A Contretemps, Bulletin bibliographique
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« Avec des moyens barbares… »
Article mis en ligne le 12 février 2024

par F.G.


■ Avec la fraternelle autorisation des Éditions L’échappée et en hommage à Jacques Baynac – décédé le 4 janvier dernier, à l’âge de quatre-vingt-cinq ans –, nous publions ci-après l’avant-propos que l’ami Charles Jacquier a rédigé pour la réédition augmentée de La Terreur sous Lénine, que Baynac avait éditée en 1975 au Sagittaire dans sa version d’origine. Cet ouvrage nous paraît d’indispensable lecture en ces temps de revival néo-léniniste dans certaines franges d’une « gauche radicale » incapable de tirer la moindre leçon de l’histoire. Bonne lecture et bien à vous !



In memoriam Alexandre Skirda (1942-2020)

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Quelle est la personnalité mondialement connue dont on trouve toujours des centaines de statues dans la Fédération de Russie de Vladimir Poutine, plus de trente ans après la fin de l’URSS ? Celle dont se revendique l’idéologie des régimes de Xi Jinping en Chine et de Kim Jong-un en Corée du Nord ? Celle encore d’une grande partie de la gauche et de l’extrême gauche française et internationale, mais aussi d’intellectuels appréciés des salons radicaux-chics comme le Français Alain Badiou ou le Slovène Slavoj Žižek ? Poser la question, c’est y répondre et tout un chacun pensera sans difficulté à Vladimir Ilitch Oulianov, dit Lénine (1870-1924). Comme on le sait, le fondateur et le théoricien du bolchevisme devint, après le coup d’État d’octobre 1917, le principal dirigeant du parti unique au pouvoir en même temps que le chef du gouvernement dans un système inédit de Parti-État dont il fut l’un des principaux créateurs. Une fois au pouvoir, celui qui avait vanté auparavant la Commune de Paris et le pouvoir des conseils ouvriers devint le chantre de la dictature d’un parti et celui de l’économie de guerre allemande avec le raisonnement suivant : « Il faut se mettre à l’école du capitalisme d’État allemand, tendre tous les efforts pour se l’assimiler, prodiguer les méthodes dictatoriales pour accélérer cette assimilation de la civilisation occidentale par la Russie barbare, ne pas reculer devant les moyens barbares pour combattre la barbarie. [1] » C’est sans doute pour cela que, parmi les premières mesures du nouveau pouvoir bolchevik figure, dès le 7 décembre 1917, la création de la Vétchéka (Vserossiïskaïa Tcherzvytchaïnaïa Kommissia : Commission spéciale panrusse de lutte contre la contre-révolution et le sabotage) connue sous le nom de Tchéka, devenue Guépéou en 1922, puis NKVD en 1934, dont une des directions dirigera le réseau des camps de concentration, le Goulag [2] À l’époque où Lénine inaugurait une manière originale de combattre la barbarie, Trotski, quant à lui, réclamait l’étatisation des syndicats et la militarisation de la main-d’œuvre : « Pour caractériser le système de la militarisation du travail, il suffit de remarquer que l’on nomma comme président du comité central pour l’obligation du travail le commissaire du peuple à l’Intérieur, le fondateur et le chef de la Tchéka (le futur GPU), Dzerjinsky [3] ! » Grâce aux écrits d’écrivains comme Varlam Chalamov et bien d’autres ou d’un historien comme Nicolas Werth, on connaît, ou on devrait connaître, aujourd’hui, les merveilleux résultats de cette méthode de construction du socialisme « avec des moyens barbares »… Après la mort de Lénine, tandis que son corps était embaumé dans un mausolée sur la place Rouge avec un « culte de la personnalité » qui préfigure celui de Staline de son vivant, son nom est accolé à celui de Marx pour définir l’idéologie marxiste-léniniste du régime dit soviétique, de ses partisans et des États et des partis qui s’en réclameront dans le monde.

Plus de trente ans après l’implosion de l’URSS, en a-t-on fini avec Lénine et le léninisme ? Dans l’actuelle Fédération de Russie, les milliers de statues de Lénine qui occupaient l’espace public à l’époque soviétique trônent toujours sur les places et les avenues [4]. Inscrivant la Russie actuelle dans une « parfaite continuité avec l’URSS », ces statues « ne sont pas démolies, mais insérées, aux côtés de saints, de tsars, de princes et de chefs de guerre, dans une longue chaîne mémorielle de plus de mille ans qui correspond à l’histoire de la Russie telle que Poutine entend en faire le récit » [5]. Durant la guerre de Poutine contre l’Ukraine, il faut noter que dans la ville martyre de Marioupol, prise par l’armée russe, l’ancienne place de la Liberté se nomme aujourd’hui Lénine [6]. Tout un symbole ! Il est inutile de parler des régimes et partis au pouvoir qui se réclament du marxisme-léninisme, comme en Chine ou en Corée du Nord. Lénine et le léninisme y ressortissent avant tout de « l’idéologie froide » [7] qui leur sert laborieusement de justification tout en attestant de sa permanence et de son caractère indépassable – tout du moins tant que ces régimes perdureront. En France, où sont toujours présents des partis qui s’en réclament, la figure de Lénine et le léninisme n’ont jamais disparu, même après la fin de l’URSS. Ils s’étaient faits seulement plus discrets durant les années qui suivirent la chute du mur de Berlin. Notons que lesdits partis n’ont, après cette date, jamais entrepris une critique de fond du régime que Lénine avait fondé. Si l’on excepte le bref moment antitotalitaire de la fin des années 1970 auxquels, est-il besoin de le signaler, ces organisations n’ont pris aucune part en dehors de quelques militants en rupture [8], jamais la gauche – et encore moins les partis ou groupes qui se réclament du léninisme – n’a cherché à analyser et à comprendre les raisons de l’échec de l’expérience tragique inaugurée en octobre 1917. Ce travail de deuil était-il impossible pour eux ? En tout cas, ils se sont empressés de mettre la poussière sous le tapis et de parler d’autre chose. Le régime soviétique avait disparu, il était urgent de passer à des sujets plus actuels : de toute façon, la question ne se posait plus avec sa disparition ; c’était désormais de l’histoire ancienne. Chacun avait sa petite excuse toute prête pour éviter de s’y confronter. Le PCF pouvait se référer au rapport Khrouchtchev (1956) dénonçant le « culte de la personnalité » et les crimes de Staline qu’il avait eu le plus grand mal à reconnaître, parlant pendant longtemps d’un rapport « attribué » à son auteur pour en relativiser l’authenticité [9]. Il invoqua aussi sa molle condamnation de l’invasion de la Tchécoslovaquie par les chars soviétiques en 1968. N’avait-il pas aussi proclamé durant les années 1970 sa volonté de construire un « socialisme aux couleurs de la France » pour attester de sa bonne foi et assurer qu’il n’avait que peu à voir avec l’Union soviétique dont, pour lui, le caractère progressiste ne souffrait pourtant aucune discussion ? Et ce alors même qu’il l’avait défendue bec et ongles non seulement durant des décennies mais jusqu’à son dernier jour [10]. Après 1956, la politique du mouvement communiste international n’avait-elle pas consisté à accabler Staline pour mieux préserver Lénine ? Il fallait à tout prix sauver le soldat Vladimir Ilitch ! Les différentes chapelles trotskistes avançaient l’assassinat du fondateur de l’Armée rouge en 1940 à Mexico par un agent de Staline et ses dénonciations du stalinisme pour se considérer dispensées de tout examen critique de cette histoire-là, dont la faute, selon elles, incombait à Staline et à ses partisans, et seulement à eux. Là aussi, il s’agissait de défendre Lénine, le « grand révolutionnaire », contre le « thermidorien » Staline qui avait traîtreusement évincé son rival bolchevik, à qui aurait tout naturellement dû revenir la succession. Pour les partisans de Trotski, ce dernier se trouvait miraculeusement exempt de toute responsabilité dans la construction d’un régime auquel il avait pourtant grandement contribué, allant jusqu’à dire au XIe Congrès du Parti en mars-avril 1922 : « Notre tâche est la domination des masses [11]. » Quant aux dévots de la Chine de Mao, ils se dénommaient eux-mêmes fièrement « marxistes-léninistes » pour affirmer leur inébranlable fidélité au dogme. Ils se contentaient de fustiger l’URSS « révisionniste » après le schisme sino-soviétique du début des années 1960 pour soutenir un régime qui reproduisait, à une échelle encore plus grande, les crimes de la période stalinienne (famines, épurations, meurtres de masses, déportations) [12]. Que pouvait-on attendre des uns et des autres pour jeter un œil critique sur l’expérience inaugurée par Lénine alors qu’ils baignaient dans le mythe d’Octobre, la « première révolution socialiste victorieuse dans le monde » dont celui-ci avait été le principal artisan ?

Aujourd’hui, comme un retour du refoulé, de multiples signes attestent d’un regain d’intérêt pour l’œuvre de Lénine. D’abord, et ce n’est guère surprenant, de la part de ses partisans, les marxistes-léninistes de toutes tendances, qui sont revigorés par le passage du temps et l’oubli qui l’accompagne : la fin de l’URSS est loin. Il se manifeste aussi par les ratiocinations de certains qui plaident pour un « néo-léninisme » qui serait « seul à même de dessiner une alternative stratégique et macroscopique à la domination capitaliste [13] » (sic). Considérant que l’on sait tout, et depuis longtemps, sur « la Tchéka, Cronstadt, les procès de Moscou et le goulag » – des broutilles, en quelque sorte –, un texte en appelle à détacher le léninisme « des conditions historiques de son apparition pour en dégager la généralité, une définition du néo-léninisme pourrait poser ceci : le léninisme consiste en 1) une visée, 2) une visée macroscopique, 3) un impératif explicite de coordination stratégique dans une forme adéquate [14] ». Comme dans un sketch sur le bon et le mauvais chasseur, il y aurait ce que l’on sous-entend être le mauvais léninisme (Tchéka, Cronstadt, etc.) que l’on balaye d’un revers de la main sans en analyser les causes directes, et le bon, défini ci-dessus par ce grand penseur : il faudrait donc y revenir en oubliant toute affaire cessante le premier, comme si l’un n’allait pas sans l’autre, défiant toute logique. Kostas Papaïoannou, lui, ne s’y était pas trompé : « Pour imposer sa domination, Staline n’aura pas besoin de se réclamer d’une nouvelle théorie ou de faire état de ses services plutôt médiocres. Il lui suffira d’utiliser à plein rendement et sans scrupule l’instrument que Lénine avait forgé [15]. »

La référence à Lénine et au « néo-léninisme » apparaît aussi dans des domaines où l’on ne l’y attendait guère. Quel rapport entre Lénine et l’écologie, dira-t-on ? Celle-ci n’est-elle pas inspirée par des penseurs et des pratiques aux antipodes du léninisme, au point que certains y voient des racines libertaires avec les travaux de Murray Bookchin, de Bernard Charbonneau ou de Jacques Ellul, sans parler du géographe et communard, l’anarchiste Élisée Reclus au XIXe siècle [16] ? Pourtant, aujourd’hui, le Suédois Andreas Malm trouve une audience à la fois dans les milieux écologistes et dans ceux de la gauche dite radicale au point d’être qualifié par un journaliste du Monde de « Lénine de l’écologie [17] ». Malm est « militant de la IVe Internationale en Suède ». Avant d’explorer un éventuel rapprochement entre ses conceptions du marxisme et de l’écologie, il a été « très engagé pour la cause palestinienne », d’où sans doute la chéchia qui lui tient lieu en permanence de couvre-chef, et le fait que, selon le journaliste Hadrien Mathoux, il « parle du Hamas avec compassion » et « loue même [son] “extraordinaire efficacité” pour contenir Daech hors de Gaza » [18]. Et Lénine dans tout cela ? Pour Malm, sa place est centrale : « C’est maintenant le moment, écrit-il, de relire le Lénine de 1917 et de sauver le cœur du projet bolchevik [19]. » Pas moins ! Comparant l’urgence du changement climatique à la catastrophe de la guerre de 1914, il voit dans le premier « un vigoureux accélérateur », pour reprendre les mots de Lénine, et une occasion unique de poser la question du pouvoir à la façon du « coup d’Octobre » 1917 [20]. Cela a le mérite de la clarté tout en illustrant la profondeur de ses convictions démocratiques. Malm cite donc « La catastrophe imminente et les moyens de la conjurer » de Lénine : « On ne peut échapper à la famine autrement que par le soulèvement des paysans contre les propriétaires fonciers à la campagne et par la victoire des ouvriers sur les capitalistes dans les villes […]. Temporiser dans l’insurrection c’est la mort, voilà ce qu’il faut répondre à ceux qui ont le triste “courage” de voir la désorganisation s’accentuer, la famine approcher, et de déconseiller aux ouvriers l’insurrection […]. [21] »

Il n’est sans doute pas inutile de rappeler, d’une part, que la Russie n’échappera pas à la famine en 1921 du fait, justement, de la politique des bolcheviks ; d’autre part que le coup d’État d’octobre 1917 ne fut en rien une insurrection ouvrière tandis que la politique des bolcheviks au pouvoir vida les conseils ouvriers de tout contenu au profit du parti tandis qu’elle soumettait la classe ouvrière à la militarisation du travail et la privait de véritables syndicats [22]. Ce qui fascine Malm et ses épigones, tout comme ceux qui glosent doctement sans distance critique sur la « politique du moment opportun » en reprenant les catégories léninistes, c’est la réussite du coup d’État d’Octobre, censé avoir été une « victoire » du socialisme [23].

Pour souligner sa « radicalité », Malm prône aussi la pratique du sabotage [24]. Mais celui-ci, est-il besoin de le signaler, n’a rien à voir avec la tradition léniniste. Sur les questions environnementales, il est revendiqué depuis les années 1960 par des écologistes aux États-Unis et a été popularisé par le roman d’Edward Abbey, Le Gang de la clef à molette [25]. Quant au principe du sabotage lui-même et à la pratique de l’action directe, on les doit au syndicalisme révolutionnaire français d’avant 1914, en particulier à Émile Pouget. Ce dernier insistait en particulier sur le fait que le sabotage ouvrier « ne s’en prend qu’au capital, au coffre-fort », et se veut « un ferment de vie rayonnante et meilleure », « tandis que l’autre [le capitaliste] s’attaque à la vie humaine [26] ». Rien à voir donc avec une violence revendiquée, voire systématisée, dont Malm se réclame qui mène tout droit à une terreur d’autant plus aveugle qu’elle se pare des oripeaux de la « bonne cause »…

À une époque de confusion extrême et de désorientation maximale, ce retour à Lénine et au léninisme provient sans doute de l’illusion de se raccrocher à un moment supposé victorieux, même fugace, sans se rendre compte – du moins faut-il l’espérer – qu’on renoue ainsi avec les pires travers totalitaires qui ont discrédité les idéaux d’émancipation jusqu’à nos jours. Ceux qui adoptent cette posture ignorent, ou veulent ignorer, quel a été le prix terrible de cette prétendue réussite, tant au moment des faits que pour les générations suivantes. On n’ose imaginer que ce qui les fascine c’est précisément cette violence et cette terreur au nom d’un introuvable bien qui est un mal encore pire… Des anarchistes russes comme Kropotkine ou Voline ont été parmi les premiers à dénoncer le caractère fallacieux de cette prétendue victoire. Ce dernier avait souligné le « vrai sens historique » du bolchevisme : sa « seule “utilité” […] est d’avoir donné aux masses de tous les pays […] cette leçon pratique, indispensable […] : comment il ne faut pas faire la révolution [27]. »

Depuis 1917, en effet, des critiques s’étaient élevées de la part de différents courants révolutionnaires non léninistes mais leurs voix ont toujours été trop faibles pour couvrir les clameurs des chantres du « grand Lénine », de la « réussite » des bolcheviks et de la « construction du socialisme sur un sixième du globe ». Quelle que soit la période considérée, que ce soit dans l’entre-deux-guerres, après la Seconde Guerre mondiale, lors de la guerre froide ou durant les années 1960-1970, ces courants ont toujours été marginalisés. Ils n’ont touché durant leur existence qu’un public restreint et n’ont parfois connu une reconnaissance dans le champ intellectuel qu’a posteriori, sans influencer véritablement aussi bien l’opinion générale que le milieu militant, ce dernier étant intoxiqué au léninisme. Il en a été ainsi, par exemple, après-guerre, pour le groupe Socialisme ou Barbarie et la revue éponyme ou encore pour les situationnistes. Globalement, la « gauche », y compris la « nouvelle gauche » des années 1960, n’a jamais rompu avec le « mythe d’Octobre 1917 », Lénine, le léninisme et ses différents avatars.

Pourtant, après mai 1968, malgré la domination des maoïstes et des trotskistes dans l’extrême gauche, sont apparus des courants proches du communisme des conseils ou de l’anarchisme qui ont tenté de faire entendre une autre voix. Paru en 1975, ce recueil de textes réunis et présentés par Jacques Baynac, avec la collaboration d’Alexandre Skirda et de Charles Urjewicz, éclaire d’une lumière crue la nature du régime créé par Lénine et son lien originel avec une terreur qui n’était en rien conjoncturelle mais bel et bien sa principale condition de survie. Ils le font à partir de textes peu connus, écrits durant les années 1920 par, le plus souvent, des opposants de gauche au bolchevisme (anarchistes, socialistes-révolutionnaires, sociaux-démocrates) qui ont été pendant longtemps les oubliés de cette histoire-là, victimes des calomnies des bolcheviks qualifiant les uns et les autres de bandits ou de contre-révolutionnaires. Pour cette réédition, nous y avons adjoint le remarquable article de l’historien français d’origine russe et ancien dissident Michel Heller (1922-1997), « Lénine et la Vetchéka », paru dans la revue Libre en 1977. Il y examinait le rôle de Lénine comme père de la police secrète et de la terreur à partir d’un recueil de documents paru à Moscou en 1975, V. I. Lénine et la Vetchéka, compilé par des dirigeants du KGB eux-mêmes. Laissons à Lénine une conclusion qui se passe de commentaire : « Un bon communiste est aussi un bon tchékiste. »

Charles JACQUIER
Marseille, octobre 2023


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