureusement incomplète. En plus de son grand œuvre, il est l’auteur de Friedrich Engels und das Problem der geschichtslosen Völker (Friedrich Engels et le problème des peuples sans histoire), ouvrage publié à Hanovre en 1964 avec une dédicace aux victimes de la terreur stalinienne en Ukraine. Sur le plan politique, des divergences et des désaccords de base – notamment sur l’appréciation de la guerre de Corée (1950-1953), sur la révolution hongroise de 1956 et sur la qualification du système de domination en URSS – le conduisent à s’éloigner progressivement des trotskistes. Roman Rosdolsky est mort à Detroit le 20 octobre 1967.
En publiant pour la première fois en français, dans une traduction de Gaël Cheptou, cette belle parabole de Rosdolsky – « A Revolutionary Parable on the Equality of Men », Archiv für Sozialgeschichte, vol. 3, 1963, pp. 291-293 –, notre volonté d’hommage est indéniable, mais il y a probablement davantage : un évident besoin de revisiter l’ancien projet émancipateur et un désir – assumé – d’en faire lever les ombres. Car ils manquent, convenons-en, ces foyers de pensée où se préparaient en paroles – mais quelles paroles ! – les futurs assauts contre le désordre du monde !

À contretemps.



Les biographes du grand poète ukrainien Taras Chevtchenko rapportent une histoire fort intéressante au sujet de la propagande révolutionnaire qu’il mena au sein de la paysannerie ukrainienne en 1845. Aux serfs rassemblés dans les auberges des villages, Chevtchenko entendait démontrer le pouvoir des gens ordinaires. Ayant posé un grain de blé sur la table, il demandait à ses auditeurs : « Qu’est-ce que cela représente ? » Devant l’absence de réponse de l’assistance, il expliquait que le grain de blé représentait le tsar. Il ajoutait alors d’autres grains, en disant qu’ils représentaient le gouverneur et les autres dignitaires, les officiers de l’armée, les boyards, et la noblesse. Puis il tirait de sa poche une grosse poignée de grains et la répandait sur ceux qui se trouvaient déjà sur la table, en prononçant ces mots : « Regardez, ceux-là c’est nous tous ! Pouvez-vous me dire maintenant qui était le tsar, le gouverneur ou les boyards ? » [1]

Selon une autre version, Chevtchenko utilisait des noisettes pour sa propagande. Il remplissait avec des grains de blé son bonnet de fourrure et posait dessus quelques noisettes, expliquant qu’elles étaient les boyards, les généraux, les ministres et le tsar. Puis il secouait énergiquement le bonnet et les noisettes tombaient dans le fond. « Tel sera, un jour, le sort des boyards et du tsar. »

L’authenticité de cette anecdote a été mise en doute par plusieurs auteurs ukrainiens. Pour eux, ce n’était rien d’autre qu’une légende diffusée par les grands propriétaires polonais d’Ukraine dans le but de discréditer Chevtchenko en le faisant passer pour un démagogue. L’érudit et poète ukrainien Ivan Franko estimait, quant à lui, que la parabole révolutionnaire attribuée à Chevtchenko présentait des affinités trop grandes avec la propagande égalitariste déployée par les révolutionnaires polonais au cours des soulèvements nationaux de 1830 et 1846. Il citait à l’appui, comme exemple, la proclamation intitulée « Instructions pour les éducateurs du peuple ruthène », dans laquelle le démocrate polonais Kasper Cieglewicz appelait les paysans ukrainiens de Galicie à se soulever contre les autorités, en soulignant leur supériorité numérique sur les oppresseurs. Cette argumentation, selon Franko, aurait pu aisément conduire aux méthodes de propagande que Chevtchenko semble avoir employées [2].

Franko ne soupçonnait pas à quel point son explication était proche de la vérité historique. Il n’a pas eu accès aux archives du gouvernement autrichien, dans lesquelles j’ai retrouvé, quarante ans plus tard, un rapport de police sur les activités révolutionnaires de K. Cieglewicz. Selon ce rapport émanant de Sacher [3], le directeur de la police de Lvov, la capitale de la Galicie, Cieglewicz usait en 1838 de la même parabole, pour sa propagande parmi les paysans, que celle qu’on trouve dans la biographie de Chevtchenko [4] ! Penchons-nous maintenant sur d’autres cas de récurrence de cette parabole. On la retrouve dans l’autobiographie de Trotski, Ma vie, à la différence, toutefois, qu’elle était ici utilisée un demi-siècle plus tard (en 1897) par des révolutionnaires russes en Ukraine, avec des haricots blancs à la place des grains de blé. Trotski nous parle de son premier contact avec la classe ouvrière, l’électricien Ivan Andréévitch Moukhine, à Nikolaïev :

« Le lendemain, nous étions dans une taverne, formant un groupe de cinq ou six. La musique mécanique grondait furieusement sur nous, voilant notre causerie aux oreilles étrangères. Moukhine, maigriot, la barbiche en pointe, cligne malicieusement de l’œil gauche qui est plein d’intelligence, considère amicalement, mais non sans crainte, mon visage dépourvu de moustaches et de barbe, et en termes circonstanciés, faisant des pauses malignes, m’explique ceci :
– L’Évangile, pour moi, dans cette affaire, c’est comme un hameçon. Je commence par la religion, je finis par la vie. Il y a quelques jours, j’ai découvert toute la vérité aux stundistes [5] avec des haricots...
– Comment, avec des haricots ?
– C’est très simple : je mets un haricot sur la table, c’est le tsar ; autour de lui, d’autres haricots : c’est les ministres, les évêques, les généraux ; ensuite, les nobles, les marchands ; et ce tas de haricots, c’est le simple peuple. Et maintenant, je demande : où est le tsar ?
L’orateur montre le haricot du milieu.
– Où sont les ministres ?
Il montre ce qui entoure le haricot du milieu.
– C’est comme j’ai dit, reprend-il, et l’autre est d’accord, Mais attends... attends maintenant...
Il ferme tout à fait l’œil gauche. Une pause.
– Là, je mêle, de la main, tous les haricots ensemble... Eh bien, que je dis, où est le tsar ? où sont les ministres ?
– Comment s’y retrouver ? qu’il me répond. On ne les voit plus...
– C’est bien ça, que je dis, on ne les voit plus... Il faut seulement mélanger tous les haricots...
D’enthousiasme, j’étais en sueur, écoutant Ivan Andréévitch. Ça, c’était du vrai, et nous étions là, nous autres, à faire les malins, à essayer de deviner, sans résultat. La boîte à musique joue ; nous sommes en pleine conspiration ; Ivan Andréévitch, avec ses haricots, détruit le mécanisme des classes : propagande révolutionnaire. [6] »

Les trois exemples que j’ai cités jusqu’à présent (Cieglewicz en 1838, Chevtchenko en 1845 et Moukhine en 1897) viennent d’Ukraine. Au moins un incident similaire a été rapporté cependant de l’autre côté de l’Atlantique, dans l’île de Haïti. Un des historiens de la Révolution de Saint-Domingue nous renseigne sur la manière dont le célèbre général noir Toussaint Louverture faisait de l’agitation parmi la population noire de l’île contre les planteurs blancs :

« Afin d’être mieux compris, il leur parlait en paraboles ; il employait souvent celle-ci. Dans un vase de verre plein de grains de maïs noir, il mêlait quelques grains de maïs blanc et il disait à ceux qui l’entouraient : Vous êtes le maïs noir, les blancs qui voudraient vous asservir sont le maïs blanc. Il remuait le vase, et le présentant à leurs yeux fascinés, il s’écriait en inspiré : ‘Guetté blanc [7] ci la la, c’est-à-dire : Voyez ce qu’est le blanc proportionnellement à vous. [8] »

La coïncidence entre cette histoire que l’on raconte à propos de Toussaint Louverture et la propagande révolutionnaire en Ukraine est tout à fait remarquable. On pourrait peut-être soutenir que l’un des nombreux réfugiés polonais qui ont émigré en France après la défaite du soulèvement de 1830 ayant lu le livre de De Lacroix sur la Révolution à Saint-Domingue, la parabole de Toussaint a été transplantée des Antilles aux régions orientales de l’Europe. Il y a cependant un problème tenant au fait qu’un autre érudit ukrainien, M. Drahomaniv, indique dans une lettre à Ivan Franko [9] que John Brown utilisait apparemment lui aussi une parabole similaire pour sa propagande anti-esclavagiste (ce que je n’ai pu hélas vérifier). Il est hautement probable que le motif de cette parabole est migratoire et que son origine remonte encore plus loin dans le temps (peut-être à quelques sectes religieuses médiévales ?). En tout cas, il me semble que le problème de l’origine de cette parabole mérite l’attention des spécialistes de la culture populaire.

Roman ROSDOLSKY
Traduit de l’anglais par Gaël Cheptou.

■ Note du traducteur : cette parabole est également attribuée à Vincent Ogé, le meneur de la première révolte des mulâtres de Saint-Domingue, au moment de son exécution – (cf. « Ogé », in : Biographie étrangère, 1819). D’après les recherches de l’ami Felix Klopotek, c’est probablement Victor Hugo qui en est le véritable passeur entre les Antilles et l’Europe orientale : pour composer son premier roman, Bug-Jargal, publié en 1826, il s’est fortement inspiré des Mémoires de Pamphile de Lacroix dont il reprend les paroles explosives de Toussaint Louverture :

 
La cérémonie terminée, l’obi se retourna vers Biassou avec une révérence respectueuse. Alors le chef se leva, et, s’adressant à moi, me dit en français : « On nous accuse de n’avoir pas de religion ; tu vois que c’est une calomnie, et que nous sommes bons catholiques. »
Je ne sais s’il parlait ironiquement ou de bonne foi. Un moment après, il se fit apporter un vase de verre plein de grains de maïs noir, il y jeta quelques grains de maïs blanc ; puis, élevant le vase au-dessus de sa tête, pour qu’il fût mieux vu de toute son armée :
« Frères, vous êtes le maïs noir, les blancs vos ennemis sont le maïs blanc ! »
À ces paroles, il remua le vase, et quand presque tous les grains blancs eurent disparu sous les noirs, il s’écria d’un air d’inspiration et de triomphe : Guetté blan ci la la !Une nouvelle acclamation, répétée par tous les échos des montagnes, accueillit la parabole du chef. Biassou continua en mêlant fréquemment son méchant français de phrases créoles et espagnoles :
« El tiempo de la mansuetud es pasado. Nous avons été longtemps patients comme les moutons, dont les blancs comparent la laine à nos cheveux ; soyons maintenant implacables comme les panthères et les jaguars des pays d’où ils nous ont arrachés. La force peut seule acquérir les droits : tout appartient à qui se montre fort et sans pitié. Saint Loup a deux fêtes dans le calendrier grégorien, l’Agneau pascal n’en a qu’une ! N’est-il pas vrai, monsieur le chapelain ? » (chap. XXIX)

On la retrouve également chez Alphonse de Lamartine (Toussaint Louverture, un poème dramatique, 1850), dont nous citerons l’extrait suivant :

Vous craignez les Français, votre cœur s’épouvante
De cet art meurtrier dont leur orgueil se vante.
Que peut-il contre un peuple ? Enfants, vous allez voir.
[Il fait un signe.]
Apportez-moi ces grains de maïs blanc et noir.
[On lui apporte une corbeille, il y prend une poignée de grains de maïs noir,
la verse dans une coupe de cristal, et répand sur la surface du vase une couche de maïs blanc,
puis il présente la coupe aux regards du peuple.]
Vous ne voyez que blanc quand votre front s’y penche ?
À vos yeux effrayés toute la coupe est blanche...
Or, pourquoi les grains blancs sont-ils seuls aperçus ?...
[Hésitation des noirs.]
Peuple pauvre d’esprit ! eh ! c’est qu’ils sont dessus !...
Mais attendez un peu.
[Il vide la coupe sur un plateau, les grains blancs disparaissent complètement
dans l’immense quantité de grains noirs.]
Tenez, le noir se venge ;
En remuant les grains, voyez comme tout change !
On ne voyait que blanc, on ne voit plus que noir ;
Le nombre couvre tout, et ceci vous fait voir
Comment l’égalité, quand l’honneur la rappelle,
Rend à chaque couleur sa valeur naturelle !
Le talent n’y peut rien. — Ils sont un et vous dix.—
Haïti sera noir, c’est moi qui vous le dis.
[Le peuple pousse des éclats de rire et des applaudissements forcenés.]
Allez ! et laissez-moi penser pour la patrie.
[Tout le monde sort.]

Acte II, scène VIII

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