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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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Une autre pelletée de terre…
À contretemps, n° 3, juin 2001
Article mis en ligne le 21 novembre 2008
dernière modification le 24 octobre 2014

par F.G.

Le texte qui suit a été publié dans le n° 141 de El Viejo Topo (juin-juillet 2000). Alors militant de la CNT reconstruite de Barcelone, Alberto Hernando participa, en 1978-1979, au collectif de rédaction de Cuadernos de Ruedo Ibérico. Il maintint des relations avec José Martínez jusqu’à la fin de sa vie. Il collabore, aujourd’hui, à diverses revues, dont El Viejo Topo.


« De lui, il ne reste que les os, mais ils font du bruit... » Elias Canetti


On pouvait se demander quel sens il y avait, aujourd’hui, à parler de Ruedo Ibérico et de Pepe Martínez. D’abord, il aurait pu s’agir de s’acquitter d’une dette historiographique et de le faire en analysant la signification qu’eurent ses publications tant du point de vue du débat et de la formation idéologico-politique des groupes anti-franquistes (de l’exil et de l’intérieur) que de l’effort d’information qu’elles représentèrent pour lutter contre la censure de la dictature franquiste. Ensuite, il aurait fallu s’attacher à la personnalité de Pepe Martínez en élucidant son rôle comme alma mater de cette entreprise d’édition et, par-là même, en dévoilant les motifs pour lesquels, à son retour d’exil, il fut consciencieusement marginalisé et ignoré. Le livre d’Albert Forment parvient-il à ce double but ? Malheureusement, non. Depuis sa genèse, la recherche fut viciée : par celui qui la réalisa et par ceux qui la promurent. Quand lui fut proposé ce projet de biographie de Pepe Martínez, la première question que posa l’auteur – il le reconnaît lui-même – fut : de qui s’agit-il ? Cette originelle ignorance de Forment, aucune formation accélérée ne pouvait, à l’évidence, en venir à bout : elle réduisait à néant ses aptitudes à comprendre, d’une part, l’univers des individus et des groupes politiques qui animèrent Ruedo ibérico (leurs projets, leurs évolutions politiques et idéologiques, mais aussi les querelles de personnes, les passions, les opportunismes et les subtiles stratégies qui s’y agrégèrent) et, de l’autre, la véritable dimension de Pepe Martínez comme catalyseur d’idées et de personnes. « Très généreusement financé », Forment se devait bien à son donateur – qu’il ne manque pas d’ailleurs de remercier avec quelque obscénité –, le vrai promoteur de cette biographie : Jesús « Amor » Martínez, frère du directeur de Ruedo Ibérico, auquel ce dernier s’opposa avec constance et décision jusqu’à sa mort.

Bien que touffu, l’ouvrage de Forment n’est rien d’autre qu’une chronologie obèse, plus informative qu’explicative, truffée d’extraits de la correspondance de Pepe Martínez, mal choisis et encore plus mal compris et réutilisés. Des événements déterminants dans l’existence de Ruedo Ibérico et la personnalité de son directeur s’y trouvent dilués ou, pire encore, occultés. Le tout, d’une lecture rendue pénible par la prolifération de références ou de détails dépourvus d’intérêt, est livré de façon diachronique, sans le moindre souci de pertinence, de rigueur ou d’analyse, rendant difficile la compréhension de faits importants et de leur contexte politique. Citons, en vrac : la différenciation entre les divers FLP [1] ; la position critique de Ruedo Ibérico sur le régime castriste à la suite des affaires Heberto Padilla et Carlos Franqui ; le rôle pionnier que joua Cuadernos de Ruedo Ibérico dans la diffusion d’informations (en grande partie communiquées par Julio Sanz Oller, pseudonyme de José Antonio Díaz) sur les luttes syndicales des naissantes commissions ouvrières et sur l’émergence d’une gauche anti-autoritaire ; le combat obstiné mené contre le franquisme culturel, sur le terrain esthétique et narratif, par les écrivains, les poètes et les artistes qui participaient à la revue ; le rôle diplomatique joué par Pepe Martínez, à la fin du règne de Franco, comme médiateur entre les différentes juntes anti-franquistes et comme intermédiaire entre des hommes politiques européens et les affidés de Don Juan de Bourbon contestant la légitimité de son fils, Juan Carlos, intronisé par Franco... Et, enfin, aucune explication de Forment ne vient lever le voile sur le grand mystère final de l’existence de Pepe Martínez, à savoir les raisons qui préludèrent au fait qu’aucune de ses importantes connaissances (entrepreneurs, politiciens, éditeurs, journalistes) ne leva le petit doigt pour lui trouver, après la dissolution de Ruedo Ibérico, un emploi digne de ses qualités d’éditeur reconnu.

Une fois signalées les insuffisances – et certaines erreurs de taille, comme celle qui fait de José Peirats un ministre de la République –, il est impossible de passer sous silence le dégoût que provoque la prose de Forment : pauvre langage, privé de toute capacité critique ou conceptuelle, proche du style feuilletonesque, chargé de qualificatifs et enclin à la banalisation par la confusion qu’il entretient – principalement quand il s’agit de la vie privée de Pepe Martinez – entre le genre biographique et le papotage cancanier. À l’évidence, Forment a calibré sa biographie sur des témoignages hostiles à Pepe Martínez. Pour faire image, c’est un peu comme si la biographie de l’agneau reposait, pour l’essentiel, sur l’opinion des loups (Ignacio Quintana, Elena Romo, Ramón Viladás, Jesús « Amor » Martínez...) qui contribuèrent à le dévorer et l’accusaient de s’être défendu à coups de dents. Car le fait est là : si la biographie de Forment valorise Pepe Martínez en tant qu’excellent éditeur et passeur d’idées, elle décline, de façon réitérée et ad nauseam, le cliché d’un personnage revêche, continuellement déprimé, intransigeant, égoïste, profitant de ses amis, « patron », « capitaliste » et « autoritaire » – ergo, faux libertaire (Forment sententia) –, hors de toute réalité et incapable d’écouter les bons conseils de ses associés et partisans. Cette image déformée a, bien sûr, pour fonction de blanchir les faits et gestes, les actes manqués et la mauvaise conscience de certains éminents personnages qui peuplent ce livre, mais aussi d’étayer le modèle de la transition politique à l’espagnole que ses protagonistes dégénérés tentent encore aujourd’hui de nous faire avaler comme douce potion magique.

Si Forment ne résout aucune des questions que posait ce genre de biographie, son livre, en revanche, en suscite une : pour quelle raison n’a-t-il pas été édité par la Fondation Martínez Guerricabeitia, présidée par le frère du « biographié », qui plus est trésorier payeur de la recherche ? Ne serait-ce pas, sachant par avance que le livre commandé donnerait une image négative de Pepe Martínez, qu’il était préférable – lance la pierre et cache la main ! – qu’il fût édité par quelqu’un d’autre ? Je crains que la bonne foi de Jorge Herralde [2] ait fait le reste et qu’il ait endossé la responsabilité de diffuser un tel poison.

Un vers du poète José Angel Valente clame « que les vivants/enterrent leurs vivants ». Ce fut bien le cas : Pepe Martínez fut frappé d’ostracisme et enterré vivant par d’autres vivants. On y trouvait pêle-mêle des politiciens opportunistes qui l’avaient fréquenté en d’autres temps, des faux amis, quelques fourbes et beaucoup d’aigris. Aujourd’hui, la honte est telle que la clameur est autre : laissez les morts reposer en paix.

Alberto HERNANDO
[Traduit de l’espagnol par Freddy Gomez]