■ Varian FRY
« LIVRER SUR DEMANDE... »
Quand les artistes, les dissidents et les Juifs fuyaient les nazis (Marseille 1940-1941)
suivi de « Varian Fry, journaliste politique » (1935-1942)
Préface de Charles Jacquier ; avant-propos d’Albert Hirschman
Marseille, Agone, « Mémoires sociales », 2008, 400 p., ill.
DANS UNE APRÈS-GUERRE débordante de patriotisme, un mythe structura l’imaginaire collectif. Décliné sur tous les tons, il fonda, sous l’œil attentif de ses gardiens gaullistes et staliniens, l’idée d’un peuple résistant. Les brebis galeuses livrées aux tribunaux de l’épuration eurent, alors, valeur démonstrative. Elles étaient assez peu nombreuses et suffisamment crapuleuses pour prouver au bon peuple que l’exception faisait la règle. À ce jeu, la vérité perdit ses bas, mais l’honneur fut sauf. Des générations durant, on répéta la leçon. Il fallut, en effet, attendre quelques décennies pour que, fouillant ses poubelles, des spécialistes de l’histoire, venant souvent d’autres latitudes qu’hexagonales, livrent enfin une version révisée de ces temps d’infamie. Le mythe en sortit forcément ébranlé, même si, revu et corrigé, il continue d’émerger ici et là, comme l’attestent les fumeuses mises en scène d’un quelconque Sarkozy autour de Guy Môquet ou d’une promenade sur le plateau des Glières et la diffusion – à une heure de grande écoute, et deux jours durant, sur une grande chaîne de télévision nationale – d’un « docu-fiction » débordant de bons sentiments « résistancialistes » [1].
Dans cet indigent maelström où pieux mensonges, demi-vérités et vraies omissions se côtoient au son du Chant des partisans, la réédition du témoignage de Varian Fry mérite d’être hautement saluée [2].
DU COMBAT DE VARIAN FRY, Victor Serge déclara avec raison qu’il avait été l’incarnation d’une résistance d’avant la Résistance – « un beau commencement », précisa-t-il. Et c’est sans doute ce qu’on retient de la lecture de ce témoignage d’un jeune journaliste débarquant à Marseille, en août 1940, avec la claire mission – émanant du Centre américain de secours (CAS) – de soustraire quelque deux cents artistes et intellectuels, le plus souvent d’origine juive, à la menace que fait peser sur eux l’ignoble article 19 de la convention d’armistice, aux termes duquel « le gouvernement français est tenu de livrer sur demande tous les ressortissants désignés par le gouvernement du Reich ». Cette mission, Fry va la mener à bien sans faillir, et toujours convaincu de la nécessité de l’élargir au plus grand nombre. Au bout du chemin – son expulsion vers les États-Unis par les autorités de Vichy, en septembre 1941 –, il aura sauvé du massacre deux à trois mille réfugiés. Par quelque moyen que ce fût, légal ou illégal.
Aujourd’hui encore, et malgré le caractère exemplaire de ce combat, l’épisode Fry demeure toujours mal connu. C’est sans doute que l’existence même de ce réseau en des temps où la résistance nationale n’agitait – et encore – que quelques consciences, contrarie certains discours sur l’époque. Car si le réseau Fry a d’abord l’avantage de la primauté en matière de résistance, il incarne également une autre manière d’en faire, plus proche de l’internationalisme que du patriotisme. Cet aspect du combat de Fry, souvent ignoré par ses propres laudateurs, est ici mis en exergue par Charles Jacquier, qui insiste, à juste titre, sur la trajectoire politique du personnage et sur les conditions d’une époque où – de la prise du pouvoir par Hitler à la défaite de la République espagnole – le journaliste américain inscrivit son action dans une certaine conception du socialisme anti-totalitaire portée par la gauche anti-stalinienne. Morcelée, défaite et ultra-minoritaire, cette gauche mettra, peu ou prou, ses faibles réseaux à son service lorsque, de Marseille, Fry s’entêtera, avec une belle opiniâtreté, à lister les indésirables de l’Ordre nouveau pour leur donner les moyens de fuir.
Humaniste, Fry le fut à sa manière, tout américaine, mais il ne fut pas que cela, et c’est sans doute cette autre dimension de son combat – ouvertement politique – que Charles Jacquier tenait à souligner en préface de son témoignage. Sur ce point comme sur d’autres – sa capacité, par exemple, à saisir « la place centrale de l’antisémitisme dans l’idéologie nazie » –, les commentaires du préfacier sont précieux.
MARSEILLE, DONC, dans la moiteur d’un été écœurant. Marseille no man’s land où rafles, rumeurs et combines ponctuent le quotidien de milliers d’âmes en quête de partance. Marseille planète sans visa, comme la décrit Jean Malaquais dans un livre sans équivalent [3], où, de page en page, un certain Aldous J. Smith – incarnation de Varian Fry – s’entête à croire en l’impossible pour « mériter sa vie ».
Parti de New York le 4 août 1940, c’est le 13 que Fry arrive à Marseille. Sur le quai de Saint-Charles l’attend Albert Hirschman, alias « Beamish », un socialiste de gauche exilé d’Allemagne depuis 1933. Le bonhomme, ancien d’Espagne, est doté d’une excellente expérience. En ces temps de défaite, il sait que le flegme de Fry est sûrement un atout, mais qu’il en faudra davantage pour jouer la partie. Il sait surtout que celle-ci ne saurait être esquivée. Dès ce jour, il sera quotidiennement au côté de Fry, et jusqu’à la date de son départ forcé pour les États-Unis.
Hôtel Spendide, boulevard d’Athènes… C’est là que Fry installe, provisoirement, les bureaux du CAS. La tâche est d’autant plus immense que les prétendants au départ commencent d’affluer dès le surlendemain de son arrivée. Perdus, anxieux, irascibles, ils attendent tout de l’Américain, parfois l’impossible. Et le doute pointe : « À vrai dire, écrit Fry, je ne sais pas comment ni par où commencer. Je suis chargé de sauver un certain nombre de réfugiés. Mais comment dois-je m’y prendre ? » Sa force, il la tient de son culot et d’un sens inné de la débrouille. Doué pour l’improvisation, aucun obstacle n’est de taille à le démoraliser. Il fait avec, se contentant de naviguer à vue. Des obstacles, il en rencontre beaucoup, y compris du côté des représentants du consulat américain, pour qui ce type est un authentique emmerdeur.
Si Fry est tenace et déterminé, on aurait cependant tort de voir en lui une sorte de héros des ombres ou de deus ex machina. À le lire, à lire aussi ceux qui l’ont connu et fréquenté, c’est un personnage à rebours de cette image qui apparaît. Au fond, le conspirateur tient surtout de l’homme ordinaire – « a decent man », disent les Anglo-Saxons –. avec juste ce qu’il faut de naïveté pour étouffer les scrupules ou vaincre les peurs. Chez lui, il y a la certitude toute américaine que tout est affaire de travail bien fait, la croyance que tout passe par une bonne élection de ses acolytes. Et Fry sait choisir, autant qu’il sait déléguer. On a déjà dit que la politique ne fut pas pour rien dans ses décisions. La constitution de son réseau le confirme amplement. Sa garde rapprochée – celle qu’il consulte sur toutes les décisions à prendre et sur tous les coups à monter – relève de la phalange affinitaire : « Beamish » – déjà cité –, Hans Sahl, Jean Gemälhing, Daniel Bénédicte et Paul Schmierer ne sont pas des enfants de chœur. Issus de cette gauche antistalinienne – socialiste ou extrême – déjà évoquée, ils ont suffisamment essuyé de coups durs pour s’être forgé une cuirasse à toute épreuve. Pour eux, ce combat s’inscrit, naturellement, dans la suite des précédents. Seule l’époque a changé. L’autre cercle, c’est celui des Américains d’origine, installés en France depuis des années : Miriam Davenport, Charles Fawcett et Mary Jane Gold. Moins politisés, les « Américains » ont sur les « gauchistes » l’avantage du pragmatisme et la conviction qu’un bon technicien vaudra toujours plus qu’un mauvais politique. Le troisième cercle, précisément, c’est celui des techniciens stricto sensu : des spécialistes en ruses et en pieux mensonges, comme le monarchiste catholique autrichien Franz von Hildebrand, alias « Franzi », ou en comptabilité détournée, comme le juif allemand Heinz Ernst Oppenheimer, alias « Oppy ».
Tel est le réseau Fry, du cousu main pour temps difficiles. Le vrai mérite de son responsable fut d’avoir su s’entourer des amitiés, des connaissances et des compétences nécessaires pour les affronter, ces temps difficiles, et faire l’impossible.
AU-DELÀ DE SON OBJET – le récit de cette aventure hors du commun où stratagèmes, impondérables, coups de génie, trahisons et traques se succèdent de page en page –, le témoignage de Fry fourmille de mille détails sur les bassesses et les grandeurs d’une époque, sur la vie à Marseille – cette ville où la défaite même se prend « à la légère » –, sur les illusions nécessaires que trimballent – contre toute raison – certains apatrides, sur leur inaptitude à changer de registre existentiel alors que leur vie même en dépendait. Rédigé au fil du souvenir, et quand celui-ci était encore frais – 1945 –, il évite toute emphase, manie l’humour, accumule les anecdotes, livre quelques portraits riches en couleurs de la faune des « suspects » de la cité phocéenne. Ainsi de cette formidable description de la villa Air-Bel – « Château Esper-Visa » l’avait baptisée Victor Serge –, dont l’Américain a fait sa résidence et qui regroupe la communauté des surréalistes échoués à Marseille – « toujours aussi cinglés qu’avant », précise-t-il. Ces « cinglés », Fry les aime pour ce qu’ils sont, des fortes têtes refusant le naufrage de l’esprit et pratiquant jusqu’à l’absurde leur désir follement poétique de changer la vie. Rarement, sans doute, portrait d’André Breton, magnifiquement décalé et superbement surréel en maître de cérémonie et collectionneur de mantes religieuses, n’aura été plus vivant. « À tout autre moment, note Fry, la vie entre ses murs aurait été idyllique. » Pour sûr, mais si elle ne l’est pas au regard des malheurs du temps, les murs d’Air-Bel délimite un périmètre libéré qu’aucune descente de flics maréchalistes ne parvient à réduire. C’est là, dans cette parenthèse de l’attente, que s’activent d’anciennes solidarités et que s’invente un possible renouveau de l’illusion révolutionnaire.
Au creux du désespoir le plus profond, Fry ne cesse jamais d’aimer la vie. Charnellement, viscéralement. C’est elle qui le motive, c’est pour elle qu’il se bat. Comme si rien d’autre n’avait de valeur, à ses yeux, que son irruption soudaine dans le sourire du sans-papier enfin doté d’un visa. Cette vie, elle irradie de toutes les pages de son récit. Vie choisie de conspirateur s’exaltant de petits riens. Vie passée à tromper l’ennemi, à organiser des convois, à acheter des faux passeports, à semer la police. Vie menée au jour le jour, sans éclat particulier, mais pleine de l’espérance jamais démentie qu’un signal viendra, un jour, de Lisbonne, annonçant que la cargaison est arrivée à destination. Cette vie, le lecteur s’y attache comme à l’essentiel, une lutte à mort contre la déraison de l’Histoire.
L’EXPULSION DE FRY VERS LES ÉTATS-UNIS, en septembre 1941, à la demande conjointe des autorités de Vichy et du Département d’État, ne mettra pas un terme au réseau qu’il avait constitué. Celui-ci, sous différentes formes, se prolongera jusqu’à mai 1942, date à laquelle ses principaux responsables prendront le maquis. Quant à Fry, il tentera, contre vents et marées, d’alerter l’opinion publique américaine de gauche sur le sort des réfugiés et sur l’ampleur du massacre des juifs. Sans toujours convaincre.
Au sortir de la guerre, on oublia Fry pour célébrer d’autres héros plus conformes à l’image qu’on se faisait de la Victoire. C’est ainsi, les héros tardifs gagnent toujours les courses d’endurance. Livré à lui-même, Fry se contenta de vivre sa vie. Sa mort même, en 1967, passa inaperçue, sauf de ses amis proches. Et encore. Reste son livre, qu’il faut lire et faire lire. Pour que vive la mémoire d’un beau combat.
Arlette GRUMO