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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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Hommage à José Martínez
À contretemps, n° 3, juin 2001
Article mis en ligne le 23 novembre 2008
dernière modification le 24 octobre 2014

par F.G.

Nous reproduisons ici de larges extraits d’un texte d’hommage que Francisco Carrasquer avait donné à la revue libertaire de langue castillane Polémica (n° 21) après la mort, en 1986, de son ami José Martínez. Nous l’avons annoté quand cela nous semblait utile à sa compréhension. Il va de soi que ces ajouts sont, donc, de notre entière responsabilité et n’engage pas l’auteur.

[…] En me rendant, le 15 mars dernier [1986], à l’enterrement de José Martínez Guerricabeitia, une pensée m’habitait : tu verras, me disais-je, tu verras comme ils se souviendront du mort après avoir ignoré le vivant. Et tel fut bien le cas : en bonne place dans la chambre mortuaire, une couronne de fleurs du ministère de la culture portait, en lettres d’or, le nom de son donateur, Javier Solana [1] . La conclusion du bel article que Nicolás Sánchez Albornoz vient de consacrer à son ami (El País, 15 mars 1986) l’exprime clairement : « L’Espagne, dévoreuse de cadavres, attend de le voir mort pour s’en souvenir. [2] » Et, en effet, le scandale est bien là : soudain, apparaissent des douzaines de prétendants au titre d’éternel ami du défunt quand le vivant ne s’en reconnaissait plus que trois ou quatre à la veille de sa mort. Comme il est encore là, le scandale, au détour d’un journal télévisé se fendant d’un commentaire laudatif sur fond d’effigie du disparu, mais qu’importe [...]

L’éditeur

Par la clarté de son parcours, par son originalité, José Martínez demeurera une irremplaçable référence dans l’histoire politique de l’anti-franquisme. L’œuvre qu’il nous a léguée est là pour en témoigner. Elle résume à elle seule toute une vie faite d’entêtement, mais aussi d’angoisse. Elle porte un nom que tout un chacun connaît ou reconnaît : les Éditions Ruedo Ibérico. Aucune opposition politique n’a jamais disposé d’un instrument aussi profitable que celui dont a bénéficié l’anti-franquisme pendant trente ans. Sans l’implication de José Martínez, sans l’intelligence dont il sut faire preuve, sans cette agilité – de l’esprit et de la main – qui le caractérisa, sans sa capacité de travail, son courage et son dévouement, il est certain que n’auraient pu paraître, sur une aussi longue période, tant de bons livres et une revue de la qualité – inégalée et unique en son genre –, comme Cuadernos de Ruedo Ibérico. Soucieux de concilier le fond et la forme, José Martínez alliait son goût et son respect du livre comme objet à son contenu : ceux qu’il éditait, il les voulait à la fois beaux, nécessaires et éclairants. De là vient cette admiration qui nous saisit à les contempler. […] Posséder aujourd’hui la collection des ouvrages de Ruedo Ibérico, c’est disposer du matériel d’analyse de base pour étudier l’Espagne franquiste et anti-franquiste. José Martínez fut l’artisan qui les conçut, les prépara, leur donna cette présentation si originale […]

Cette façon d’être le centre, et même l’unique responsable de cette grande œuvre, le rendait, bien sûr, seul capable d’en faire l’étude et d’en tirer le bilan pour la postérité. Il y travaillait, ces derniers temps, quand la mort le surprit, dans la plus grande des solitudes, sous la forme d’une stupide fuite de gaz. Personne, désormais, ne sera en état de mener à bien la nécessaire histoire de cette aventure, car personne n’aura plus l’intime connaissance des hommes et des circonstances qui la décidèrent. Pendant trois décades – des années 1950 aux années 1970 –, l’intelligentsia politique, sociale et culturelle espagnole – forcément de gauche, l’autre n’existant pas – fréquenta, d’une façon ou d’une autre, Ruedo Ibérico, et certains de ses représentants s’y associèrent librement. C’est ce livre qui manquera, celui qu’était sur le point d’écrire José Martínez, témoin de première main, celui qu’aucun historien ne rédigera jamais, parce qu’il n’imaginera même plus ce que cela fut, qu’il n’aura des acteurs qu’une compréhension superficielle, qu’il ignorera le devant, l’arrière et les coulisses de cette scène anti-franquiste où se mêlèrent toutes les querelles de personnes, les loyautés et les trahisons que la lutte politique clandestine favorise, à l’évidence, plus que tout. Retenons – comme triste anecdote – que, pour mener à bien son projet, José Martínez ne compta que sur l’aide financière du ministère néerlandais de la culture – négociée par l’Institut international d’histoire sociale d’Amsterdam –, quand de prétendus anti-franquistes sont pourtant au pouvoir. On peut en avoir honte pour la gauche espagnole. […]

L’homme

Né le 18 juin 1921 à Villar del Arzobispo, dans la province de Valence, José Martínez était fils de Valencien et de Basque (par ascendance). Son père exploitait, en indépendant, une carrière de pierres, ce qui ne l’empêcha pas, tant par solidarité avec les travailleurs que par sympathie pour les idées libertaires, d’adhérer à la CNT. A l’âge de 16 ans, le fils quitta le domicile familial pour rejoindre le front comme volontaire et fut nommé milicien de la culture dans la 26e division. Fait prisonnier par l’armée franquiste, il fut enfermé dans une maison de correction pour mineurs. Après son service militaire, il participa, entre 1945 et 1947, aux activités militantes clandestines de réorganisation des Jeunesses libertaires de Valence et de la Fédération universitaire espagnole (FUE).

Ayant pris le chemin de l’exil, en 1947, il représenta, à l’extérieur, ces deux organisations. Installé à Paris, il fut également secrétaire de l’Inter-aide universitaire espagnole (appendice de l’Entraide universitaire française), entreprit des études d’histoire sous la direction de l’hispaniste marxiste Pierre Vilar et s’adonna avec voracité à la lecture d’ouvrages d’histoire et de théorie politique.[…] Entré aux Éditions Hermann, spécialisées dans le domaine scientifique, il y fit son apprentissage de fabricant de livres et en devint chef d’édition. Ce qu’il y aura appris lui servira beaucoup quand il décidera de créer Ruedo Ibérico et d’y consumer, au vrai sens du terme, un quart de siècle de sa vie.

Évoquant l’homme, il me faut bien faire justice d’un reproche qui lui fut souvent adressé : son mauvais caractère. Si personne, heureusement, n’est parfait, ce défaut, finalement superficiel, répondait chez lui à deux qualités assez rares et dignes d’admiration : la lucidité et le sérieux […] Doué d’une forte et sûre mémoire, il tolérait mal, parfois, la méconnaissance des faits et, davantage encore, leur camouflage. Sur le plan plus strictement personnel, cependant, c’était son inflexible conception de la loyauté qui occasionnait, presque invariablement, discussions passionnées et ruptures définitives. Cette loyauté, qu’il situait au-dessus de tout, constituait, pour José Martínez, la règle d’or de toute vie en commun et la base même de toute discipline personnelle. Il m’est souvent arrivé de penser que la CNT avait donné, à travers ses militants, beaucoup d’exemples d’autodiscipline. Les livres de Cipriano Mera et de Juan García Oliver [3] – qu’il n’a sûrement pas édités par hasard – en attestent assez largement. Cette notion d’autodiscipline, évidente, était au centre de la vie relationnelle de José Martínez. Étroitement liée à l’esprit de loyauté et au libre arbitre qu’il professait, elle lui valut de nombreuses inimitiés, mais aussi quelques amitiés profondes, inconditionnelles et définitives. Et pas seulement parmi ses « coreligionnaires » – si l’on peut qualifier ainsi ses proches sur le terrain des idées –, mais aussi parmi quelques autres qu’on n’aurait pas soupçonnés et qui peuplaient un large spectre qui allait de certains notables de la politique ou de la culture aux petits et aux sans-grade, comme le vendeur de journaux du quartier, la concierge, le jardinier ou le garçon de café du coin… Ceux qui le crurent foncièrement solitaire et détaché seront peut-être surpris d’apprendre que le thème de la famille revenait souvent dans ses conversations et sa correspondance privées. Il adorait sa mère. Il vouait un grand respect à son père, à qui il dédia un de ses textes les plus importants, « CNT : ser o no ser » [4], prouvant doublement sa loyauté à cette occasion : envers son père, mais aussi envers son oncle – le frère de sa mère, fusillé par les fascistes –, dont il adopta le nom – Felipe Orero – comme pseudonyme. Je sais qu’il supportait mal tout déboire que vivaient ses proches, qu’il était très attaché à sa fille, qu’il souffrit beaucoup de la perte de son petit-fils. Cette réputation d’asocial dont on l’affubla était la plus infondée qui fût : il aimait l’échange, la conversation et cultivait l’amitié (qui plus est, au féminin…). Bien sûr, qui pratique l’autodiscipline est souvent exigeant avec les autres. Le sérieux, la rigueur et la compétence n’étant pas les valeurs les plus communes aux Espagnols, on peut en déduire que certaines de ses fréquentations, sans le connaître vraiment, s’en tinrent à sa réputation d’atrabilaire.

Agonie et mort de Ruedo Ibérico

Ce n’est pas ici le lieu de commenter toutes les gloses in memoriam écrites ces jours-ci sur José Martínez. […] Je ferai une exception, cependant, pour répondre à Luciano Rincón [5], qui écrivit dans El País du 15 mars 1986 : « A près la transition, le silence et l’incapacité à s’habituer à l’idée que ceux qui nettoyèrent les latrines ne furent pas ceux qui montèrent sur le trône, comme je l’avais prévu, provoquèrent sa retraite. Pepe Martínez ne put ou, peut-être, ne voulut pas se faire à l’idée que certains de ceux qui, durant le franquisme militant, l’avaient persécuté, prenaient plus d’importance politique que lui-même et son combat pour la démocratie. Je soupçonne même que les premiers assauts de l’infarctus qui allait finir par le tuer vinrent de là. D’autres s’étaient approprié l’histoire. » En premier lieu, faisons un sort à la cause du décès que Rincón fonde sur les premières révélations qui l’attribuèrent, en effet, à un infarctus. : d’après l’autopsie et le témoignage de ceux qui découvrirent le cadavre, la seule version plausible est celle de l’intoxication par monoxyde de carbone par suite d’une fuite de gaz. Mais là n’est pas le plus grave dans la déclaration de Rincón.

Quand le vent de l’histoire changea de sens et que la maison d’édition retrouva une Espagne en voie de démocratisation, tout laissait prévoir que Ruedo Ibérico occuperait la place qui lui revenait au premier chef. Ce fut pourtant à cet instant précis de son histoire qu’elle entra en agonie. Luciano Rincón – qui fut auteur de José Martínez sous le pseudonyme de Luis Ramírez –, explique assez étrangement ce paradoxe. Pourquoi donc la « transition » devait-elle signifier la mise à la retraite de celui qui fit tout pour la précipiter ? Ce qui est certain, en revanche, c’est que José Martínez refusa d’accepter une transition combinée, négociée, entre gueuleton et gueuleton, avec la droite. Il combattit ce ravalement de façade qui permettait à la droite post-franquiste de continuer à noyauter l’édifice. […] Quel est donc ce « silence » dont parle Rincón ? Une fois en Espagne, José Martínez ne se tut pas : il édita quelques livres importants, donna des conférences et participa même à deux émissions télévisées. Alors, de quel silence s’agit-il ? Ne serait-ce pas plutôt celui qui l’entoura, celui de ceux qui le fuyaient, par peur, sûrement, de risquer de perdre la face à son contact ? Quant à cette allusion à « ceux qui nettoyèrent les latrines [et ne] montèrent [pas] sur le trône », elle est tout simplement inexcusable de la part de quelqu’un qui a connu et fréquenté José Martínez. Elle rappelle, en pire, le mot d’Ortega y Gasset, en référence aux politiques : « Il faut aussi qu’il y ait des vidangeurs ». Cette misérable conception de l’intellectuel relève, qui plus est, de l’insulte, quand elle s’applique à un homme qui ne s’est jamais pris pour un politique. Depuis quand la mission des intellectuels consiste-t-elle à curer la fosse à purin des politiques ? S’ils ont un rôle, en revanche, c’est de se tenir à distance de cette merde politicienne. De retour en Espagne, José Martínez n’a jamais tendu la main pour demander de l’aide à ceux qui l’avaient fréquenté quand l’opposition était clandestine et qui sont devenus, aujourd’hui, plus ou moins puissants. S’il a obtenu quelques rares faveurs, au moins quelques aides, c’est de l’extérieur qu’elles lui vinrent, de ses relations de France, des Pays-Bas ou d’Italie, et sans qu’il n’eût jamais rien demandé… On peut bien sûr ajouter qu’il bénéficia naturellement des attentions de ses ami(e)s qui – fussent-ils espagnols – aimaient son intelligence et sa grande culture et lui vouaient une éternelle reconnaissance pour l’œuvre réalisée et sa fidélité en amitié.

Rincón ignore-t-il quelle fut la triste fin de Ruedo Ibérico ? En cette période de transition, tous ceux qui manifestaient une quelconque ambition de pouvoir s’épuisèrent à chercher le trou dans le fromage. Dès lors, tout à leur course folle, ils convinrent d’oublier José Martínez. Et ils l’oublièrent d’autant qu’ils savaient qu’il demeurait libertaire. La principale raison du silence qui l’entoura, c’est là qu’il faut la chercher. Être libertaire, n’être d’aucun parti était inconcevable pour ces gens-là. C’est un peu comme de se déclarer sans religion en terre protestante. Aucune religion ? Impossible… Si son fondateur avait été communiste ou socialiste, Ruedo Ibérico aurait connu un succès de popularité mérité. En revendiquant, au contraire, son esprit libertaire, la maison d’édition s’attira l’olympique mépris des « intellectuels » espagnols – à de rares et singulières exceptions près, comme on dit – et aussi la méfiance des responsables de la CNT qui craignaient sans doute que l’auteur d’un des plus perspicaces essais de l’après-guerre sur la CNT [6] ne devînt un rival. S’ils l’avaient connu un tant soit peu, ils auraient pourtant compris que José Martínez n’était ni un tribun ni un homme d’appareil, mais plutôt un homme de parole et de lecture, un travailleur ayant le goût de la réflexion et de la création. La presse l’a, d’ailleurs, qualifié un peu rapidement d’anarchiste. Je ne suis pas sûr que le terme lui eût convenu. Il préférait se dire lui-même libertaire, convaincu qu’il était que seule la liberté peut permettre que l’homme devienne plus humain et que, sans elle, aucune vie ne mérite d’être vécue. En fait, José Martínez était un révolutionnaire pour qui la révolution devait donner toute sa place à l’humanisme, qui demeurait sa raison d’être.

Francisco CARRASQUER
[Traduit de l’espagnol par Freddy Gomez]