A Contretemps, Bulletin bibliographique
Slogan du site
Descriptif du site
Poésie contre l’État
Un entretien avec Luis Andrés Bredlow
Article mis en ligne le 1er avril 2024

par F.G.
PDF

■ Nous profitons de la parution des Essais d’hérésie, de Luis Andrés Bredlow, aux éditions Crise & Critique, pour publier la traduction que nous avons reçue d’un entretien inédit, datant de 1995, avec cet auteur et le présenter brièvement. Pour une plus ample présentation, nous renvoyons le lecteur au portrait « Souvenir de Luis Bredlow » qu’en avait fait son ami Anselm Jappe au moment de son décès.

Luis Andrés Bredlow (1958-2017) a enseigné l’histoire de la philosophie à l’université de Barcelone. Poète, traducteur, essayiste, philosophe, spécialiste de Parménide, après avoir contribué à la diffusion des idées situationnistes en Allemagne dès la fin des années 1970 par le biais de la revue Ausschreitungen qu’il cofonda avec l’éditeur Klaus Bittermann, il a participé aux revues barcelonaises Archipiélago, Mania et Etcétera, dans lesquelles il a publié de nombreux articles de critique sociale ainsi que des traductions de textes de la critique de la valeur. On lui doit, entre autres travaux, une traduction du passage sur « Le caractère fétiche de la marchandise et son secret » du Capital de Marx (introduite par Anselm Jappe), une édition des Écrits mineurs de Max Stirner, des traductions commentées des œuvres de Gorgias et de Diogène Laërce, une introduction à la philosophie de Platon et à celle de Kant, ainsi qu’une édition critique du Poème de Parménide en collaboration avec Agustín García Calvo. Outre les Essais d’hérésie, le lecteur pourra lire en français son article « La contradiction et le sacré » publié dans le n° 6 de la revue Jaggernaut, ainsi que les présentations qu’il a faites des ouvrages traduits en français d’Agustín García Calvo (La société du bien-être, Le pas de côté, 2014 ; Histoire contre tradition. Tradition contre Histoire, La Tempête, 2020 ; Qu’est-ce que l’État ?, Atelier de création libertaire, 2021 et Apophtegmes sur le marxisme, Crise & Critique, 2022).

Cet entretien avec Luis Andrés Bredlow, poète barcelonais aux lointaines origines slaves, sociologue de profession – qu’il déclare n’avoir jamais exercée –, connu comme traducteur de littérature anglaise, italienne et allemande et chercheur en questions philosophiques et sociales, a eu lieu en 1995, à l’occasion de la publication de son livre de poèmes, Limbario de aturdimientos (Ediciones Ribera, Barcelone1995), qui fut un prétexte pour parler de l’art, de la vie, de l’utopie et de l’état des choses.

À contretemps



Dans un entretien que j’ai écouté récemment à la radio tu définissais la poésie comme une forme de résistance contre le pouvoir. Pourrais-tu expliquer cela un peu plus ?

La poésie peut être une force subversive, pas tant pour ce qu’elle dit ou ne dit pas, ni pour les contenus que l’auteur tente d’exprimer, mais pour la manière de les dire, pour la capacité qu’elle a de nous faire voir et sentir les choses d’une façon nouvelle, imprévue, inconnue, d’une façon qui se heurte à l’organisation dominante de la perception, à la domestication et à l’atrophie de la sensibilité que le pouvoir tente de nous imposer par tous les moyens, depuis l’école jusqu’aux médias en passant par l’urbanisme, et qui conditionne en retour notre façon d’agir : d’une manière prévue, contrôlée, programmée d’avance.

Là est l’essence du pouvoir, de l’État : que rien ne se passe qui ne soit prévu ; et cela commence dès que nous croyons savoir ce que sont les choses et à quoi sert chacune d’elles. Quand tu marches dans la rue, si tu sais que ce qu’il y a là, c’est une rue, qui sert à arriver quelque part, alors rien ne s’y passe : de ce qu’il y a là, tu ne vois ni n’entends plus rien, enfin pas plus que le strict nécessaire pour ne pas être renversé et, surtout, pour savoir où tu es ; autrement dit, tu es en train de traverser un espace vide, un temps mort, qui est pure formalité pour arriver à autre chose. Et tu peux passer ta vie entière ainsi : le travail, les transports, les études, tout n’est que simple moyen ou formalité pour parvenir à autre chose. Tu n’es plus là où tu es, mais ailleurs, dans un futur, dans la pure idée, et tout ce qui peut se passer au milieu, si ce n’est pas ce que tu attendais, ne peut être qu’un obstacle pour arriver là où tu voulais arriver, obstacle qu’il faut éliminer, bien entendu : c’est de là que viennent toute la cruauté et le manque d’affection avec lesquels on traite les choses et les gens, de croire que nous savons ce que sont les choses et où nous allons, ce en quoi le pouvoir veut que les gens croient par-dessus tout. En revanche, si tu tentes d’oublier que ceci est une rue, ou quoi que ce soit d’autre, et que tu t’arrêtes pour simplement voir ce qui se passe, alors il est possible que quelque chose arrive, ou peut-être pas : c’est cette ouverture à l’imprévu, à ce qui n’est pas contrôlé, que vise la poésie, l’art, avec ses modestes moyens – la métaphore, l’image, le rythme –, c’est-à-dire à mettre en crise cette foi que l’on nous impose et selon laquelle nous savons ce que sont les choses.

Mais il s’est écrit aussi beaucoup de poésie réactionnaire, faisant l’apologie des pouvoirs établis et des idéologies les plus abominables, et puisque tu parles de l’art en général, c’est aussi le cas pour la peinture, la musique…

Oui, mais non : quand la poésie – ou n’importe quelle œuvre d’art – se réduit à une simple propagande, à un simple moyen de transmission d’une idéologie, quel qu’en soit le bord, elle n’est déjà plus ni art ni poésie, elle est simplement propagande. Mais quand une œuvre, un poème, ou quoi que ce soit d’autre, parvient malgré tout à avoir un certain charme ou une certaine grâce, alors c’est qu’il y a quelque chose de plus, quelque chose qui s’est glissé, très souvent en dépit des intentions conscientes de l’auteur et de l’idéologie derrière, quelque chose qui est peut-être vraiment voix du peuple et nostalgie de ce qu’il n’y a pas, du bonheur ou de la vie bonne ; ou du moins dénonciation de la souffrance des gens d’en bas, bien qu’elle soit dissimulée sous des prétextes idéologiques, religieux ou autres. Virgile, par exemple, écrivit les Bucoliques sur commande, comme une œuvre de propagande de la politique agraire d’Auguste, propagande qui plus est mensongère, puisqu’il y dépeint une vie pastorale qui n’a jamais existé, de bergers qui passent leurs journées à composer des vers, à jouer de la flûte et à batifoler avec les jeunes filles dans les bois et les prés : si, en le lisant aujourd’hui, il nous remplit encore de pure joie et que l’on se fiche éperdument d’Auguste et du fait qu’il n’y ait jamais eu de tels bergers, c’est que, par en-dessous de l’auteur et de ses intentions plus ou moins idéologiques et vénales, nous entrevoyons là ce qu’est vraiment vivre.

… ce qui était, en fait, la vie bonne de quelques-uns, la vie oisive de la classe dominante, qui vivait aux dépens des autres…

Bien entendu. Mais cette vie bonne des messieurs d’antan, qui s’achetait alors au prix de la misère et de l’esclavage de la majorité, pourrait de nos jours être à la portée de tout le monde, sans exploiter ni esclavagiser personne : si l’on profitait des possibilités techniques qui sont déjà là, il suffirait de travailler quelques heures par semaine ou par mois pour que tous puissent disposer, non seulement du nécessaire, mais de tout ce qui est utile et agréable pour vivre. Qui empêche cela ? On le sait bien : l’ordre dominant, le Capital, l’État, l’argent, la propriété…

On s’achemine donc vers la société du loisir ?

Il y aurait là de nombreux malentendus à dissiper. Pour commencer, il doit être bien clair que l’ordre en vigueur ne pourra jamais se passer d’une forme de travail ou d’une autre, comme moyen de garder occupée la masse de la population, même s’il s’agit de travaux complètement inutiles et absurdes, qui ne produisent rien qui soit un minimum utile ou nécessaire aux gens, comme l’immense majorité des travaux qui sont exercés aujourd’hui dans la banque, la bureaucratie, la surveillance, la publicité, la vente et la production d’armement, d’automobiles privées, de toutes sortes de babioles et de gadgets que personne n’a réclamés, ou de produits qui sont fabriqués sciemment de façon à ce qu’ils s’abîment le plus vite possible pour pouvoir en vendre davantage. À quoi tout cela sert-il ? Précisément à ça : à garder les gens occupés, à ce que le système continue de fonctionner, à ce que l’ordre ne s’écroule pas, car cet ordre a besoin que les gens vivent dominés par la peur, par la nécessité permanente de s’assurer le futur. Il ne faut donc pas se faire d’illusions sur le fait qu’une vie sans travail, c’est-à-dire sans cette constante agitation pour qu’ils te concèdent le droit de survivre, soit compatible avec l’argent, la propriété, le marché, dont la grâce maudite consiste précisément à établir une différence entre celui qui a et celui qui n’a pas ; et c’est bien pour ça qu’ils sont là.

Certes, mais il faut bien travailler un peu, quelle que soit la société dans laquelle tu vis, non ? Il y a aussi des travaux utiles et même nécessaires, comme prendre soin des vieux, des malades, éduquer les enfants, etc., activités sans doute trop peu exercées aujourd’hui. Plutôt que le travail en tant que tel, il faut combattre le travail aliéné, le travail salarié.

C’est qu’il n’y en a pas d’autre. Bien sûr qu’il y a des choses utiles à faire : prendre soin des démunis, enseigner et bien d’autres choses que l’on faisait auparavant, dans des formes d’État moins avancées, par habitude, par affection ou simplement parce que l’on n’avait rien d’autre à faire. C’est l’ordre dominant qui transforme cela en travail, en quelque chose que l’on fait pour de l’argent, c’est-à-dire par obligation, parce que, si tu ne le fais pas, tu ne manges pas, avec l’indifférence totale qui en résulte vis-à-vis du contenu de ce que tu es en train de faire ; et l’on empêche ainsi que les gens fassent autre chose qui ne soit ni travail ni consommation de biens qui s’achètent et se vendent, consommation de travail ou de produits du travail. Même coudre et chanter s’est converti en travail professionnel ! En somme, il faut lutter le plus possible pour que les choses utiles que l’on peut faire dans la vie cessent d’être un travail…

Il semble, d’après ce que tu dis et écris, que tu es de ceux qui ne renoncent pas à l’utopie…

Je n’aime pas en parler ainsi. D’utopie, en vérité, il n’y en a qu’une, la leur, l’« utopie capital », comme disait le poète Cesarano : l’aspiration à un ordre parfait, toujours futur, pour lequel il faut sacrifier le présent. Remarque bien que les idées aujourd’hui dominantes – le libre marché, la démocratie, l’État de droit – représentent quelque chose qui n’a jamais existé nulle part, si ce n’est de façon approximative et défectueuse et, du moins en ce qui concerne le libre marché, avec des résultats franchement désastreux. Ainsi, cet acharnement à imposer cette forme de société comme unique voie possible exprime un utopisme non moins fanatique et sanguinaire que celui du supposé communisme des Soviétiques. En revanche, le fait, par exemple, de simplement reconnaître que la nourriture peut et doit servir à être mangée et non pas jetée ou brûlée quand d’autres meurent de faim, et qu’un ordre social incapable de satisfaire les nécessités les plus élémentaires de la majeure partie de l’humanité, malgré l’immense abondance des moyens, est un ordre intolérable et sans aucune justi-fication, cela n’est pas une utopie, mais relève du sens commun le plus élémentaire, bien que l’on te dise le contraire.

Que penses-tu de l’anarchisme ?

Pour le dire brièvement, j’ai confiance en l’anarchie, pas en l’anarchisme. Car l’anarchie est une chose, la pure et simple négation de l’État, le refus du fait que le monde aille comme il va, le « non » des gens d’en bas à tout ce que l’on prétend leur imposer d’en haut, un « non » qui laisserait affleurer l’inconnu et permettre peut-être que quelque chose qui n’était pas planifié puisse éclore ; l’anarchisme, c’est autre chose, une manière de faire, à son tour, de cette négation une idée positive et définie – un « isme » de plus, en somme – que l’on pourrait ranger, à côté du nationalisme ou du catholicisme, comme une idéologie parmi d’autres, ayant bien entendu la même fonction de te conférer une identité te permettant de croire que tu sais qui tu es et où tu vas, illusion fondamentale sur laquelle est basée la domination.

Mais tu as été en lien, ou peut-être même l’es-tu encore, avec le mouvement libertaire ?

Très jeune, j’ai participé, de façon plus ou moins active, à quelques petits groupes anarchistes plutôt informels et éphémères dont personne ne se souvient aujourd’hui, ou plus simplement à des groupes de gens qui se réunissaient pour protester contre ceci ou cela ; par la suite, vers la fin des années 1970, j’étais impliqué dans des cercles de gens qui avaient été touchés par l’influence diffuse des situationnistes, mais je ne me suis jamais affilié à aucune organisation politique, ni anarchiste ni quoi qu’elle fût d’autre. En général, j’ai plutôt fui tous ces milieux militants qui tendent toujours à se renfermer sur eux-mêmes en établissant une séparation rigide entre ceux du « dedans » et ceux du « dehors », et qui ensuite passent leur vie à discuter pour savoir comment « atteindre les masses ». Je préfère quant à moi me passer de ce détour et rester directement avec la « masse », discuter avec les gens présents ; bien que finalement, qu’on le veuille ou non, on se lie davantage aux gens avec qui on ressent des affinités, même si je ne pense pas qu’il faille faire de cela une vertu.

Tu es donc contre tout militantisme organisé ?

Le problème de l’organisation relève d’un autre malentendu. Il est évident que, quoi que l’on fasse – des grèves, des journaux, des débats publics… –, on organise ce que l’on fait, avec le degré d’organisation ou de structure que chaque chose requiert. Mais c’est autre chose quand la nécessité supposée d’organiser, non plus ceci ou cela, mais l’organisation elle-même devient la tâche la plus urgente. Dès lors, il arrive la même chose qu’avec les autres institutions : le moyen finit toujours par ronger les fins, et l’organisation ne sert plus qu’à s’organiser elle-même.

Quel est le sens, selon toi, de l’expérience du mouvement ouvrier et, en particulier, du mouvement libertaire espagnol ?

L’expérience du mouvement libertaire, particulièrement ici en Espagne, où cela a été un mouvement, disons, beaucoup moins idéologique que dans d’autres pays et plus d’expression directe de la vie et de la résistance des gens d’en bas, continue de représenter une leçon de dignité et d’insoumission qui peut nous apprendre, aujourd’hui encore, beaucoup de choses. En particulier, l’expérience des collectivités catalanes et aragonaises durant la première phase de la guerre civile – décrite de façon si splendide par mon ami Abel Paz dans son livre le plus récent, Viaje al pasado – a donné l’exemple le plus lucide de ce dont est capable le peuple sans un gouvernement qui l’ordonne ni une bureaucratie qui le planifie ; de ce que peut être, en somme, une société qui ne soit pas fondée sur l’argent ni sur l’entreprise privée, malgré toutes les contraintes imposées par les circonstances.

Mais l’on se doit de faire remarquer que, depuis lors, la situation a changé au moins sur un aspect fondamental. Ces mouvements – de la guerre civile et d’avant – étaient des mouvements d’ouvriers qui, au fond, défendaient leur fonction de producteurs de choses utiles contre une classe d’exploiteurs qui dominait ce procès de production plutôt du dehors, pour en extraire des bénéfices, mais cela n’empêchait pas que ces travaux aient, au moins en puissance, une certaine utilité pour les gens en général, y compris quand la jouissance effective de la richesse était réservée à quelques-uns. C’étaient des procès de travail qui auraient pu fonctionner pareil ou mieux sans les propriétaires capitalistes, et c’est à cela qu’aspiraient les vieux mouvements ouvriers : à ce que le même travail qui se faisait déjà soit géré par les producteurs eux-mêmes.

Mais cela est radicalement différent dès lors que l’immense majorité des travaux n’a d’autre utilité que d’assurer le maintien de l’ordre en vigueur : changer la société pour autogérer les supermarchés, les usines de voitures, les banques, toute la production et l’achat-vente de déchets que l’on appelle aujourd’hui travail, reviendrait à ne rien changer. Dans ce sens, on ne peut plus attaquer le Capital sans attaquer en même temps, et dans le même acte, le travail lui-même.

[Entretien traduit de l’espagnol par Manuel MARTINEZ,
avec la collaboration de Marjolaine FRANÇOIS.]


Dans la même rubrique