Bandeau
A Contretemps, Bulletin bibliographique
Slogan du site
Descriptif du site
Des énergumènes de l’anarchie
À contretemps, n° 31, juillet 2008
Article mis en ligne le 16 mai 2009
dernière modification le 4 décembre 2014

par .

Anne STEINER
LES EN-DEHORS
Anarchistes individualistes et illégalistes à la « Belle Époque »

Montreuil, L’Échappée, 2008, 256 p., ill.


Malcolm MENZIES
EN EXIL CHEZ LES HOMMES
Paris, Rue des Cascades, 2007, 416 p.

Dans un texte de belle prestance, Louis Mercier Vega esquissa une typologie intime du monde anarchiste d’hier fondée sur la distinction entre « milieu » et « mouvement » [1]. Mais, en subtil connaisseur du terrain, il précisait que cette distinction ne marquait aucunement une « frontière nette et définitive » entre deux manières exclusives de vivre l’anarchie. De l’une à l’autre, en effet, des passages s’opérèrent et, malgré les divergences, des liens perdurèrent entre adeptes de la reprise individuelle et praticiens de la question sociale, comme autant de connivences solidaires face à l’État. Aux heures sombres de la répression, notamment.

Les deux livres qui nous occupent ici s’intéressent plus particulièrement aux « milieux » anarchistes – pluriel qui, comme l’indiquait le même Mercier Vega, semble plus adapté que le singulier pour décrire cette collection de « petits noyaux solidaires » peuplés de « personnages hors série » qui allaient embraser, à l’aube d’un siècle où la terreur s’exerça pourtant à grande échelle et avec les raffinements qu’on connaît, les peurs d’une opinion publique travaillée au corps par ses grands prêtres : les Rouletabille de la chasse au Bonnot. Se voulant résolument « en dehors », ces énergumènes de l’anarchie n’hésitèrent pas, alors, à revendiquer toutes les images journalistiques – dont celle de « terroristes » – qu’on leur colla à la peau, comme d’autres avaient accepté, par défi, de reprendre à leur compte, quelques décennies auparavant, l’infamant qualificatif d’ « anarchistes » dont M. Marx et ses amis les avaient affublés.

Vivre en anarchiste…

Sous la plume d’Anne Steiner, le récit de la vie de Rirette Maîtrejean (1887-1968) sert de fil conducteur à un portrait, à la fois précis et vivant, de ces irréductibles de l’anarchie que furent les « en-dehors » de la Belle Époque. La force qui s’en dégage tient, d’abord, à l’approche clairement « empathique » de l’auteur. Partant de là, écrit Anne Steiner, « j’ai voulu révéler la logique qui sous-tend les actions des illégalistes et décrire l’engrenage dans lequel ils se trouvent pris. » La logique, c’est le désir – tenace – de vivre l’anarchie ici et maintenant. L’engrenage, c’est la fuite en avant, le grand saut, quand, marginaux définitifs, les illégalistes perdent le sens commun au point de vouloir contrarier celui de l’Histoire. Don Quichotte pathétiques, dans le meilleur des cas, bandits tragiques, dans le pire, ils n’ont plus, alors, de l’anarchie qu’une idée vague, dont chaque pas dans la dérive les éloigne davantage. L’engrenage, c’est le bagne ou la mort. Et, pour longtemps, le martyrologe, ce « culte de la charogne » que dénonça Libertad [2].

Entre la logique et l’engrenage, c’est un monde tout à fait singulier qu’arpente Rirette, un monde qui s’agite des Causeries populaires de la cité d’Angoulême à la communauté de Romainville, du « nid rouge » montmartrois au milieu libre de Saint-Germain-en-Laye, de la Libre Recherche à la rue Fessart. Un monde où les mots brûlent, où les passions s’embrasent, où les amours naissent et se défont librement, où la révolte se cultive méthodiquement, avec la certitude qu’elle est le seul bien qui compte. Le talent d’Anne Steiner, c’est de nous le faire sentir, ce monde. Au plus près de ses errances, de ses manies, de ses folies, de ses espoirs, de ses grandeurs aussi. Elle y parvient si bien que, même résistant aux tics – alimentaires, entre autres – de la faune qui l’habite, le lecteur ne peut qu’éprouver considération et fraternité pour ces quêteurs d’absolu à l’entêtement sans limite, que rien n’abat dans leur volonté de vivre libres. Si l’histoire de l’anarchisme – ou de l’anarchie, comme on voudra – procure encore, à s’y pencher, quelque jouissance, c’est après tout parce qu’elle demeure singulière, y compris dans ses trous noirs, parce qu’elle met en scène, de défaite en défaite, d’improbables révolutionnaires que la Révolution même inquiète et qui, hors l’instant de vivre le moment d’insurrection, font toujours de piètres conquérants.

C’est bien d’insurrection dont il s’agit chez ces « en-dehors » de la Belle Époque, insurrection de la vie libre contre l’existence aliénée par le salariat, les convenances sociales et la morale sexuelle. Imperméables aux théories de l’organisation et hostiles à toute subordination, les groupes d’individus qui composent ce microcosme – simples phalanstères philosophiques, milieux libres ou communautés de vie – drainent une cohorte de durs à cuire et de doux rêveurs, de sectateurs et d’esprits libres, d’utopistes et de pragmatiques. Parmi eux, bien sûr, grenouillent aussi quelques grotesques adorateurs de l’oignon, quelques maniaques du scientisme et quelques fêlés de la chimie – dont la conscience s’arrête, en général, aux limites de leurs lubies –, mais l’essentiel de la troupe compose un tableau plutôt riche en personnalités et dont émergent certaines figures fortes, comme celles, entre autres, de Jean de Boë, d’Albert Fromentin, de Mauricius, d’Anna Dondon, de Victor Kibaltchiche – alias Le Rétif et futur Victor Serge – et de la propre Rirette Maîtrejean. Lancée sur leur trace, Anne Steiner dévide le « fil noir » qui relie ces étranges destinées, ce noir d’anarchie qui sera aussi noir de deuil.

… et mourir en apache

Par un de ces hasards éditoriaux qui font mouche, la sortie du livre d’Anne Steiner coïncide avec la précieuse réédition du roman de l’écrivain britannique Malcolm Menzies, En exil chez les hommes [3], sans conteste le meilleur ouvrage consacré à la folle épopée de Jules Bonnot et de sa « bande », le plus juste en tout cas. Car Menzies – qui écrivit aussi sur le légendaire Makhno [4], mais davantage en historien qu’en romancier – livre ici une œuvre fictionnelle d’une rare puissance évocatrice fondée sur un méticuleux travail de recherche historique.

Le Bonnot qui ressort des pages de Menzies n’a rien à voir, en effet, avec l’image folklorique qu’en donnèrent bien des folliculaires. Et pas davantage avec le mythe qui, du côté de certaines marges, n’eut de cesse de le transformer en héros d’une cause perdue, mais éternellement magnifiée. Chez Menzies, Bonnot est, certes, un homme en révolte contre l’humiliation, mais c’est aussi un homme « séparé » du monde, muré dans sa solitude, un homme « aux pulsions désordonnées, aux prises avec des fantômes et avec lui-même », un homme désencombré de toute conviction éthique, un homme dangereux, en somme, définitivement obsédé par le passage à l’acte, qui va entraîner dans son sillage un petit groupe de jeunes illégalistes sur lesquels les mises en garde de Kibaltchiche et de Rirette contre ses mœurs d’apache n’auront aucune prise.

L’engrenage commence, ici, par une fascination, celle qu’exerce Bonnot l’affranchi sur des mômes de vingt ans à peine, exaltés, brouillons et convaincus d’avoir trouvé en lui un grand frère en démolition sociale. Pour Bonnot, la chose est plus simple : impliqué par la police dans la mort de Joseph Platano – un anarchiste retrouvé assassiné et dépouillé, le 27 novembre 1911, sur la route de Montereau à Melun –, il a besoin d’argent pour organiser sa fuite. Sollicité par Raymond Callemin, Édouard Carouy, Octave Garnier, André Soudy et René Valet, il fera affaire avec eux, même sachant que la jeunesse et l’inexpérience de ces « gâche-métier » n’augurent rien de bon. Quand le cercle se resserre, il n’est d’autre solution que de tenter de le briser. « J’ai l’intention de prendre ce dont j’ai besoin et de vivre ensuite en paix. Libre à celui qui le souhaite de parler de justice ou de révolte, tout cela est du passé pour moi. Je dois sauver ma peau. » Ces mots – que Menzies fait dire à Bonnot lors d’une première rencontre avec ses futurs associés – cernent le personnage. Revenu de tout, crépusculaire, l’illégaliste aux abois rêve son dernier coup, celui qui précède le décrochage et la vie de rentier. En face, c’est le romantisme qui domine, juvénile et antisocial, nourri par l’idée folle que le combat frontal contre les puissances de l’Ordre porte en lui l’aurore d’un monde nouveau. Comme quoi l’illégalisme peut servir à tout, mais d’abord à se perdre.

Menzies ne juge pas. Il s’applique à saisir les raisons qui président à de tels choix, à comprendre les cheminements qui les précèdent, à décrire les impasses sur lesquelles ils ouvrent. Ce faisant, il dresse un portrait psychologique d’une grande subtilité de Bonnot – dont la conviction est vite faite que ce combat, qui sera le dernier, l’oblige à soigner sa sortie de scène –, mais aussi des « gamins féroces » – l’expression est de Kibaltchiche – qui ont décidé de marcher sur ses traces et qui, même convaincus de l’issue fatale de l’aventure, s’entêtent à maintenir jusqu’au bout le cap sur le désastre. Au fond, semble nous dire Menzies, s’il y a quelque grandeur dans cette équipée sauvage, elle tient au désespoir qu’elle exprime et à la fidélité qu’elle implique. « Ces hommes, écrit-il, prennent des risques désespérés et, quand ils sont pris, ils ne se trahissent pas les uns les autres car leur scénario ne les y appelle pas. C’est une idée qu’ils ont d’eux-mêmes. » Pas plus que ne trahiront, malgré la haine qu’ils vouaient à Bonnot, Rirette et Kibaltchiche – qui paiera de cinq ans de prison son refus de se dissocier des « gamins féroces ».

En exil chez les hommes – admirable titre au demeurant – est, on l’aura compris, un livre essentiel pour saisir un peu de la vérité de cette aventure criminelle dont l’histoire de l’anarchie porte encore les stigmates. En l’éclairant à la fois du dedans et du dehors, et sous différents angles – y compris celui du sous-directeur de la Sûreté, Louis Jouin, que Bonnot entraîna dans sa chute, et qui n’était pas, et de loin, le pire des flics –, Menzies lui restitue tout à la fois sa complexité et sa dimension tragiquement humaine. L’humanité, c’est Kibaltchiche penché sur sa feuille blanche et murmurant à Rirette : « Quoi qu’il arrive, même si je réprouve ce qu’ils ont fait, je dois écrire quelque chose pour leur témoigner ma solidarité. » L’humanité, c’est Bonnot, seul, une nuit de janvier 1912, rue Bélandine, à Lyon, contemplant les hauts murs de la prison des femmes où est enfermée Dith, celle qu’il aime et qu’il ne reverra plus. L’humanité, c’est Callemin, dit Raymond-la-Science, découvrant dans les bras de Louise Dieudonné « qu’il existait un domaine des passions où l’intelligence ne jouait aucun rôle et que la science ne pouvait pas expliquer ». L’humanité, c’est Soudy, le petit Soudy, avouant sa peur à ses camarades, et la surmontant aussitôt. Pour ne pas décevoir, jamais. L’humanité, c’est aussi Jouin, le flic Jouin, rendant visite à son vieux père, dont il connaît l’ancienne admiration pour Sébastien Faure et dont il espère, à tort, une condamnation intellectuelle des « bandits tragiques ». L’humanité, enfin, c’est, à l’heure de l’hallali, Garnier sauvant un chiot du massacre et confiant, lutin, à Valet, que, si Bonnot avait tenu quatre heures, il leur restait à faire mieux.

Il faut saluer – et vivement – L’Échappée et Rue des Cascades, deux jeunes maisons d’édition au goût certain, de nous avoir livré ces deux ouvrages, au demeurant fort soignés [5], sur cette « contre-société » libertaire qui, aux premières heures d’un siècle qui mit sens dessus dessous l’idée même de révolution, s’entêta à vivre la sienne au quotidien. L’expérience échoua, sans doute – et parfois de la pire façon –, mais elle fut entreprise. C’est peut dire que l’imaginaire anarchiste se nourrit encore de ces énergumènes.

Gilles FORTIN