Albert FORMENT
JOSÉ MARTÍNEZ : LA EPOPEYA DE RUEDO IBÉRICO
Anagrama Barcelone, 2000, 694 p.
De 1961 à 1982, José Martínez honora le métier d’éditeur. À sa façon, avec son style propre, l’exilé libertaire se lança dans une aventure que personne d’autre que lui n’osa entreprendre : s’opposer au franquisme d’abord, à la « transition démocratique » ensuite, par la force des mots imprimés, par la diffusion de la pensée critique, par la qualité des livres qu’il édita – quelque 150, en vingt ans – et par la belle facture de la revue qu’il dirigea, Cuadernos de Ruedo Ibérico – 66 numéros, entre 1965 et 1979. Pour mener à bien une telle entreprise, pour supporter les avanies et les coups du sort qu’elle connut, pour maintenir son indépendance contre vents et marées, il fallait sans doute un homme paradoxal, contradictoire, mal commode et entêté. C’est le portrait de cet homme singulier et de cette aventure si particulière que tente et rate Albert Forment.
Comment aurait-il pu le réussir, d’ailleurs, à partir du moment où – extrême naïveté ou simple méthode de désamorçage de la critique – le biographe avoue lui-même sa totale inculture en la matière ? Sur quels critères et pour quelles raisons a-t-il été choisi par son mécène ? On l’ignore. On sait que, dans la vie, Forment s’occupe de livres – il est bibliothécaire – et qu’il est diplômé d’histoire de l’art. C’est à peu près tout. Il fallait d’autres qualités pour s’atteler à un tel projet : une connaissance historique et politique de l’anti-franquisme, de la méthode et du savoir-faire dans l’utilisation des sources, toutes choses qui font, à l’évidence, défaut à Forment. José Martínez : la epopeya de Ruedo Ibérico est un produit d’époque. Il en a le goût, le style, les tics et, à bien des égards, la vacuité.
Tout livre de commande est suspect. Il pose invariablement la question du rapport de l’auteur à son sujet et implique un lien de dépendance entre l’écrivant et le contractant. Quand, de surcroît, il s’agit d’une biographie, et que le commanditaire est le propre frère de José Martínez, la suspicion augmente, d’autant que leurs relations ne furent pas toujours des plus fraternelles. « Il s’agissait avant tout, nous dit Forment, de réhabiliter ce personnage mythique de la lutte anti-franquiste condamné à l’oubli par la jeune démocratie espagnole. » Le sentiment est honorable, mais il ne suffit pas. Il relève même du compassionnel, du rachat et de la bonne conscience. Cet oubli, dont parle Forment, il eût fallu en déceler les causes dans la psychologie sociale de la « transition démocratique », en analyser les motifs, en dénoncer les artisans, en pointer les raisons. À défaut, on fait de l’homme qui en fut indiscutablement victime un irréductible, un empêcheur de démocratiser en rond, mais on n’explique pas le pacte de connivence des modernes élites intellectuelles et politiques espagnoles qui reposait sur le recyclage des aigreurs idéologiques – franquistes et anti-franquistes – pour entrer dans la modernité et supposait, pour fonctionner, la plus consensuelle des amnésies. En s’opposant aux règles du jeu des nouveaux maîtres – qu’il connaissait intimement pour certains à force de les avoir fréquentés en d’autres lieux et sous d’autres climats –, en affinant sa critique du grand remodelage institutionnel, en prétendant mettre sa maison d’édition, sa revue et sa réputation au service d’une stratégie de rupture anti-capitaliste et libertaire, José Martínez dérangeait le bel ordonnancement de la « transition démocratique ». Dès lors que l’anti-franquisme allait rejoindre les antichambres du pouvoir et les palais de l’ordre, il fallait taire la voix des révoltes. Ou la rendre inaudible dans l’assourdissant vacarme des ambitions retrouvées. Ou la recouvrir d’oubli démocratique.
C’est par la fin que commence Forment. Un vieux truc littéraire pour appâter le lecteur, une façon de mettre du tragique dans l’histoire du personnage. Madrid, 11 mars 1986, le mythe s’éteint le jour même où les Espagnols s’apprêtent à entrer, par référendum, dans l’OTAN, après une active campagne électorale des socialistes en faveur du « oui ». Date symbole, mort symbole. Un léger doute sur la cause du décès. Le suicide aurait fait bien dans le tableau, mais il faut s’en tenir à la version officielle : mort accidentelle par asphyxie des suites d’une fuite de gaz. « Il ne s’agissait là que d’une mort physique, lâche subtilement Forment. Le personnage public avait disparu et était enterré depuis plusieurs années. » Tout est bon qui fait mouche. On sent que Forment hésite sur le genre. Il hésitera pendant 700 pages.
Le principal reproche qu’on puisse faire à Forment est bien celui-là. En prétendant saisir la totalité du sujet, il bute sur tous ses aspects. Il cherche, sans doute, mais ne trouve pas. Il cherche à comprendre ce personnage énigmatique et contradictoire que fut José Martínez. Il cherche à percer sa personnalité en la rattachant à ses origines. Il cherche à saisir ce que représentèrent pour le futur éditeur les années de formation. Il cherche à le situer dans le microcosme complexe et labyrinthique de l’exil espagnol. Il cherche à déterminer les raisons qui le poussèrent à se faire éditeur. Il cherche à évaluer ce que fut son œuvre. Forment, tel un Pinkerton de province, explore toutes les pistes à la fois : l’étude de caractère, la biographie stricto sensu, la recherche historique, la quête bibliographique, l’analyse sociologique. D’où l’étrange impression qui se dégage de la lecture de ce livre fourre-tout, une sorte de malaise devant tant d’efforts qu’on devine vains. Car rien ne marche, tout s’embrouille et ça se sent. Le sujet résiste et le tâcheron s’enlise. Nul doute que la mission, difficile en soi, était très largement au-dessus de ses moyens.
Il est plusieurs façons d’aborder une œuvre, mais il est impossible d’en tirer le moindre enseignement sans s’y frotter. L’histoire de José Martínez est inséparable des traces, nombreuses, qu’il a laissées sous la forme de livres. Pour comprendre le personnage, il n’était d’autre moyen que l’analyse minutieuse de ses choix éditoriaux et des circonstances qui y présidèrent. En la matière, il fallait connaître pour juger, il fallait avoir lu pour se risquer au bilan. Or, il ne semble pas que Forment soit parti de cette donnée de base. Le flou qui se dégage de ses commentaires l’atteste. L’importance qu’il accorde à tel ouvrage sur tel autre le prouve. Tout, ici, est approximatif et vague et cet à-peu-près a une raison : c’est toujours par ouï-dire que l’auteur s’exprime.
Pour le chercheur en histoire, la rareté des sources pose autant de problèmes que leur profusion. Si l’une oblige à la modestie, l’autre incline à la prudence. Pour commettre son gros volume, Forment s’est attaché à empiler les témoignages et à utiliser, de façon systématique, la propre correspondance de José Martínez. Et, là encore, le bât blesse. Nombreux sont les témoins vivants de « l’épopée de Ruedo Ibérico », nombreux et contradictoires. Il y en a de tout genre et de toute époque, en tout lieu et en toute place, des haut placés et des sans-grade, des importants et des accessoires, des acariâtres et des fascinés, des faux frères et des fidèles. À foison, les témoins ne racontent, à l’évidence, ni le même José Martínez ni, a fortiori, la même histoire. Ils l’interprètent, l’arrangent, la salissent ou la mythifient, selon les cas. Le témoignage est un matériau délicat, peu fiable, devant être manié avec précaution. Forment, seul maître à bord après son commanditaire, privilégie les témoignages qu’il veut. Précisons, simplement, que, livrés à eux-mêmes, non confrontés à d’autres et privés de perspectives, ils ne sauraient être autre chose qu’incursions subjectives dans le domaine historique. José Martínez vu par ou mal vu par… en quelques sorte.
Quant à l’utilisation de la correspondance de José Martínez, elle supposait, elle aussi, quelques précautions élémentaires. S’il est connu que l’homme écrivait beaucoup et quotidiennement à ses divers et nombreux destinataires, il n’est un mystère pour personne que cette pratique épistolaire relevait, d’une certaine façon, chez lui, du journal intime, de l’exutoire, une façon de commenter, à chaud, les avanies et les déboires, les déceptions et les trahisons, les emballements aussi. Là, il passait en revue, sans aucun recul, l’état présent de ses doutes et de ses colères. Ces lettres, il les écrivait presque toujours sous pression, dans l’impératif besoin de régler des comptes avec lui-même, sa vie, ses proches. Cela pouvait aller du commentaire politique brutal à l’épanchement privé. C’est dans cette correspondance d’un type si particulier que Forment puise sans fin des phrases – pas toujours compréhensibles et souvent coupées de leur contexte – dont il truffe son récit. Ce n’est pas la pratique qui est condamnable, mais l’esprit de système qui la sous-tend. À vouloir laisser la parole à José Martínez avec une telle latitude, on noircit sûrement des pages, mais il arrive qu’on noircisse aussi le personnage. On ne l’éclaire pas toujours, en tout cas.
Forment a raison d’insister sur les problèmes financiers structurels de l’entreprise Ruedo Ibérico, mais il le fait, comme pour le reste, approximativement, sur la seule base de la correspondance de José Martínez, sans étude analytique des archives comptables, sans bilan, sans différenciation des périodes ni précisions sur le rapport entre la diffusion clandestine en Espagne et celle légale en France, sans chiffres de vente ni statistiques d’édition et de réédition. Les colères et les plaintes exprimées par José Martínez dans ses lettres ont indiscutablement valeur humaine, mais elles ne peuvent, à elles seules, faire foi en la matière. Par paresse, sans doute, Forment s’en est contenté. Dommage.
Dommage, encore, qu’aucune investigation n’ait été entreprise du côté de la censure espagnole, dans les archives d’époque. Il y avait sûrement là matière à illustrer la guerre idéologique que se livrèrent l’appareil d’État franquiste et Ruedo Ibérico. En ignorant purement et simplement le discours et les méthodes de l’ennemi – dans ses constantes et ses fluctuations –, Forment reste dans la généralité et laisse finalement dans l’ombre – pour quelles raisons ? – des personnages aussi funestes que Fraga ou La Cierva.
De tout cela, confusion des genres opérant, il ressort un étrange portrait, celui d’un « grand éditeur anarchiste », certes, mais écrasé sous les traits d’un homme impossible, atrabilaire, égoïste, autoritaire, alcoolique, éternellement dépressif et coureur de femmes. Et, comme tout s’équivaut chez Forment, on s’attachera, selon ses penchants, à l’éditeur de talent ou au bonhomme et à « ses zones d’ombre ». Outre qu’il y a, chez l’analyste, quelque outrecuidance à décider de ce qui est « assumable » ou pas chez son sujet d’étude, il n’échappera pas au lecteur attentif l’évidente complaisance du sermonneur pour le glauque. De là à en rajouter, nul ne s’étonnera qu’il n’y ait eu qu’un pas. Car, à vrai dire, on ne comprend pas, à suivre Forment dans ses incursions répétées dans la vie privée de José Martínez, comment un homme aussi accaparé par ses nombreuses liaisons, aussi accablé par les régulières, profondes et répétées crises dépressives qu’il évoque, aussi occupé à tout régenter sans partage, ait trouvé le temps et la force d’éditer 150 livres, de les traduire pour certains, de les réécrire pour d’autres, de les illustrer pour beaucoup d’en assurer la correction pour tous et de consacrer, de surcroît, un reste d’énergie à une revue qui en demandait tant. Forment ne le dit pas. Un surhomme, sûrement… Et, en effet, on peut déceler de la fascination dans le regard que le biographe porte sur son sujet, une fascination mal placée, certes, un peu étriquée, provinciale, pour le Quartier latin de pacotille qu’il décrit, pour la vie aventureuse, pour l’élégance du beau José et, surtout, pour ses succès féminins. Cette insistance, un peu lourde, à remettre sur l’ouvrage, au risque de la répétition ou de l’exagération, la dimension existentielle de son personnage confère à l’étude son côté « télé-novela » journalistique et racoleur, vendeur en somme.
Il ne viendrait à personne l’idée saugrenue de dénier à José Martínez un mauvais caractère reconnu. Les témoins les plus fiables de ce point de vue – ses amis des temps difficiles – l’admettent sans la moindre difficulté, comme ils attestent son sens de l’amitié et l’exigence qu’il y mettait. Sa rigueur en échauda plus d’un. Ses colères en éloigna d’autres. Ceci expliquant cela et la réputation se chargeant du reste, il est aisé de pointer le despote sous l’intransigeant et le caractériel sous l’entêté. Forment, à vrai dire, ne s’en prive pas, un peu gratuitement là encore et sur la base de témoignages partiaux. Qu’il ait fallu certaines dispositions particulières de caractère et un tempérament hors du commun – une forte personnalité, en somme –, pour éditer dans les circonstances difficiles où il le fit, avec constance et sans aliéner jamais son indépendance ni sa liberté de ton, l’œuvre accomplie par José Martínez, à l’évidence, en témoigne. Pour le cas, la ténacité, l’obstination et l’autorité furent aussi vertus.
Si la futilité et l’approximation décrédibilisent volontiers son propos dans l’approche de l’homme privé, la maigre culture dont fait preuve Forment dans le domaine politique le mène au bord du naufrage. Prenons le cas le plus flagrant, celui de l’identité politique de José Martínez. Forment s’y entend mal et schématise à sa façon : en gros, nous dit-il, c’est l’histoire d’un anarchiste ayant flirté avec les communistes avant de redevenir anarchiste… Ici, toute nuance est irrémédiablement gommée, toute pensée complexe diluée dans la catégorisation la plus banale. Plus qu’anarchiste, José Martínez se proclamait libertaire. Il connaissait intimement le mouvement libertaire espagnol pour y avoir milité. Il en savait les limites. Il le quitta, vers 1950, parce qu’il ne répondait pas à ses aspirations intellectuelles et politiques du moment. Communiste, il ne le fut jamais, compagnon de route non plus, marxiste certainement. La nuance a dû échapper à Forment. Marxiste libertaire, plus précisément, car si José Martínez, à certaines périodes de son histoire, sembla plus proche du marxisme que de l’anarchisme, il le fut toujours de façon hétérodoxe et critique, sans se départir à aucun moment de cette pensée libertaire qui traque le pouvoir jusque dans sa négation. Pour suivre le cheminement politique complexe de José Martínez sans faire l’impasse sur certaines illusions auxquelles il put, un temps, céder – comme le tiers-mondisme ou la révolution cubaine –, il fallait disposer de ce bagage historico-politique dont Forment semble totalement dépourvu. Si les effets de Mai 68 et la réactualisation des pratiques anti-autoritaires, par exemple, eurent une influence sur José Martínez, il n’est pas certain qu’elle fut déterminante pour expliquer ce supposé retour à l’anarchisme, dont parle Forment. Ce serait, d’une part, faire accroire que l’homme eût cédé à un certain folklore d’époque et, de l’autre, passer à la trappe le phénomène politique majeur que pressentait José Martínez, à savoir la progressive institutionnalisation de l’anti-franquisme. En parfait connaisseur du terrain, il avait alors compris que le jeu d’ombres avait commencé et que le franquisme accoucherait d’une démocratie oublieuse et même pas républicaine. Il savait que les élites, d’un côté comme de l’autre, attendaient l’heure de solder l’histoire pour moderniser le pays et s’en partager les prébendes. Du 6, rue de Latran, l’éditeur José Martínez observait le mouvement entre amusement et agacement. Calvo Serer, d’un côté, se sentait pris d’une soudaine passion pour Santiago Carrillo . Le PSOE, de l’autre, ouvrait large ses portes à coups de grands virages programmatiques. Les dissidents communistes des années 60 humaient l’air du temps en opérant un déplacement vers la social-démocratie montante et les gauchistes répétaient inlassablement les dogmes léninistes les plus éculés. C’était bien l’anti-capitalisme et la revendication de l’autonomie qui manquaient le plus. Le libertaire José Martínez devint alors le pourfendeur de l’anti-franquisme de pouvoir. Il y consacra ses forces et sa revue. S’il revint au mouvement libertaire – plutôt qu’à l’anarchisme –, c’est qu’il y voyait une perspective de radicalité, une façon de briser le cercle du consensus. Cette démarche, beaucoup plus complexe qu’un simple retour aux sources, se voulait critique et raisonnée. Il suffit de méditer les deux brillantes contributions qu’apporta au débat Felipe Orero, son pseudonyme, pour s’en convaincre. D’une parfaite hétérodoxie, elles situent clairement la pensée critique de José Martínez sur le sujet. Encore faut-il les avoir comprises, ce qui n’est sûrement pas le cas de Forment quand, parlant de la seconde, il la juge « pesante et peu synthétique » et la qualifie de « rapport partisan à usage interne plus qu’essai théorique ». Un connaisseur, vraiment, ce Forment…
En regard de l’inexcusable erreur qui fait de José Peirats un ministre anarchiste de la République espagnole – du même ordre de grandeur, historique s’entend, que celle qui, géographique celle-là, situe le Chili à… 4 000 kilomètres de Paris –, la longue liste des interprétations hâtives, des oublis et des anachronismes contenus dans cet ouvrage pourrait paraître dérisoire. Citons néanmoins, et à titre d’exemple, dans la dernière catégorie, la qualification connotée d’ « organisation terroriste » pour désigner l’ETA des années 1970 quand il s’agissait bien, à l’époque et indépendamment de ses délires racisto-militaristes d’aujourd’hui, d’un mouvement de résistance armé. L’utilisation d’un néologisme journalistique post-franquiste pour évoquer une réalité trentenaire indique finalement assez bien le degré de myopie historique du biographe. Comme l’absence totale de notes explicatives se rapportant aux personnages cités révèle le mépris dans lequel il tient à la fois et l’histoire et ses propres lecteurs…
Alors ? Alors, la déception est grande, d’autant plus grande qu’on pouvait nourrir quelque espoir de voir enfin reconnu l’immense travail entrepris par José Martínez, à travers les Éditions Ruedo Ibérico et Cuadernos. Déchirer le voile d’oubli qui le recouvre, tâche à laquelle prétend contribuer ce livre, n’était pas suffisant. Il fallait le restituer avec rigueur, cette qualité qui manque le plus en cette époque, dont le « Forment » restera un produit assez typé tant dans la forme que dans le fond.
José FERGO