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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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Conversation avec Jean-Claude Michéa
À contretemps, n° 31, juillet 2008
Article mis en ligne le 19 mai 2009
dernière modification le 4 décembre 2014

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■ Au gré des années, nos colonnes se sont régulièrement – et toujours favorablement – fait l’écho des opuscules que l’essayiste Jean-Claude Michéa jettent, selon ses humeurs et au rythme de ses envies, aux vents mauvais de cette basse époque. Son dernier ouvrage en date – L’Empire du moindre mal. Essai sur la civilisation libérale – lui-même amplement recensé dans notre numéro de janvier, eut, par ailleurs, un certain succès du côté des gazettes du consensus dominant, la critique se chargeant, comme elle sait si bien le faire, de désamorcer le caractère radical de certaines de ses propositions... C’est donc avec plaisir qu’à travers cette longue conversation, nous offrons aujourd’hui à Jean-Claude Michéa la possibilité de revenir non seulement sur son dernier ouvrage, mais également sur son parcours philosophique, sur les influences qui l’ont durablement marqué – George Orwell, en premier lieu –, sur son écriture, sur sa perception, enfin, de ce que pourrait être une « radicalité » pour aujourd’hui. Un mot s’impose, cependant, sur la gestation de ce projet. On y trouve, à l’origine, Thierry Clair-Victor, animateur de l’émission « Des mots une voix », diffusée sur Radio libertaire, qui, le 16 décembre 2007, eut l’excellente idée d’ouvrir son micro à Jean-Claude Michéa. Retranscrit par nos soins, l’entretien, qui nous semblait mériter d’être publié, fut transmis, pour relecture et révision, à son auteur. En maître de la scolie galopante, le bougre le doubla de volume, y intégrant sans faillir des compléments, des précisions et des commentaires sur l’esprit du temps – dont quelques saillies sur cet « esprit de Mai 68 » infiniment glosé par ses grotesques héritiers politico-médiatiques. Au bout de la route, et par un de ces miracles dont la dialectique a le secret, l’entretien accordé à Thierry Clair-Victor – dont nous avons respecté la trame et le questionnement – s’est donc transmué en autre chose. La pensée est ainsi faite, elle déborde les cadres convenus pour rebondir, encore et toujours, au gré des circonstances. D’ici, et sûrs que nos lecteurs apprécieront la teneur de cette conversation, nous remercions Jean-Claude Michéa de nous avoir accordé du temps et de la confiance pour mener à bien ce projet.


Pour vous situer le plus brièvement possible, je lirai la présentation qu’on trouve en quatrième de couverture de votre dernier ouvrage, L’Empire du moindre mal ; essai sur la civilisation libérale  : « Agrégé de philosophie, Jean-Claude Michéa enseigne à Montpellier. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages, tous publiés aux éditions Climats parmi lesquels : Orwell anarchiste tory (1995), L’Enseignement de l’ignorance (1999), Impasse Adam Smith (2002, Champs-Flammarion, 2006), Orwell éducateur (2003). » Jean-Claude Michéa, puisqu’il faut bien commencer par quelque chose, une question d’ordre général : vous qui avez fait des études de philosophie, quels philosophes appréciez-vous et sur quel thème portait votre travail universitaire ?

J’ai étudié la philosophie à la Sorbonne entre 1967 et 1972. Du fait de l’époque, mais aussi de ma tradition familiale, Marx représentait alors le philosophe par excellence. J’ai donc, sans originalité aucune, consacré mon mémoire de maîtrise au « statut de la dialectique matérialiste dans l’œuvre de Marx ». Bien sûr, quand on enseigne la philosophie, on s’intéresse forcément à d’autres penseurs. Dans mon petit panthéon personnel il y a ainsi, en bonne place, des auteurs comme Spinoza, Hobbes, Pascal, Rousseau, Hegel, ou Nietzsche. Mais je reste évidemment marqué par cette rencontre initiale avec Marx, même si je suis devenu par la suite beaucoup plus critique envers son œuvre.

Vous avez eu la tentation du communisme ?

Je suis né dans une famille typique du communisme populaire des années 50. Mes parents, qui s’étaient rencontrés dans la Résistance, étaient des permanents de base du Parti : mon père travaillait comme journaliste sportif à L’Humanité et ma mère était sténotypiste à l’UFI, l’agence de presse du PC. Le communisme a donc été ma langue maternelle, pour le meilleur comme pour le pire.

Et vous, vous avez adhéré au PC ?

J’ai suivi la filière normale. D’abord les organisations de jeunesse, pendant ma période lycéenne. Puis, après un passage de deux ans chez l’ennemi gauchiste – Œdipe et Mai 68 obligent –, j’ai pris ma carte du parti. J’ai quitté ce dernier en 1976, au terme d’une démarche dans laquelle ce sont les questions de politique internationale qui ont joué le rôle moteur. Il faut dire que, depuis 1964, date de mon premier séjour en URSS, j’avais effectué de nombreux pèlerinages dans les pays du bloc soviétique. C’est la découverte du « socialisme réellement existant », davantage que toute autre considération, qui m’a progressivement amené à comprendre la nature du stalinisme et à remettre en question la vision du monde dans laquelle j’avais été élevé.

Et sur les camps – cette question essentielle du communisme et du XXe siècle –, vous saviez quoi ?

Vous vous doutez bien que ces séjours, évidemment très encadrés, ne m’ont pas permis de saisir d’un coup l’essence du communisme réel. Les Séguéla de l’Est étaient, dans leur genre, plutôt efficaces. Néanmoins, comme je parlais couramment le russe, j’ai peu à peu réussi à m’échapper des circuits officiels et à me rendre dans des lieux, je pense par exemple à Zagorsk, qui étaient alors strictement interdits aux voyageurs occidentaux. Si je ne suis naturellement jamais tombé sur un camp, ces rencontres imprévues avec des travailleurs ordinaires m’ont permis de découvrir ce qu’était leur vie réelle ainsi que la véritable nature de classe du pouvoir soviétique. À moins d’être volontairement aveugle, c’est-à-dire à moins d’être un croyant, il arrive toujours un moment où l’on doit ouvrir les yeux. D’autres, comme Orwell ou Castoriadis, ont découvert cette réalité par une démarche personnelle, en exerçant simplement leur esprit critique et sans même avoir besoin de se rendre en URSS.

Quand vous découvrez cette réalité, vous rompez avec le communisme ?

Seulement de façon progressive. Il faut dire que le PC de l’époque, du moins en France et dans les pays occidentaux, constituait une réalité ambiguë. Si sa direction était profondément stalinienne, le parti lui-même fonctionnait en même temps comme une véritable contre-société, offrant à beaucoup de travailleurs et de « gens ordinaires » – comme les appelle Orwell – un cadre politique efficace et protecteur. À la base du parti, on pouvait donc rencontrer des hommes et des femmes absolument remarquables, des gens parfaitement indifférents au pouvoir et qui ne considéraient pas l’organisation comme un tremplin pour une quelconque carrière. Des gens simplement convaincus, en somme, que le parti était la seule structure politique capable de les défendre contre ce que Paul Berman a appelé « les mille injustices de la vie moderne ». Quitter le parti – rappelons-nous qu’à l’époque, il représentait encore près d’un quart des électeurs –, ce n’était donc pas seulement négocier une rupture intellectuelle. C’était aussi s’engager dans un processus de rupture d’amitiés moralement et psychologiquement très éprouvant…

Il y a très longtemps, lors de mes débuts à la SNCF, j’ai connu moi-même des militants de ce genre à la CGT…

Mon père, Abel Michéa, en était un bon exemple. Militant communiste fidèle, il conservait pourtant une fibre anarchisante qui lui venait de sa fréquentation, dans les années d’avant-guerre, des milieux pacifistes. Du coup, c’était un joyeux épicurien, incapable de se plier à une quelconque discipline idéologique, et qui mettait son point d’honneur à refuser toute promotion sociale et toute ascension dans la hiérarchie du parti. Tout en demeurant profondément attaché – et jusqu’au bout – à ce parti auquel il avait adhéré pendant les années du maquis, il avait donc tenu à me transmettre les quelques principes de morale politique qui comptaient à ses yeux, au premier rang desquels la fierté de ses origines populaires et, bien sûr, le « refus de parvenir », pour reprendre l’expression d’Albert Thierry et des syndicalistes révolutionnaires. C’est d’abord pour cette raison que je n’ai jamais songé à fuir le lycée au profit d’une carrière universitaire généralement estimée plus « noble ». D’autant que je n’ignore pas à quel point il est particulièrement difficile de préserver son indépendance d’esprit et sa lucidité intellectuelle lorsque l’on doit enseigner la philosophie politique ou les « sciences sociales » à l’ombre des privilèges matériels et symboliques de l’homo academicus. Tout cela pour vous dire que l’éducation que j’ai reçue – et qui n’avait rien d’exceptionnel à cette époque – m’a d’emblée sensibilisé aux implications morales de l’engagement politique ; il doit y avoir un minimum de cohérence entre les idées que l’on prétend défendre et la façon dont on se comporte dans sa vie quotidienne. C’est sans doute ce qui explique ma méfiance instinctive à l’endroit des « bourgeois bohèmes » et de ceux qu’on appelait autrefois les « socialistes de la chaire ». Mais sur ce point Orwell a déjà tout dit.

Vous souvenez-vous de lectures marquantes lors de votre enfance et votre adolescence ?

Il me semble que j’ai appris à rêver à la fois dans Le Grand Meaulnes – comme beaucoup d’écoliers de ces années là – et dans les aventures d’Arsène Lupin. Je vouais également un culte à Alphonse Allais qui reste, selon moi, l’un des plus grands stylistes de la langue française. Mais le livre qui a le plus marqué mon adolescence était déjà politique : c’était Poème pédagogique, d’Anton Makarenko. Je ne sais pas si, de nos jours, beaucoup de gens connaissent encore Makarenko. C’était un pédagogue soviétique qui, dans les premières années de la révolution russe, s’était consacré avec une passion extraordinaire à la rééducation de jeunes délinquants, au sein de la fameuse « communauté Gorki ». Dans Poème pédagogique, il raconte comment, avec très peu de moyens matériels et très peu d’encouragements de la part d’autorités soviétiques déjà largement bureaucratisées, il s’efforçait de réapprendre les valeurs du don, de l’amitié et de l’entraide à ces enfants perdus qu’on s’accordait à considérer comme irrécupérables. C’est justement parce qu’il a su travailler dans ces conditions matérielles et historiques extrêmes que Makarenko m’apparaît comme un pédagogue particulièrement intéressant. En tout cas, c’est bien sa lecture qui a décidé de ma vocation d’enseignant. Inutile d’ajouter que ses méthodes de travail seront, dans les faits, progressivement abandonnées par le pouvoir stalinien. C’est une raison de plus pour lire Poème pédagogique, et d’abord pour le rééditer. Coline Serreau m’a d’ailleurs confié un jour qu’elle rêvait de porter ce livre à l’écran. Ce serait l’occasion pour les jeunes générations de redécouvrir un homme qui incarnait ce qu’aurait pu être la révolution soviétique si la dérive léniniste, puis stalinienne, n’avait pas très rapidement détruit tout espoir de construire une société décente.

Et dans le domaine de la philosophie, quels furent les premiers penseurs que vous avez rencontrés, ceux qui vous ont marqué ?

Alors là, je m’en souviens comme si c’était hier ! Dans notre cité HLM, les militants pouvaient se procurer les livres des Éditions de Moscou à des prix défiant toute concurrence. Le premier texte philosophique qui me soit ainsi tombé entre les mains – j’avais alors 14 ans – c’est Matérialisme et empiriocriticisme, un ouvrage écrit par Lénine peu après l’échec de la révolution de 1905. L’aspect mystérieux du titre m’avait immédiatement fasciné et je me suis donc jeté dans cette polémique contre Mach et Avenarius (deux noms de philosophes qui me faisaient rêver !) comme on se jette dans un roman de Jules Verne ou d’Alexandre Dumas. Je reconnais rétrospectivement que ce n’était sans doute pas la meilleure manière d’entrer en philosophie. Mais comme cette lecture avait le goût des « premières fois », elle m’a durablement marqué. Après tout, à l’ère des mangas et des jeux vidéos, Matérialisme et empiriocriticisme n’est probablement pas la pire des lectures adolescentes.

Et Nietzsche, cet auteur paradoxal par excellence ?

Oui, Nietzsche est un auteur fascinant, précisément parce que sa critique de la modernité est toujours ambiguë voire contradictoire. Mais le plus extraordinaire chez lui, c’est sa volonté constante, et toujours aussi « inactuelle », de traquer l’individu réel qui s’abrite derrière la figure officiellement désincarnée du penseur ou du moraliste. « Qui parle ? » est la question nietzschéenne par excellence. C’est pour cette raison qu’il aimait se définir comme un « vieux psychologue et attrapeur de rats ». D’une certaine manière, Nietzsche est à la philosophie ce que Dostoïevski est à la littérature. Son œuvre philosophique reste donc une véritable bombe à retardement, dont on n’a probablement pas fini de mesurer tous les effets. Mais, pour en revenir à votre première question, je dois avouer que c’est seulement en 1972, lorsque je suis devenu professeur de lycée avec un programme précis à traiter, que j’ai vraiment commencé à m’intéresser aux penseurs non marxistes…

Bien tard, alors ?

Je n’en suis pas très fier ! Naturellement, pendant mes années de Sorbonne, il m’avait bien fallu lire les grands auteurs. Mais en bon dogmatique, j’avais dressé un cordon sanitaire entre l’étude de Marx et celle des auteurs du programme. J’ai honte à l’avouer, mais il m’a fallu beaucoup de temps pour comprendre que ces deux mondes n’étaient pas étrangers l’un à l’autre. Il est évident que Spinoza, Hegel ou Pascal – un auteur que je trouve personnellement d’une subtilité fantastique – sont des philosophes au moins aussi importants que Marx. Si la lecture de ces penseurs procure encore une telle sensation de fraîcheur, c’est même justement parce qu’ils n’étaient pas des idéologues. Je veux dire par là qu’ils n’étaient pas des intellectuels organiquement liés à une église ou à un parti et qui, de ce fait, ont d’abord une ligne à défendre avant de songer à penser par eux-mêmes. Les philosophes classiques se situaient donc généralement assez loin des conflits d’ego qui parasitent à présent la plupart des débats entre intellectuels institutionnels. Du reste, Marx lui-même, à la différence d’un Lénine, n’avait rien d’un idéologue. C’était un esprit libre, qui se souciait d’abord de savoir si une idée était vraie ou fausse et non si elle était politiquement correcte. Son grand malheur, comme Nietzsche, c’est d’avoir eu des disciples. On sait qu’à la fin de sa vie il avait l’habitude de déclarer : « Moi, je ne sais qu’une chose, c’est que je ne suis pas marxiste. » La malédiction de Marx, c’est l’existence du marxisme, ou, plus exactement, celle du « marxisme-léninisme ».

En tout cas, son analyse de la plus-value est toujours valable. Deux cents ans après, quand on cherche à comprendre comment fonctionne une entreprise, il faut encore s’y référer, non ?

L’analyse de la marchandise – et la théorie de l’exploitation qui l’accompagne – est incontestablement l’une des parties les plus vivantes de l’œuvre de Marx, comme Anselm Jappe l’a bien vu [1]. En revanche, l’hypothèse du matérialisme historique me paraît très discutable. Castoriadis a bien mis en lumière les limites du déterminisme économique de Marx et son idéalisation positiviste de la croissance et du progrès technique. Mais sur l’analyse de l’exploitation vous avez effectivement raison. Il est clair que ni l’exploitation ni l’aliénation n’ont disparu. En réalité, elles se sont même renforcées, bien que ce ne soit pas toujours sous les formes que Marx avait prévues. Si je ne suis plus marxiste, l’ami Karl occupe donc toujours une place importante dans ma bibliothèque, aux côtés des philosophes classiques que j’ai cités ou d’auteurs contemporains, comme Castoriadis, Pierre Clastres, Debord et quelques autres.

Et les auteurs contemporains vivants ?

Avant de passer aux vivants, j’aimerais quand même mentionner un auteur disparu il n’y a pas très longtemps : Christopher Lasch [2]

… auquel vous vous référez souvent dans vos livres…

Oui, c’est un auteur assez extraordinaire. Chaque fois que je reprends un de ses textes, même écrit il y a trente ans, je suis sidéré par l’actualité de ses analyses. Il est vrai que, si le développement de la société libérale obéit à une logique rigoureuse, ce qui est ma thèse, il n’est pas surprenant que la vieille Europe finisse toujours par rencontrer avec un temps de retard les différentes révolutions culturelles du capitalisme américain. Mais puisque vous me demandez de citer des auteurs qui sont encore vivants, je dirai que le mouvement philosophique qui m’a le plus influencé en dehors, bien sûr, de l’Internationale situationniste, c’est le Mouvement anti-utilitariste dans les sciences sociales (MAUSS) [3], qui regroupe, depuis 1981, autour de Serge Latouche et d’Alain Caillé, des dizaines de chercheurs et de militants dont les sensibilités politiques sont, par ailleurs, extrêmement différentes. C’est évidemment dans leurs travaux, inspirés par les œuvres de Marcel Mauss et de Karl Polyani, que j’ai puisé l’essentiel de mes connaissances concernant l’anthropologie du don. J’éprouve également une immense admiration pour l’œuvre de René Girard sans d’ailleurs toujours savoir comment l’intégrer à mes analyses. Et puis, il me faut bien citer cet électron libre extraordinaire qu’est Slavoj Zizek. C’est un des penseurs contemporains les plus stimulants qui soit – son usage politique de Lacan est fascinant –, même si j’ai parfois du mal à le suivre dans toutes ses improvisations philosophiques. Voilà pour les vivants.

Jean-Claude Michéa, je vais vous poser une double question qui fait souvent sourire : pourquoi écrivez-vous et pourquoi publiez-vous ?

Je vais vous faire une confidence : j’ai toujours détesté écrire, ne serait-ce qu’une simple carte postale. Je suis sincèrement convaincu qu’il faut être masochiste pour aimer se retrouver pendant des mois en tête à tête avec un ordinateur alors qu’un soleil magnifique vous attend dehors. J’ajoute que je n’ai jamais cherché non plus à être publié. Mon premier livre, Orwell anarchiste tory, est paru lorsque j’avais déjà 45 ans. Comme vous le voyez, le besoin de noircir du papier ou de voir mon nom sur la couverture d’un ouvrage ne m’avait pas trop travaillé. J’appartiens plutôt à cette catégorie de gens, sans doute très majoritaire, qui sont persuadés que pour vivre heureux il faut vivre caché. Tout est donc parti, comme souvent dans ma vie, d’une histoire d’amitié. Alain Martin, que j’avais connu dans les années 70 lorsqu’il travaillait pour Gérard Lebovici, avait créé, en 1988, les éditions Climats, entreprise vraiment artisanale dont le siège se trouvait alors à Castelnau-le-Lez et les bureaux dans la maison même de Martin et de sa femme Françoise. Un jour, Alain retrouve par hasard un petit texte consacré aux essais de George Orwell, que j’avais écrit une dizaine d’années plus tôt pour la revue Critique, et dont nous n’avions plus tous les deux qu’un souvenir assez vague. Cette étude avait été refusée à l’époque par Jean Piel, le directeur de la revue, au prétexte qu’elle était d’une orthodoxie politique douteuse. Alain Martin qui, au contraire, trouvait ce petit texte intéressant, décide donc de le publier à quelques centaines d’exemplaires en me demandant simplement de lui adjoindre une brève postface. C’est ainsi qu’est né, en 1995, Orwell, anarchiste tory. Il va de soi que, de la part d’Alain, cette publication artisanale constituait d’abord un geste d’amitié et une manière symbolique de marquer le coup. De mon côté, je m’étais prêté au jeu parce que j’étais persuadé que ce premier livre serait également le dernier que j’aurais à écrire. Mais, contre toute attente, et grâce au bouche-à-oreille, l’ouvrage a rencontré un véritable écho. Si ma mémoire est bonne, le déclic a été un compte rendu élogieux, paru dans Le Canard enchaîné, sous la plume combative de Jean-Luc Porquet. À partir de là, tout s’est enchaîné d’une manière qu’aujourd’hui encore je ne comprends pas très bien. Car c’est un fait que tous les livres que j’ai écrits par la suite sont nés dans des circonstances au moins aussi accidentelles ou rocambolesques que le premier. Le seul point commun que je vois entre toutes ces circonstances, c’est l’ombre mystérieuse de Martin. De moi-même, je n’aurais évidemment jamais eu l’idée d’écrire la moindre ligne, préférant de loin les plaisirs du football, de l’amitié ou des plages montpelliéraines. Et chaque fois que je me retrouvais enfermé dans un bureau et livré au supplice de l’ordinateur, c’était toujours avec la sensation de m’être fait piéger une fois de plus par mon bourreau, et néanmoins ami, Alain Martin.

Je vous propose maintenant de parler de L’Empire du moindre mal. D’où vous est venue l’idée de ce titre ?

Le titre est bien sûr un clin d’œil aux nombreux ouvrages consacrés à « l’empire du Bien » ou à « l’empire du Mal ». Mais la véritable raison est néanmoins philosophique. Jusqu’à l’époque moderne, en effet, les philosophes s’étaient toujours efforcés de décrire les conditions politiques de la meilleure société possible. Certains, comme les utopistes, projetaient même d’édifier une communauté parfaite. Or avec la politique moderne, et tout particulièrement avec le libéralisme, les choses vont changer du tout au tout. Les guerres de religion qui ont dévasté l’Europe du XVIe et du XVIIe siècles ont, en effet, été si cruelles, si meurtrières et si démoralisantes que les élites intellectuelles du temps en sont venues à désespérer des possibilités mêmes de la vie en commun et à penser que l’homme, loin d’être un « animal politique » comme le croyait Aristote, était au contraire un véritable loup pour ses semblables, selon la formule que Hobbes allait rendre populaire. La nécessité de poser la question politique sur de nouvelles bases est donc née, en grande partie, de ce traumatisme originel. On pourrait, si l’on veut, comparer cette révolution philosophique avec ce qui se passe de nos jours lors des élections. On voit bien, en effet, que les classes populaires – quand elles votent encore – ne portent plus guère leurs suffrages sur le candidat qui pourra les conduire vers l’avenir radieux. Elles choisissent, en réalité, celui dont le principal mérite est de barrer la route à un candidat supposé encore pire. Toutes proportions gardées, c’est bien ainsi que les modernes, au XVIIe siècle, ont fini par envisager les choses. Leur vision de l’homme est devenue si négative – « l’homme est incapable de vrai et de bien », disait Pascal – que la philosophie politique s’est progressivement réduite à l’art minimal de définir la moins mauvaise société possible. Le mérite des libéraux est simplement d’avoir su tirer toutes les conclusions logiques de cette nouvelle problématique. Pour eux, en effet, la moins mauvaise des sociétés est celle qui a renoncé une fois pour toutes à faire appel à la vertu ou au civisme de ses membres pour s’en remettre uniquement au libre jeu des mécanismes anonymes du Droit et du Marché. On voit donc que, derrière la manière moderne d’envisager la politique, il y a avant tout l’idée profondément pessimiste – et dont la première formulation remonte aux théories luthériennes du péché et de la chute –, selon laquelle l’homme est par nature un être misérable dont la conduite ne connaît que deux ressorts possibles : la vanité et l’amour-propre d’un côté, l’intérêt égoïste de l’autre. Tel est bien, entre autres, le leitmotiv des analyses de La Rochefoucauld et des grands moralistes de cette époque. Il n’est donc pas étonnant que la philosophie moderne se présente toujours comme une philosophie du soupçon et du doute méthodique. Pour un esprit moderne, croire, par exemple, que la générosité, l’honnêteté, l’amitié ou l’amour correspondraient à des vertus réelles, relève nécessairement d’un humanisme naïf et désuet que les « sciences de l’homme » ont démystifié depuis longtemps. Le lien concret entre cette image négative de l’homme et la philosophie politique moderne n’est donc pas très difficile à saisir. Dès que vous acceptez cette anthropologie pessimiste il n’y a, en effet, plus le moindre sens à se demander ce que pourraient être les structures d’une société bonne ou idéale. Un esprit « réaliste » se demandera seulement à quelles conditions une communauté d’individus motivés par leur seul intérêt ou leur seul amour-propre peut avoir la moindre chance de survivre et éventuellement de prospérer. C’est un point sur lequel je tiens vraiment à insister. Il me semble réellement impossible de comprendre les enjeux ultimes de la politique contemporaine si l’on oublie que, derrière l’adhésion intellectuelle au libéralisme et à la modernité, il y a toujours l’acceptation préalable, qu’elle soit consciente ou inconsciente, de cette anthropologie pessimiste et négative ; en d’autres termes, il y a toujours le désir plus ou moins avoué de considérer son voisin comme un pécheur corrompu, comme un être égoïste et calculateur dont un esprit lucide a toutes les raisons de se méfier. Je crois même qu’il faut aller encore plus loin. Je pense que l’inconscient des apologistes de la modernité est fondamentalement structuré par cette vision puritaine de l’homme. Cela me semble particulièrement évident dans le cas des économistes qui incarnent, comme Burke l’avait bien vu, la forme la plus radicale de l’esprit moderne (une telle hypothèse permettrait d’ailleurs d’éclairer d’un jour nouveau les impasses à répétition de cette « révolution sexuelle » dont les modernes sont généralement si fiers). À l’inverse, le simple fait de réintroduire une conception de l’homme plus complexe et plus nuancée – d’admettre, par exemple, qu’il est tout autant capable d’aimer, de donner ou d’aider que de prendre, d’exploiter et de spolier – suffit à changer d’un seul coup tous les paramètres de la philosophie politique dominante. Au passage, il serait intéressant de se demander dans quelle mesure la représentation très sombre de l’être humain qui caractérise la philosophie libérale, n’est pas en partie responsable de la fascination caractéristique des modernes pour le crime et la délinquance et, dans la fiction, pour des personnages comme ceux de Fantômas ou de Hannibal Lecter. On pourrait, du coup, relire sous un autre angle l’œuvre de Michel Foucault, notamment la question des liens qui unissent son livre-clé sur Pierre Rivière au développement ultérieur de ses idées libertariennes. Quant à moi, à la lumière de mes rencontres et de mes propres expériences, j’aurais évidemment tendance à penser qu’une telle vision de l’âme humaine est profondément réductrice. Je me dis même parfois qu’elle relève, chez beaucoup de partisans de la modernité, d’un pur et simple phénomène de projection, au sens psychanalytique du terme. Mais sans doute est-ce moi qui ai été trop naïf en ne me méfiant pas suffisamment de mes voisins et de mes amis !

Existe-t-il une différence entre l’idée de départ de votre livre et ce qu’il est devenu ? Les notes, par exemple, semblent ouvrir sur d’autres développements.

On ne peut pas se lancer dans l’écriture d’un essai philosophique sans disposer à l’avance d’un fil conducteur précis, c’est-à-dire sans avoir défini les moments les plus importants de l’intrigue conceptuelle. Je sais donc toujours d’où je pars et à peu près où je vais. Mais l’écriture est aussi une aventure et une création ; c’est pourquoi j’éprouve un besoin permanent de prendre appui sur le système des scolies et des notes. C’est ce qui me permet de pouvoir échapper à tout moment aux contraintes du programme initial.

Ce système semble remplacer la fiction chez vous ; il vous permet, en tout cas, de passer d’un sujet à un autre, le tout étant lié. De ce point de vue-là, votre écriture est très particulière.

Mon modèle originel, c’est l’Éthique de Spinoza, dont la construction, comme on le sait, est double : d’une part, une scène officielle où les propositions s’enchaînent de façon impeccable, et, de l’autre, en coulisse, des « scolies » qui partent apparemment dans tous les sens mais qui finissent par dessiner un second texte beaucoup plus polémique et subversif. Mais cette manière ramifiée d’écrire tient également à ma conception dialectique de l’histoire, pour reprendre un mot tombé dans l’oubli. Un esprit dialectique est, en effet, toujours travaillé par le désir de tout dire à la fois. Pour lui, par définition, chaque moment singulier d’un processus ne prend son sens définitif qu’une fois la logique de ce processus exposée dans sa totalité. C’est ce que Marx voulait dire lorsqu’il écrivait que l’anatomie de l’homme était la clé de l’anatomie du singe. Or comme tout dire à la fois est impossible dans le cadre d’une écriture linéaire (du moins quand on ne s’appelle pas Hegel ou Marx), j’ai fini par choisir cette forme d’exposition arborescente qu’on peut effectivement rapprocher de certaines techniques littéraires. Encore que j’aurais plutôt tendance, personnellement, à y voir une structure musicale. Lorsque j’écris, en effet, j’ai toujours en tête un rythme à la Charlie Parker ou à la Coltrane ; quelque chose comme une composition à la fois simple et chaotique, progressive et répétitive, avec ses lenteurs et ses accélérations. Naturellement, ce que je décris ici est un processus en grande partie fantasmé ; il m’échappe dès l’instant où je me mets au travail. Loin de moi, donc, l’idée que je maîtriserais le processus d’écriture de A à Z. Je pense, du reste, qu’il s’agit d’un phénomène propre à toutes les activités où entre en jeu une certaine créativité. J’imagine volontiers que, dans la mise en scène cinématographique ou dans l’écriture romanesque, on retrouve ces deux dimensions corrélées en permanence. D’un côté, une ligne directrice à peu près maîtrisée et, de l’autre, serpentant autour de cette ligne, tout ce qui est dû à la mise en œuvre elle-même, et dont l’auteur n’est bien souvent qu’un simple témoin. De toute façon, ces théorisations n’ont pas beaucoup d’importance : le fait est que je suis incapable d’écrire autrement.

Mais concrètement comment écrivez-vous ? Dans quel ordre ? Les chapitres d’abord et les notes ensuite ?

J’appartiens à cette catégorie de névrosés pour qui écrire c’est d’abord raturer. J’essaye par conséquent de travailler chapitre par chapitre, en procédant chaque fois selon la méthode des cercles concentriques. Au départ, il y a ainsi un simple brouillon, toujours écrit à la main, qui contient les quelques idées dont j’ai fini par devenir à peu près sûr. À partir de là, l’ordinateur entre en jeu et le supplice commence. Je n’arrête plus de développer le brouillon originel par vagues successives jusqu’au moment où la pâte théorique prend progressivement forme et où je finis par obtenir quelque chose qui se rapproche suffisamment de la cohérence recherchée. Pour peu qu’on ait, comme disait Orwell, « le goût des mots précis », c’est un travail éprouvant dont pendant très longtemps on se demande s’il a un sens et s’il pourra vraiment aboutir. À la fin, le résultat est forcément très différent du texte de départ. Quand le chapitre sur lequel je travaillais semble terminé (ce qui est généralement une illusion), j’attaque le suivant, toujours selon le même mode de construction en spirale. Et ainsi de suite. Si vous ajoutez qu’il y a naturellement des moments où il faut tout reprendre à zéro, parce qu’un problème théorique est apparu entre-temps, vous comprendrez pourquoi je pense qu’il faut vraiment avoir de sérieuses dispositions chrétiennes pour se lancer dans l’écriture d’un livre. Le problème, c’est qu’elles me font globalement défaut (ce dont je ne tire, d’ailleurs, aucune fierté particulière). Mais peut-être qu’un psychanalyste aurait un point de vue différent.

Vous aimeriez écrire un livre de fiction ?

Comme beaucoup de philosophes, j’éprouve un profond complexe d’infériorité à l’égard des romanciers et des artistes (du moins quand ce sont de véritables artistes, mais c’est là un autre problème). J’ai tendance à penser, avec Nietzsche, que seul l’art peut rendre compte de l’essentiel. Savoir décrire, comme Joyce, vingt-quatre heures de la vie d’un homme, voilà ce dont aucun philosophe (sauf, peut-être Hegel) ne m’a jamais paru capable. Je suis sincèrement convaincu qu’il est beaucoup plus difficile d’écrire À la recherche du temps perdu (ou même L’île au trésor) que la Critique de la Raison pure. Bon, en même temps je sais bien que l’herbe est toujours plus verte à côté. Je connais ainsi des romanciers, comme mon génial ami Alain Monnier [4], qui me tiennent régulièrement le discours inverse. Je conclurai donc de façon œcuménique en disant que la solution idéale serait évidemment de pouvoir comprendre intellectuellement l’univers où nous vivons et d’être simultanément capable, selon la formule de Hegel, de « donner une forme sensible à la présence de l’Idée ». Mais tout le monde n’est pas Diderot ou Orwell.

Un peu ce que Nietzsche a fait dans Zarathoustra

Oui, encore que je ne sois pas sûr que Nietzsche aurait écrit de bons romans ! Quoi qu’il en soit, il m’apparaît, encore une fois, évident qu’il y a plus de vie philosophique dans un roman de Flaubert, de Stevenson ou de Virginia Woolf que dans la Théodicée ou dans le Cours de philosophie positive. Marx disait d’ailleurs que le véritable Capital avait déjà été écrit par Balzac. On est donc bien d’accord : tant qu’à écrire, autant écrire une œuvre de fiction. Mais, par bonheur, aucun de mes amis ne m’y a encore forcé.

Revenons-en à votre Empire du moindre mal. Une question de définition d’abord : quelle différence existe-t-il entre libéralisme et capitalisme ? Autrement dit, ce qu’on appelle libéralisme aujourd’hui ne serait-ce pas ce qu’on nommait capitalisme hier ?

Il est assez symptomatique que le mot « capitalisme » ait quasiment disparu du vocabulaire politique contemporain au moment même où la gauche commençait à se réconcilier avec la chose. Cela dit, cette disparition n’a pas forcément que des mauvais côtés. Avec le mot « capitalisme » le risque était qu’on réduise, en effet, la civilisation moderne à sa seule dimension économique. La question terminologique est donc, au fond, assez secondaire. L’essentiel c’est de voir que c’est précisément cette réduction du capitalisme – ou, si vous préférez, du libéralisme – à un simple mode d’organisation de l’économie qui explique la plupart des mésaventures de la gauche et de l’extrême gauche contemporaines. Celles-ci, en effet, sont devenues globalement incapables de comprendre que le système capitaliste développé s’effondrerait d’un seul coup si les individus n’intériorisaient pas en masse, et à chaque instant, l’imaginaire de la croissance illimitée, du progrès technologique et de la consommation comme manière de vivre et fondement de l’image de soi. En dehors de quelques mouvements encore marginaux – comme ceux, par exemple, des « objecteurs de croissance », des « résistants à l’agression publicitaire », des défenseurs de l’agriculture paysanne ou des « antijournalistes » du Plan B –, on aurait effectivement le plus grand mal à trouver dans les combats de la gauche actuelle la moindre trace d’une remise en question un peu sérieuse de ce que Debord avait appelé naguère la « société du spectacle ».
Ce silence philosophique est tout à fait étonnant. Dans les années 50 et 60 (tant aux États-Unis qu’en France), l’idée qu’il était devenu impossible de critiquer les nouveaux modes de fonctionnement du capitalisme sans mettre en question la « société de masse » et les nouvelles formes de la vie quotidienne, était au centre de toutes les analyses radicales. C’est pourquoi, dans ces analyses, la théorie de l’aliénation occupait une telle place, comme on pourra s’en convaincre en relisant les ouvrages de l’époque, aussi bien ceux de la sociologie américaine de gauche (de David Riesman à Vance Packard) que ceux de l’École de Francfort, de Jacques Ellul, d’Henri Lefebvre, d’Ivan Illitch, d’Herbert Marcuse ou encore de l’Internationale situationniste. Or qu’en est-il aujourd’hui ? À lire les programmes de la gauche et de l’extrême gauche françaises, on en retire, au contraire, l’impression curieuse qu’une société socialiste (quand d’aventure le mot est encore employé) ce n’est fondamentalement rien d’autre que la continuation paisible du mode de vie actuel, tempéré, d’un côté, par une répartition plus équitable des « fruits de la croissance » et, de l’autre, par un combat incessant contre toutes les formes de discriminations et d’exclusions – que celles-ci, d’ailleurs, soient réelles ou fantasmées. Avec, naturellement, en prime, juste ce qu’il faut de « démocratie participative » pour permettre aux individus (on ne dit plus au « peuple ») de se donner plus facilement des maîtres de gauche. Entendons-nous bien ; je ne nie évidemment pas la légitimité d’une politique de redistribution favorable aux classes populaires, ni le caractère révoltant des formes de paupérisation et de précarisation qui se développent de nos jours. Mais une telle politique – qui n’est que la simple traduction des exigences syndicales les plus élémentaires – n’offre par elle-même aucun moyen de dépasser le cadre du système capitaliste. Comme le disait Rosa Luxemburg, « l’important, ce n’est pas que les esclaves soient mieux nourris ; c’est qu’il n’y ait plus d’esclaves ». Or, comme je l’ai dit, aucune déconstruction cohérente du système libéral ne peut être envisagée si on ne commence pas par remettre en question l’imaginaire de la croissance et de la consommation illimitées, ainsi que les formes de conscience aliénée qui correspondent à cet imaginaire. L’un des gourous de la propagande publicitaire contemporaine, Bruno Walther, se vantait récemment d’avoir été – je cite ses formules – l’un des « évangélisateurs de la société de consommation », d’avoir contribué à « transformer le prolétaire en consommateur » et d’avoir « inventé et diffusé la culture du “je consomme donc je suis” ». C’est pour cela, se plaignait-il, « que nous sommes aujourd’hui si durement attaqués ». Le moins qu’on puisse dire c’est que ces attaques ne viennent certainement pas de la gauche ou de l’extrême gauche françaises. Celles-ci, au contraire, semblent avoir définitivement intégré l’idée que la solution de tous les problèmes politiques actuels dépendait en dernière instance du progrès technologique et de notre capacité économique à produire n’importe quoi pourvu que ce n’importe quoi trouve des acheteurs et crée des emplois. Cette nouvelle façon d’envisager les choses implique naturellement que l’on mette définitivement de côté toute réflexion morale et philosophique sur le sens et la valeur de nos manières de vivre – en dehors de quelques banalités consensuelles sur l’écologie et la nécessité de « protéger la planète ». Il devrait pourtant sauter aux yeux qu’un tel renoncement à s’interroger sur les conditions politiques et philosophiques d’une existence désaliénée devient, du coup, très difficile à distinguer du vieil idéal libéral de « neutralité axiologique ». Le commerce international peut ici nous servir d’exemple. Chacun sait bien, en effet, qu’à partir du moment où il apparaît économiquement rentable d’investir dans telle ou telle dictature du tiers monde, les hommes d’affaire libéraux et leurs politiciens s’empressent de jeter immédiatement aux orties les belles proclamations humanistes dont ils ont l’habitude de décorer leurs mensonges électoraux. Mais on ne voit pas au nom de quoi les partisans de gauche de la croissance (même rebaptisée « développement durable ») pourraient désormais se comporter autrement. Quand, par exemple, dans le but de protéger nos investissements capitalistes en Chine, Mitterrand refuse de recevoir officiellement le dalaï-lama, ou quand Yahoo, pour des raisons similaires, va jusqu’à remettre à la police politique chinoise une liste d’internautes dissidents, il est tout à fait possible qu’un « socialiste libéral » (bel oxymore !) éprouve encore, en tant qu’individu privé, un certain malaise moral. Mais au fond de lui-même, il a déjà admis, comme le premier Attali venu, que la dure loi de l’économie globale est nécessairement business is business  ; et que, par conséquent, ces entorses à la décence la plus élémentaire constituent le prix à payer pour gagner les quelques points de croissance supplémentaires dont il attend le salut et la rédemption du genre humain. Les évolutions politiques des trente dernières années sont donc tout sauf illogiques. En renonçant une fois pour toutes à critiquer la culture capitaliste contemporaine, culture qu’elle assimile d’ailleurs spontanément à l’évolution inéluctable des mœurs, la nouvelle gauche devait tôt ou tard se résoudre à accepter l’idée libérale selon laquelle la croissance économique est un phénomène naturel et philosophiquement neutre, la politique ne commençant, dans le meilleur des cas, qu’avec le problème du « pouvoir d’achat » et de la répartition des « fruits » de cette croissance. Ce qui était déjà, au XIXe siècle, la position du libéral Stuart Mill.


Plusieurs sensibilités semblent cohabiter en vous, Jean-Claude Michéa ; alors la question s’impose : politiquement, comment vous situez-vous ?


Oui, vous avez raison, je dois être structuré comme une poupée russe ! Je me définirais, pour commencer, comme un « socialiste », au sens que ce mot avait au début du XIXe siècle, dans les écrits de Pierre Leroux ou du jeune Engels (avant qu’il ne soit contaminé par la téléologie progressiste de Marx). En d’autres termes, je demeure fidèle au principe d’une société sans classe, fondée sur les valeurs traditionnelles de l’esprit du don et de l’entraide. Je suis par conséquent définitivement opposé à tous ces programmes de « modernisation » ou de « rationalisation » de l’existence humaine qui conduisent, sous une forme ou sous une autre, à privilégier le calcul égoïste et les formes antagonistes de la rivalité (car en tant qu’amoureux du sport je pense, bien sûr, qu’il existe aussi des formes positives d’émulation). Je me définirais ensuite – ce n’est naturellement pas incompatible – comme un démocrate radical, c’est-à-dire comme quelqu’un qui pense que la démocratie ne saurait être réduite aux seuls principes du gouvernement représentatif. Ce dernier, en effet, conduit inévitablement à déposséder le peuple de sa souveraineté au profit d’une caste de politiciens professionnels et de prétendus « experts ». Le récent référendum sur la Constitution européenne en offre une illustration chimiquement pure. La procédure référendaire représentait en effet, au sein des institutions libérales, l’une des dernières traces de l’intervention directe du peuple. Il a donc suffi que le peuple français rejette clairement un traité qui visait à constitutionnaliser les dogmes du libéralisme pour que la quasi-totalité des « représentants du peuple », qu’ils soient de gauche ou de droite, s’empressent sur-le-champ de bafouer cette volonté populaire en imposant par d’autres voies le traité rejeté. Voilà qui donne, une fois pour toutes, la mesure réelle du pouvoir dont dispose le peuple dans les « démocraties » libérales. Et remarquons qu’il fallait être particulièrement naïf pour imaginer un seul instant que les bureaucrates européens – ou le député Cohn-Bendit – auraient pu accepter sans réagir une telle remise en cause de la liberté capitaliste. Si la démocratie désigne le « gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple », il est donc évident que les gouvernements représentatifs modernes n’en constituent qu’une version extrêmement appauvrie, voire purement « formelle ». De ce point de vue, il serait philosophiquement plus juste de les définir comme des « oligarchies libérales », pour reprendre l’expression proposée par Castoriadis. Ayant dit cela, je m’empresse aussitôt d’ajouter qu’une oligarchie libérale n’est évidemment pas assimilable à une dictature – comme certains militants d’extrême gauche sont parfois tentés de le penser, sous l’influence d’idéologues à la Alain Badiou (on sait pourtant dans quel profond mépris Guy Debord tenait ce dernier). Il serait, en effet, absurde de nier qu’une oligarchie libérale garantit à ses sujets – moyennant, il est vrai, une quantité croissante de bavures – un certain nombre de libertés individuelles dont les Coréens du Nord ou les femmes d’Arabie saoudite ne peuvent même pas rêver. C’est assurément un avantage politique appréciable de pouvoir discuter ici entre nous sans avoir à craindre qu’une police politique débarque à l’improviste et nous envoie tous les trois dans un camp de rééducation. Il serait simplement tout aussi absurde de penser que, dans le système politique qui est le nôtre, le pouvoir est réellement exercé par le peuple. Comme l’écrivait Debord, les droits dont nous disposons sont, pour l’essentiel, les droits de « l’homme spectateur ». En d’autres termes, nous sommes globalement libres de critiquer le film que le système a décidé de nous projeter (ce qui, pour un peuple frondeur, n’est pas un droit négligeable), mais nous n’avons strictement aucun droit d’en modifier le scénario, et cela que nous apportions nos voix à un parti de droite ou à un parti de gauche. L’affaire du référendum devrait avoir convaincu les derniers naïfs.
Cependant, même si on parvenait à mettre en place des institutions réellement démocratiques (ce qui exigerait, au passage, que le contrôle des puissances d’argent sur le monde des médias soit aboli), il resterait encore un certain nombre de problèmes non résolus. C’est ici qu’entre en jeu ce que j’appelle la dimension proprement anarchiste du problème, en prenant le mot « anarchisme » au sens que lui donnait Orwell. Pour comprendre ce dernier point, on peut s’appuyer sur l’analyse donnée par Pierre Clastres de certaines sociétés dites « primitives » d’Amérique du Sud. Nous avons là, en effet, des sociétés égalitaires (si on veut bien laisser de côté la question des femmes) qui s’arrangent de toutes les façons possibles – y compris en recourant à la guerre rituelle contre leurs voisins – pour empêcher l’apparition de l’État et l’installation d’une coupure entre dominants et dominés. Or Clastres est bien obligé de constater que, même dans de telles sociétés, on rencontre inévitablement des individus que leur besoin pathologique d’être admirés ou obéis pousse à vouloir occuper la position de number one. Clastres est ainsi conduit à décrire les différentes stratégies auxquelles ces sociétés égalitaires ont recours afin d’apaiser le désir de pouvoir de ces Narcisses ambitieux et de neutraliser ses effets politiques dissolvants. Cette fois, on voit bien que la question politique n’est plus simplement celle des mécanismes institutionnels qui permettraient l’exercice en commun du pouvoir. La question devient clairement morale et psychologique (ou, si l’on veut, nietzschéenne). C’est celle que posera toujours à n’importe quelle société égalitaire l’existence d’individus incapables d’exister par eux-mêmes et qui, par conséquent, ne peuvent pas s’empêcher de défier leurs semblables et de chercher à les dominer, à les exploiter ou à les utiliser. C’est justement cette question cruciale que Stendhal soulève avec une perspicacité remarquable dans ses Mémoires d’un touriste, lors d’un passage consacré à la critique des idées de Fourier –auteur qu’il appréciait par ailleurs énormément. Cette critique, en effet, ne porte pas du tout sur l’organisation du phalanstère lui-même (de ce côté, Stendhal serait plutôt séduit). Ce qu’il objecte en fait à Fourier c’est que, même dans l’hypothèse d’un système socialiste parfait (à supposer que ce mot ait un sens), il se trouvera toujours un Robert Macaire – ce personnage représente dans la littérature du XIXe siècle le prototype de l’arriviste sans scrupules – pour s’emparer du pouvoir et devenir président, ou secrétaire général, de l’association.

Nous reviendrons plus en détail un peu plus avant sur cette mise en garde stendhalienne…

D’accord… J’insiste quand même sur cette question car, à mon sens, c’est elle qui commande tout le reste. C’est même souvent parce qu’on oublie de la poser ou – ce qui est plus grave – parce qu’on s’y refuse, que la plupart des révolutions finissent habituellement par être détruites de l’intérieur ou détournées de leurs objectifs initiaux. C’est en tout cas la thèse qu’Orwell voulait défendre en écrivant La Ferme des animaux. Vous vous souvenez sans doute qu’au début du roman, une révolution unanime chasse l’exploiteur Mr Jones. Aussitôt libérés, les animaux décident donc, dans l’enthousiasme général, d’édifier une ferme socialiste modèle. Le problème c’est que certains de ces animaux – ils sont symbolisés, dans le livre, par des cochons – ne sont pas vraiment prêts à vivre dans une société « libre, égalitaire et décente » (selon la définition orwellienne du socialisme) ; et cela parce qu’il leur est tout simplement psychologiquement impossible de s’adapter à un monde dans lequel ils ne pourraient pas contrôler la vie des autres, décider à leur place ou être au centre de toutes les attentions. Ce sont donc naturellement ces cochons qui vont élaborer l’idée selon laquelle, « si tous les animaux sont égaux, certains sont plus égaux que d’autres » – formule qui constitue, en somme, une excellente définition du principe de « discrimination positive ». À partir de ce moment, conclut Orwell, le destin de la révolution est scellé : rien ne pourra plus empêcher la domination de classe de se reformer, même si c’est sous des formes historiquement inédites. À travers ce conte politique, on voit clairement que, pour Orwell, cette question du désir de pouvoir concerne d’abord les militants révolutionnaires eux-mêmes. Une organisation politique étant, par définition, une machine à conquérir ou exercer du pouvoir, il est, en effet, logique et inévitable qu’elle attire un grand nombre de Robert Macaire, tout comme la lumière d’une lampe attire les papillons. Et c’est là, bien sûr, que les choses se corsent. Car le problème serait relativement facile à résoudre si le besoin de dominer les autres qui anime certains « camarades » s’affichait toujours comme tel, de manière visible et transparente, c’est-à-dire enfantine. Il ne devait pas être très difficile, par exemple, de repérer dès le départ la volonté de puissance d’un Staline ; ou, puisque nous sommes à Montpellier, celle d’un Georges Frêche. Nous avons là un type d’individus au psychisme assez simple (ils ont clairement une revanche personnelle à prendre sur leur enfance) et dont le modèle d’identification politique se situe quelque part entre Néron et Caligula. Ceux qui acceptent de soutenir ce genre d’individus n’ont donc jamais la moindre excuse ; ce sont soit des complices, soit des croyants aveugles, soit des courtisans méprisables. Ce qui complique toutefois la question c’est que, la plupart du temps, la volonté de puissance se manifeste d’une manière beaucoup plus subtile et détournée. Au point que l’amour du pouvoir demeure généralement invisible à ceux-là mêmes qu’il maintient en vie. Il suffit ainsi d’observer la manière dont fonctionne concrètement un débat public, une assemblée générale ou une réunion militante pour repérer très vite un certain nombres de comportements récurrents que seule cette question du désir de pouvoir rend intelligibles ; la manière, par exemple, dont la parole va être monopolisée par certains (généralement des hommes) ou celle dont elle est régulièrement prise par d’autres à seule fin de s’écouter parler ou d’attirer l’attention sur leur précieuse individualité, constituent des formes banales de ce désir infantile de prestige et d’autorité auquel j’ai fait allusion. Pour autant, il est très rare que ceux qui se comportent ainsi aient une claire conscience de tout ce qui est en jeu. Encore n’est-ce que la partie émergée de l’iceberg. Dans la pratique, le besoin pathologique d’occuper le devant de la scène ou d’exercer une emprise sur les autres peut prendre des formes autrement plus redoutables. C’est pourquoi j’ai essayé, dans mon livre, de décrire les voies inattendues et souvent difficilement perceptibles – la psychanalyse m’a été ici d’un grand secours – par lesquelles certains individus finissent toujours par exercer un contrôle de fait au sein d’une collectivité, sans jamais en violer ouvertement les règles et tout en ayant par ailleurs le sentiment sincère que leur interventionnisme étouffant relève d’un dévouement exemplaire à la cause. Or l’expérience quotidienne ne cesse de montrer que ce genre d’individus, souvent passés maîtres dans l’art de culpabiliser les autres et de les surcharger de travail, peuvent à l’occasion se révéler aussi dangereux pour le fonctionnement démocratique d’une communauté politique que les Staline ou les Georges Frêche. C’est évidemment ici qu’intervient ma sensibilité « anarchiste ». Je suis, en effet, persuadé que, tant qu’on n’aura pas découvert une manière de neutraliser toutes ces manifestations de la volonté de puissance d’une façon au moins aussi intelligente que celle des Indiens d’Amazonie décrits par Pierre Clastres, nous nous exposerons à devoir affronter indéfiniment les mêmes problèmes politiques. Et le risque sera grand, par conséquent, de voir une fois de plus les « Robert Macaire » triompher du désir collectif d’égalité.


Le libéralisme peut-il s’accommoder d’un État policier ou y a-t-il contradiction entre les deux termes ?

Il faut, à mon sens, élargir la question : le libéralisme est-il philosophiquement compatible avec la notion d’inter-vention étatique en général, que celle-ci soit policière ou non ? On doit d’abord souligner qu’aucun des premiers libéraux politiques – un Benjamin Constant, un Tocqueville ou un Stuart Mill – n’aurait évidemment songé à défendre le principe d’un État policier. Dans la réalité, les choses sont cependant un peu plus compliquées. C’est déjà très net chez les physiocrates pour lesquels le despotisme éclairé (la Chine impériale était l’un de leur modèles) constituait le complément politique idéal du marché libre. Certes, les libéraux se distinguent précisément des physiocrates par leur insistance sur le droit de chaque individu à vivre selon sa définition privée de la morale et du bonheur. Mais, en réalité, le paradoxe constitutif des politiques libérales c’est qu’elles sont constamment amenées à intervenir sur la société civile, ne serait-ce que pour y enraciner les principes du libre-échange et de l’individualisme politique. Pour commencer, cela implique en général une politique de soutien permanent au marché dit « autorégulé », politique qui peut aller, comme on le sait, jusqu’à la fameuse « socialisation des pertes » (les classes populaires étant régulièrement invitées à éponger les dettes des banquiers imprévoyants ou des spéculateurs malchanceux). Mais un pouvoir libéral est également tenu de développer sans cesse les conditions d’une « concurrence libre et non faussée ». Cela implique toute une politique particulièrement active de démantèlement des services publics et des différentes formes de protection sociale, officiellement destinée à aligner la réalité empirique sur les dogmes de la théorie universitaire. Enfin, et c’est l’essentiel, l’État libéral est logiquement contraint d’impulser une révolution culturelle permanente dont le but est d’éradiquer tous les obstacles historiques et culturels à l’accumulation du capital, et avant tout à ce qui en constitue aujourd’hui la condition de possibilité la plus décisive : la mobilité des individus, dont la forme ultime est la liberté intégrale de circuler sur le marché mondial. Marx avait remarquablement compris ce point lorsqu’il écrivait que la bourgeoisie, à la différence de toutes les classes dominantes antérieures, ne pouvait pas exister « sans révolutionner constamment l’ensemble des rapports sociaux ». C’est ainsi qu’Hubert Védrine rappelait récemment, dans un rapport officiel destiné au président Sarkozy, qu’un des principaux freins à la croissance était la « répugnance morale persistante » des gens ordinaires envers « l’économie de marché et son moteur, le profit ». De telles déclarations sont naturellement monnaie courante chez les politiciens libéraux. Il y a peu, je lisais, par exemple, un rapport sur la situation en Birmanie, rédigé par des experts d’une des grandes institutions capitalistes internationales, et qui expliquait qu’une partie des difficultés rencontrées par les entreprises occidentales pour s’implanter en profondeur dans ce pays, tenaient au fait que la recherche du profit individuel et le désir de s’enrichir avaient encore trop peu de prise sur la paysannerie traditionnelle birmane. Ces missionnaires libéraux en concluaient tranquillement qu’il fallait contraindre ces populations à entrer dans la modernité en les amenant à rompre avec leur mentalité archaïque et « conservatrice » (cela montre, au passage, à quel point il faut vivre dans le monde clos des campus universitaires pour imaginer que le « néo-conservatisme » pourrait être l’idéologie naturelle de la société de croissance et de consommation). Toutes ces contraintes pratiques conduisent donc un pouvoir libéral à mettre en place des politiques extrêmement interventionnistes (au premier rang desquelles une « modernisation » permanente de l’école destinée à l’ouvrir au « monde extérieur » et à l’adapter aux nouvelles réalités de l’économie mondiale). On sait du reste que, sans le concours déterminant des gouvernements de l’époque (gouvernements dont il n’est pas inutile de rappeler que, dans le cas européen, ils étaient majoritairement de gauche), les conditions techniques et politiques de la globalisation capitaliste n’auraient jamais pu être réunies. Il est donc clair que la logique réelle de l’État libéral le conduit toujours à se faire beaucoup plus interventionniste que ses dogmes officiels ne le prétendent. Et pour répondre à la question précise que vous m’avez posée, je dirai sans hésiter que l’interventionnisme de l’État libéral peut effectivement aller très loin. C’est ainsi qu’Hayek lui-même, le pape du libéralisme moderne, défendait (en se fondant sur l’expérience du Chili de Pinochet) la légitimité philosophique d’une « dictature libérale provisoire » destinée, dans certaines circonstances, à remettre sur les rails une économie capitaliste menacée par les luttes populaires. Seulement, et tout le problème est là, une telle dictature ne saurait justement n’être que provisoire dans la mesure où il existe, par définition, une contradiction objective entre les contraintes propres à un État policier et le type particulier de liberté individuelle qu’exige une société de consommation développée. Dans cette dernière, en effet, chaque monade humaine doit pouvoir décider à tout moment si, dans sa manière de consommer, elle sera plutôt hype, trendy ou encore fashionista. C’est ce que rappelait Mona Chollet dans une récente livraison du Monde diplomatique consacré à « La fabrique du conformisme » [5] en soulignant que, dans nos sociétés occidentales (mais c’est également de plus en plus vrai dans les sociétés dites du tiers monde comme en témoigne, depuis deux décennies, l’imaginaire des nouveaux migrants), le capitalisme tend désormais à fonctionner beaucoup plus à la séduction qu’à la répression au sens strict. Certes, un État libéral n’hésitera jamais à recourir à la violence la plus extrême si la « gouvernabilité » du système l’exigeait ; et il ne fait aucun doute que cette violence inclurait alors l’usage systématique de toutes les nouvelles technologies susceptibles d’accroître le contrôle et la soumission des individus. Cependant – et contrairement à une vision encore trop répandue à l’extrême gauche –, il y a déjà très longtemps que le dressage capitaliste des classes populaires ne repose plus, prioritairement, sur l’action de la police ou de l’armée (sinon pourquoi la droite aurait-elle pris la peine de supprimer le service militaire ?). De nos jours, il devrait, au contraire, être évident aux yeux de tous que la production massive de l’aliénation trouve désormais sa source et ses points d’appui principaux dans la guerre totale que les industries combinées du divertissement, de la publicité et du mensonge médiatique livrent quotidiennement à l’intelligence humaine. Et les capacités de ces industries à contrôler le « temps de cerveau humain disponible » sont, à l’évidence, autrement plus redoutables que celles du policier, du prêtre ou de l’adjudant qui semblent tellement impressionner la nouvelle extrême gauche. Critiquer le rôle de l’État libéral contemporain sans mesurer à quel point le centre de gravité du système capitaliste s’est déplacé depuis longtemps vers les dynamiques du marché lui-même, représente par conséquent une erreur de diagnostic capitale. Erreur dont je ne suis malheureusement pas sûr qu’elle soit seulement d’origine intellectuelle. Focaliser ainsi son attention sur les seuls méfaits de l’ « État policier » (comme si nous vivions au Tibet ou en Corée du Nord et que le gouvernement de M. Sarkozy était une simple réplique de l’ordre vichyssois) procure des bénéfices psychologiques secondaires trop importants pour ne pas être suspects. Cette admirable vigilance ne présente pas seulement l’avantage, en effet, de transformer instantanément ses pratiquants en maquisards héroïques – seraient-ils par ailleurs sociologues appointés par l’État, stars du showbiz, maîtres de conférences à la Sorbonne ou pensionnaires attitrés du cirque médiatique. Elle leur permet surtout de ne pas trop avoir à s’interroger, pendant ce temps, sur leur degré d’implication personnelle dans la reproduction du mode de vie capitaliste, autrement dit sur leur propre rapport réel et quotidien au monde de la consommation et à son imaginaire. Il serait temps, en somme, de reconnaître que de nos jours, et pour paraphraser Nietzsche, c’est le spectacle lui-même qui est devenu « la meilleure des polices ». On pourra d’ailleurs trouver dans le dernier ouvrage de Benjamin Barber, Comment le capitalisme nous infantilise  [6], toutes les données empiriques qui permettent de confirmer ce point. On sait par exemple que, dans les pays occidentaux, près de 70 % des achats opérés par les parents le sont désormais sous la pression morale et psychologique de leurs propres enfants. Cela signifie que le dressage marchand de la jeunesse s’est révélé si efficace qu’une grande partie de cette dernière a déjà tranquillement accepté d’être l’œil du système à l’intérieur de la sphère familiale. Et un nombre non négligeable de parents (généralement de gauche) a visiblement appris à vivre sans sourciller sous la surveillance impitoyable de ces nouveaux gardes rouges. Quand le pouvoir des images a acquis une telle efficacité, il devrait donc être universellement admis que l’assujettissement des individus au système libéral doit, à présent, beaucoup moins à l’ardeur répressive du policier ou du contremaître qu’à la dynamique autonome du spectacle lui-même – c’est-à-dire, pour reprendre la définition de Debord, du capital parvenu « à un tel degré d’accumulation qu’il est devenu image ». Or le moins que l’on puisse dire, c’est que nous sommes encore très loin d’une telle prise de conscience collective comme en témoigne, entre mille autres exemples, le fait que toute interrogation critique sur les dogmes de l’éducation libérale (à l’école comme dans la famille) est devenue depuis longtemps une question taboue chez la plupart des militants de gauche. Parvenus à ce point, il est donc inévitable d’affronter enfin la question des questions : Comment un tel retournement politique et culturel a-t-il pu avoir lieu ? Ou, si l’on préfère : par quelle dialectique mystérieuse la gauche et l’extrême gauche contemporaines en sont- elles venues à reprendre aussi facilement à leur compte les exigences les plus fondamentales de la logique libérale, depuis la liberté intégrale de circuler sur le marché mondial jusqu’à l’apologie de principe de toutes les transgressions concevables ? Il est certain que la clé de cette énigme doit d’abord être recherchée dans les mutations économiques, culturelles et psychologiques du capitalisme lui-même. Comme on le sait, il s’agit-là d’un mouvement de fond qui s’est développé en France au cours des années 50 (et qui, aux États-Unis, avait commencé deux ou trois décennies plus tôt). On ne pourrait cependant pas comprendre certaines formes politiques spécifiques que la modernisation capitaliste a prises en France sans s’interroger également sur ce moment catalyseur essentiel qu’ont représenté les événements de Mai 68. Ou plutôt – car ici la confusion et la falsification règnent en maîtres – sans s’interroger sur ce cycle d’événements, à la fois fondateurs et contradictoires, que les médias et l’historiographie officiels s’efforcent inlassablement, depuis quarante ans, d’unifier sous le nom rétrospectif de « Mai 68 » (nom déjà trompeur en lui-même puisque ce cycle d’événements n’a, en réalité, pris fin qu’en 1974). Que cherche-t-on à dissimuler sous une telle unification a posteriori ? Quiconque a participé de près à ces événements ne peut pourtant pas avoir oublié qu’ils n’ont eu à aucun moment le caractère d’un ensemble idéologique et culturel uniforme, qu’on pourrait donc approuver ou condamner en bloc en opposant par exemple – pour reprendre l’une des mystifications universitaires les plus courantes – une « pensée 68 » et une « pensée anti-68 ». Ce singulier printemps était en vérité celui de la contradiction généralisée, où chaque forme de contestation, à peine apparue, se trouvait à son tour aussitôt contestée. Ce serait annuler le sens même de ces combats multicolores que de vouloir les dissoudre – à la manière des communicants de Virgin ou de la Fnac – dans l’unité d’un mystérieux « esprit de Mai 68 ». La première raison qui rend ce type de simplification rétrospective intenable, c’est que ces événements, comme Kristin Ross l’a définitivement établi [7], ont d’abord été le lieu d’un télescopage historique entre deux mouvements distincts : d’un côté, un Mai 68 étudiant, qui constituait la partie visible de l’iceberg et, de l’autre, un Mai 68 populaire – ouvriers, employés, paysans – d’une ampleur et d’une puissance incomparablement supérieures. Or l’origine, la nature et les projets politiques respectifs de ces deux Mai 68 n’ont, pour l’essentiel, jamais réellement coïncidé, malgré les multiples passerelles qui ont pu être jetées ici et là. Une seconde raison, c’est que le mouvement étudiant, sur lequel tous les projecteurs médiatiques de l’époque avaient été immédiatement braqués, était lui-même traversé par des sensibilités profondément contradictoires. Certaines étaient idéologiquement très structurées ; d’autres, au contraire, participaient simplement de cette contre-culture diffuse, qui était entrée dans l’air du temps depuis le concert fondateur de la Place de la Nation, en 1963 ; et entre ces deux pôles tous les degrés du spectre avaient leurs représentants attitrés. Il va de soi que ces différentes mouvances n’étaient pas récupérables au même degré par la logique du capitalisme de consommation, comme en témoigne du reste leur destin médiatique et politique. Mais on doit même aller plus loin. Pour un peu, tout le monde aurait presque oublié que les critiques les plus impitoyables de la contestation étudiante – autrement dit du « Mai 68 » officiel – ont été formulées, à l’époque, par les situationnistes. Si on relit, par exemple, le texte prophétique de Mustapha Khayati paru à Strasbourg quelques mois avant les événements parisiens [8], on comprend aussitôt que cette critique situationniste – Khayati écrivait que la bohème étudiante méritait « jusqu’au mépris des vieilles dames de la campagne » – était, dans son principe, absolument incompatible avec les célébrations enthousiastes du mouvement qui allaient rapidement devenir la partition de base de « l’impuissante intelligentsia de gauche, des Temps modernes à l’Express ». Or les courants de « Mai 68 » qui ont fini par l’emporter sur le plan politique et culturel – ce sont naturellement ceux qui exprimaient, d’une manière ou d’une autre, la nouvelle culture de consommation – ne sauraient en aucun cas être confondus avec ceux qui s’étaient organisés, depuis la fin des années 50, sur la base d’une critique intransigeante de la société du spectacle et du nouvel esprit du capitalisme. Il suffit, pour s’en convaincre, d’observer la façon dont a évolué le rapport des forces à l’intérieur du champ philosophique dans les années qui ont suivi Mai 68. C’est ainsi qu’à la séquence Lukacs - école de Francfort - Socialisme et Barbarie - Henri Lefebvre - Internationale situationniste, on a vu très vite succéder (cette évolution a été particulièrement nette dans le milieu universitaire où la lutte pour les places est toujours très vive) la séquence Althusser - Bourdieu - Foucault - Deleuze - Derrida. Or autant la première séquence, quelles que soient ses limites, avait rendu possible une critique radicale du mode de vie capitaliste, autant les constructions idéologiques de la seconde allaient pouvoir être retournées avec une facilité déconcertante au profit des nouvelles dynamiques libérales – comme en témoigne, entre autres, le rôle fondateur qu’elles ont joué dans la formation du paradigme « post-moderne » et de l’émergence des « nouvelles radicalités » de l’ère mitterrandienne. C’est donc dans ce singulier chassé-croisé philosophique qu’il faut chercher les raisons ultimes de cette incapacité pathologique de la nouvelle gauche (c’est-à-dire de celle qui va devenir culturellement hégémonique à partir de 1981) à penser le nouvel esprit du capitalisme autrement que comme l’accomplissement privilégié des exigences émancipatrices de la modernité – la modernisation économique ne constituant même, chez les plus réformistes, qu’un simple chapitre particulier de l’évolution générale des mœurs. Ici, je sais bien que certains de nos jeunes auditeurs risquent d’avoir un certain mal à me suivre, car ce n’est généralement pas ainsi qu’on leur raconte l’histoire de ces années fondatrices. Je les invite donc tout simplement à lire le discours prononcé par Bob Kennedy à l’université du Kansas, en mars 1968, quelques semaines avant son assassinat – discours dont je cite un long passage dans mon livre. Ils y découvriront une déconstruction extraordinaire de l’imaginaire capitaliste et du mythe de la croissance, qui lui vaudrait certainement aujourd’hui la réprobation unanime de tous les courants de la gauche – de Jacques Attali à Olivier Besancenot. Or Bob Kennedy n’avait pourtant rien d’un anarchiste ou d’un révolutionnaire. Un tel fait (dont l’époque fournirait bien d’autres exemples) suffit à mesurer l’ampleur de l’incroyable retournement idéologique – ou de cette véritable contre-révolution dans la révolution, je ne vois pas d’autre caractérisation possible – dont la France de la fin des années 70 a été le théâtre privilégié. Ce qui a été peu à peu refoulé à partir de cette époque particulièrement trouble (on sait le rôle majeur que des médias comme Actuel ou Libération ont joué dans cette contre-révolution), ce n’est, en effet, rien moins que l’ensemble des questionnements critiques qui – en Mai 68 et dans les années qui ont suivi (des combats de Lip à ceux du Larzac ) – avaient été portés par les luttes les plus radicales et les plus créatrices du mouvement populaire et étudiant. Ces questionnements, essentiels, sont nombreux. Citons-en quelques-uns. Quel contenu concret faut-il donner, dans l’entreprise et dans la société, à la notion de « pouvoir des travailleurs » ? Une politique d’émancipation doit-elle être seulement comprise comme une extension illimitée des droits de l’individu ou doit-elle créer, au contraire, des formes d’existence plus communautaires ? Une société égalitaire est-elle compatible avec les contraintes imposées par les mégamachines de la technoscience ? Y a-t-il encore un sens à défendre l’idée d’une agriculture paysanne – on se souvient peut-être que le « baba cool » parti élever ses chèvres en Lozère fut la première figure de « Mai 68 » que Libération et la presse libérale-libertaire entreprirent de ridiculiser ? Le local s’oppose-t-il nécessairement à l’universel, et avons-nous raison d’encourager l’étude de l’occitan, du basque ou du breton et de soutenir les combats de ceux qui veulent « vivre et travailler au pays » ? L’idée de « progrès » est-elle vraiment au-dessus de tout soupçon ? Comment mener de front le combat pour la défense des cultures populaires et celui contre l’asphyxiante culture de masse ? De quelles façons les individus pourraient-ils enfin se libérer de la tyrannie de la mode, de la consommation ou de l’automobile ? Quels types de biens est-il réellement indispensable de produire, pour qui et dans quelles conditions ? Comment en finir, dans tous les domaines, avec le désir morbide de devenir riche, célèbre ou puissant ? Si de telles questions, et mille autres semblables, sont devenues incompréhensibles à la plupart des militants de gauche d’aujourd’hui, c’est tout simplement parce qu’elles ont été progressivement ensevelies sous un « Mai 68 » mythique, réduit pour les besoins de la cause à sa seule dimension étudiante et parisienne et minutieusement reconstruit par la propagande officielle avec l’aide de quelques anciens combattants nostalgiques et de certains universitaires fiers d’occuper à nouveau la Sorbonne – mais, cette fois-ci, contre un salaire conséquent. Ce n’est qu’au terme de tout ce travail de falsification historique que le projet d’une croissance illimitée dans un monde sans frontière a pu devenir le nouveau centre de gravité des discours de la gauche et de l’extrême gauche issues de l’ère mitterrandienne. Au point que, de nos jours, nombreux sont ceux, parmi nos valeureux défenseurs d’un « socialisme libéral », qui ne comprennent sincèrement plus quelle objection rationnelle il serait encore possible de formuler si, d’aventure on leur proposait, pour soutenir cette croissance salutaire, de multiplier les usines d’armement et de vendre nos armes les plus perfectionnées aux tortionnaires du monde entier.

… la CGT a d’ailleurs des branches dans l’armement…

Je sais bien. En même temps, ce n’est certainement pas aux ouvriers qui travaillent dans ces usines de réparer les pots cassés. Il faudra donc tôt ou tard définir un programme de transition qui leur permette de se reconvertir dans des activités socialement utiles, sans qu’ils aient à subir de préjudices moraux ou matériels. Mais il reste qu’aucune société décente ne pourra voir le jour si on se refuse à critiquer, d’un point de vue moral et philosophique, ces détournements de l’énergie humaine à des fins contraires au bonheur collectif. On retombe donc toujours sur la même question. Que devrions-nous produire, pour qui, dans quelles conditions, et avec quelles conséquences sur l’environnement ou sur notre propre humanité ? Qu’on le veuille ou non, il s’agit bel et bien d’une question philosophique. Si, au nom du « réalisme économique » et des exigences de la « concurrence internationale », nous renonçons définitivement à la poser devant le peuple, le maintien des « équilibres économiques » passera toujours par l’idée philosophiquement absurde qu’il faut produire toujours plus de n’importe quoi, quel qu’en soit le prix humain et écologique…

Quand j’entends un Premier ministre dire qu’il faut vendre plus d’armes, ça me révolte de façon primaire, je trouve cela honteux ; il faut arrêter de vendre des armes, c’est tout…

Dans le cas du commerce des armes, qui sont des machines de mort – et destinées à tuer, de préférence, des civils innocents –, le « principe de croissance » a évidemment des effets dont le caractère indécent saute immédiatement aux yeux. Mais la logique est exactement la même qu’il s’agisse d’avions Rafale livrés à une « dictature amie » ou de jeux vidéos destinés à nos adolescents. Dans tous les cas, la survie des unités de combat engagées dans la terrible guerre économique mondiale dépend uniquement de leur capacité à produire à un prix toujours plus bas les différents produits qui pourraient se vendre à l’autre bout du monde ; que ces produits n’aient strictement aucune valeur d’usage, qu’ils s’avèrent nuisibles à la santé physique des individus ou même qu’ils soient de nature à détruire leurs capacités intellectuelles ou morales. Nous retrouvons ici les analyses de Marx sur notre vieille amie la marchandise. Alors que les sociétés primitives privilégiaient la fabrication de biens possédant une valeur d’usage évidente (une couverture, un harpon, une pirogue, etc.) ou bien une valeur symbolique qui leur paraissait fondamentale (un masque de cérémonie, une peinture sacrée, un rituel de danse, etc.), nous aurions bien du mal à trouver, parmi l’immense accumulation de marchandises qui encombre nos centres commerciaux, beaucoup d’objets correspondants à des besoins humains réels. Il est vrai qu’un libéral, surtout s’il est de gauche, vous répondra aussitôt que c’est là un point de vue purement idéologique qui ne devrait donc pas engager la collectivité ; et que si quelqu’un juge que son bonheur passe par l’achat d’un 4 x 4 ou du dernier modèle de téléphone portable, c’est son problème personnel et seulement le sien. Un lecteur de Libération ajouterait même probablement qu’une collectivité qui désirerait intervenir dans ce genre de questions manifesterait d’inquiétants penchants totalitaires. On peut évidemment répondre que de tels achats, nécessairement sans fin, ne constituent que très rarement des choix purement individuels dans la mesure où ils ont, la plupart du temps, des conséquences directes ou indirectes sur les conditions matérielles et morales de la vie collective. Si votre voisin décide, par exemple, de cultiver des OGM ou si votre employeur désire travailler le dimanche, vous vous apercevrez très vite que leurs choix n’ont pas seulement une dimension privée. On doit surtout ajouter que cette belle liberté de consommer ce qu’on veut et quand on veut perd toute signification réelle dès lors que les techniques du conditionnement médiatique et publicitaire ont atteint les niveaux qui sont les leurs aujourd’hui. Cette dernière critique suppose, cependant, qu’on tienne pour acquise une théorie philosophique de l’aliénation, ce qui aux yeux d’un libéral suffit à l’invalider. Aucun tribunal ne devrait, en effet, examiner la plainte d’un citoyen dénonçant le caractère « aliénant » de la propagande publicitaire ou de la « télé-réalité » sauf, bien sûr, s’il arrivait à retraduire juridiquement le concept d’aliénation en termes d’atteinte à la liberté d’autrui. Mais la plupart des avocats feraient alors valoir qu’il ne s’agit-là que d’une interprétation philosophique particulière, non d’un fait empirique avéré. Comme vous le voyez, tous les problèmes que pose le libéralisme procèdent du fait qu’il est d’abord une philosophie de la mort de la philosophie ou, comme il préfère dire lui-même, une philosophie de la « fin des idéologies ».

Quelle différence faites-vous entre le libéralisme « de gauche » et le libéralisme « de droite » ?

Historiquement, ils constituent depuis le XVIIIe siècle les deux grandes réponses, à la fois parallèles et complémentaires, au problème central de la politique moderne : à quelles conditions pourrait-on assurer la coexistence pacifique d’individus dont on a admis, par hypothèse (et à la lumière des guerres de religion), qu’ils n’avaient aucune valeur morale ou philosophique commune ? La réponse du libéralisme « de droite », ou libéralisme économique, est la plus simple. Elle consiste à dire que, pour obtenir les conditions de la pacification recherchée, il faut et il suffit que l’organisation de la société repose sur les principes du « doux commerce ». La main invisible du marché permettra alors de régler tous les problèmes politiques, sans que ni l’État, ni un parti, ni une quelconque Église aient à intervenir. Quant au libéralisme « de gauche », ou libéralisme politique et culturel, son objectif premier est également la pacification idéologique de la société. Mais, à ses yeux, la réalisation de cet objectif passe d’abord par l’institution d’un État minimal dont tous les pouvoirs seraient séparés et axiologiquement neutres, ce qui permettrait ainsi à chacun de vivre comme il l’entend, sous la seule condition que son usage de la liberté ne nuise pas à celle d’autrui. En théorie, l’État libéral a donc pour seule fonction de maintenir l’équilibre entre les différentes libertés rivales, un peu à la manière dont le code de la route est là pour éviter les collisions et non pour vous prescrire une destination particulière. Il est également nécessaire de préciser qu’à ce stade aucun des deux libéralismes n’exige directement l’élimination de toute morale. Même si tous les libéraux, de gauche ou de droite, ont une tendance naturelle à voir dans celle-ci un simple masque de l’intérêt égoïste ou de l’amour-propre, leur préoccupation première est simplement de l’exclure du champ politique, de veiller, par exemple, à ce qu’aucun citoyen ne vienne demander l’interdiction de la publicité au nom de sa conception privée de l’aliénation ou du bonheur collectif. En droit, chacun demeure donc libre de vivre selon ses propres définitions du bien ou du bonheur, du moment qu’il ne cherche pas à les imposer à autrui. La seule chose que le droit libéral juge légitime d’interdire ce sont les conduites qui portent atteinte à la liberté correspondante d’autrui.

Sur ce principe, on ne peut qu’être d’accord, non ?

Sur le papier, c’est effectivement merveilleux ; et c’est bien pourquoi le libéralisme a toujours été la tentation naturelle de l’homme de gauche, au point qu’aux États-Unis les deux mots sont synonymes. Le problème c’est que toute cette savante machinerie intellectuelle repose en dernière instance sur un critère – ne pas nuire à autrui – dont la simplicité apparente dissimule en réalité des problèmes redoutables, dès qu’il faut l’appliquer sans prendre le moindre appui sur des jugements moraux ou philosophiques. Prenez par exemple la question du port du voile à l’école. Je peux, bien sûr, interdire ce dernier au nom du droit des femmes – le voile est un symbole de soumission, donc il porte atteinte à la liberté des femmes. Mais un bon avocat libéral (l’expression n’est pas loin d’être un pléonasme) pourra également présenter cette interdiction comme une atteinte à la liberté religieuse et un signe d’ « islamophobie ». Le problème est le même quand vous devez trancher entre le fumeur et le non-fumeur, entre l’écologiste urbain partisan de l’ours et du loup et le berger partisan de l’agneau, entre le travailleur qui défend son droit à dormir et le jeune bourgeois qui fait valoir son « droit à la fête ». Il serait bien sûr assez facile de trouver une solution philosophique raisonnable à ce genre de dispute. Il suffirait, dans la plupart des cas, de s’en référer au simple bon sens et aux principes de la common decency. Seulement, à partir du moment où vous êtes idéologiquement tenus d’adopter une démarche strictement technique et procédurale, c’est une solution qui vous est interdite. La pente naturelle des juristes libéraux est donc d’observer attentivement les développements concrets de cette nouvelle guerre de tous contre tous, de compter les coups et finalement de déplacer le curseur de la loi en fonction du résultat provisoire de ces combats ; autrement dit, en fonction de ce que la gauche appelle, avec un bel enthousiasme darwinien, « l’évolution des mœurs ». Il ne faut pas chercher plus loin la raison récurrente qui conduit le libéralisme politique et culturel de la gauche à devoir s’aligner tôt ou tard sur les positions du libéralisme économique. Livré à lui-même, le Droit libéral est, en effet, condamné à une fuite en avant perpétuelle dont la seule fin logique serait ce « droit de tous sur tout » qui était, selon Hobbes, le principe même de la guerre de tous contre tous. Le libéralisme économique présente, au contraire, l’avantage considérable d’offrir dès le départ aux individus l’assurance d’un véritable langage commun, celui de l’intérêt bien compris et du donnant-donnant. Comme l’écrivait Voltaire, « quand il s’agit d’argent tout le monde est de la même religion ». Autrement dit, la religion de la croissance et de la consommation – elle est le complément logique d’une économie concurrentielle – finit toujours par apparaître, à un moment ou un autre, comme l’ultime moyen supposé axiologiquement neutre de réunir à nouveau les individus que le libéralisme politique et culturel a séparés et dressés les uns contre les autres. Naturellement, cette solution est elle-même parfaitement illusoire puisque la logique du marché conduit toujours à relancer sous une autre forme la guerre de tous contre tous. C’est donc encore une fois parce qu’on a décidé, par principe, de se placer à un point de vue purement technique et procédural que la question cruciale de savoir si ma liberté nuit ou non à celle d’autrui est devenue philosophiquement insoluble dans une société capitaliste…

… parce qu’il n’y a plus de règle morale …

… ni règles morales ni principes philosophiques communs comme, par exemple, une théorie minimale de l’aliénation, de la dignité humaine ou de la beauté de la nature, dont le libéralisme, par définition, ne veut absolument pas entendre parler. Naturellement, quand je parle ainsi de règles morales, il faut prendre cette expression au sens où les premiers socialistes l’entendaient. C’est ce qui correspond, pour l’essentiel, à ce qu’Orwell désignait sous le nom de common decency. Si on ne précise pas ce point, la position socialiste risquerait évidemment d’être interprétée comme un appel à restaurer un ordre moral ou une société totalitaire. Or la common decency n’a rien à voir avec ce que j’ai appelé par ailleurs une « idéologie du Bien » ou encore une « idéologie morale » ; autrement dit avec ce type de construction métaphysique arbitraire, liée aux dogmes d’une Église ou à la ligne d’un parti, et qui a toujours servi, dans l’histoire, à cautionner le pouvoir d’une élite. Une idéologie morale décidera, par exemple, que l’homosexualité représente un péché contre la volonté de Dieu ou, variante stalinienne, une déviance petite-bourgeoise. On voit tout de suite ce qui distingue un tel discours de ces dispositions traditionnelles à la bienveillance, à l’entraide ou à la générosité qui constituaient pour Orwell l’essence de la common decency. Il est bien évident, en effet, qu’il n’existe aucun rapport entre l’orientation sexuelle d’un individu et sa moralité effective : un homosexuel peut parfaitement être un individu généreux et heureux de vivre tandis qu’à l’inverse un hétérosexuel peut être égoïste et immature et donc avide de pouvoir, de richesse ou de célébrité. L’invitation orwellienne à fonder le socialisme sur les valeurs de la common decency se situe clairement aux antipodes du moralisme des idéologies du Bien.

Comment peut-on traduire en français ce terme de common decency  ?

Le terme est habituellement traduit par celui d’ « honnêteté élémentaire », mais le terme de « décence commune » me convient très bien. Quand on parle de revenus « indécents » ou de conditions de vie « décentes », chacun comprend bien – sauf peut-être un dirigeant du Medef –, qu’il ne s’agit pas de moralisme. C’est, bien entendu, en ce sens qu’Orwell parlait de « société décente ». Il entendait tout simplement par là une société dans laquelle chacun pourrait vivre tranquillement d’une activité qui ait un véritable sens humain. Et comme Rousseau l’avait souligné, une telle société implique que personne n’y soit assez pauvre pour être obligé de se vendre ni assez riche pour pouvoir s’acheter la liberté d’un autre. Naturellement, une définition précise de ces distinctions et de ces limites suppose un débat public permanent. Mais il n’y a là aucune difficulté de principe. J’ai récemment appris qu’il existait dans Paris un palace pour chiens et chats. Ces charmantes petites bêtes – vous les aimez sans doute autant que moi – s’y voient servir dans des conditions parfaitement surréalistes une nourriture luxueuse, par exemple du foie gras, et magnifiquement préparée ; le coût de ces prestations est, bien entendu, astronomique. Dans un monde où des êtres humains meurent de faim ou sont obligés de dormir dans la rue, voilà l’exemple même d’une institution qui me paraît indécente. Et pour fonder un tel jugement, je n’ai évidemment pas besoin de concepts philosophiques compliqués. Une théorie minimale de la common decency suffit amplement. Mauss en avait d’ailleurs dégagé les structures élémentaires : la décence, c’est simplement la capacité psychologique et morale « de donner, de recevoir et de rendre »…

… c’est aussi le simple bon sens, non ?

Vous avez entièrement raison. Chez Orwell, la common decency et le common sense (c’est-à-dire le « bon sens ») sont intimement liés. Dans son essai sur James Burnham [9], il souligne ainsi qu’il n’était pas nécessaire d’avoir fait de brillantes études universitaires pour comprendre qu’Hitler et Staline n’étaient pas des individus très recommandables. Il suffisait, disait-il, d’un peu de sens moral. Si donc certains des intellectuels les plus brillants du XXe siècle se sont laissés fasciner par les systèmes totalitaires au point d’en perdre tout bon sens, ce n’est certainement pas – concluait Orwell – parce que l’intelligence ou les outils philosophiques leur faisaient défaut (qu’on songe à la folie maoïste chez les intellectuels français). La véritable explication de leur rupture avec le bon sens doit, en réalité, être cherchée du côté de leur manque personnel de common decency, manque qui a toujours quelque chose à voir avec l’égoïsme, l’immaturité et le besoin de dominer les autres. Dès que quelqu’un cède au délire idéologique (quand bien même il baptiserait son délire « passion du réel »), vous pouvez être quasiment sûr que vous trouverez les clés de sa folie en observant la façon dont il se comporte concrètement dans sa vie quotidienne. Les fanatiques et les inquisiteurs sont presque toujours de grands pervers.

Comme promis, nous allons revenir, Jean-Claude Michéa, sur une question déjà évoquée, mais que j’aimerais vous voir approfondir. Pour ce faire, je lirai une citation – un peu longue – de votre livre. On la trouve en pages 164 et 165 de L’Empire du moindre mal. Je cite : «  On sait que Stendhal tenait en haute estime l’œuvre de Fourier, ce “rêveur sublime ayant prononcé un grand mot : Association”. Dans ses Mémoires d’un touriste, il élève, cependant, contre l’idée de phalanstère, une objection fondamentale, de nature à compromettre, selon lui, toutes les tentatives d’ “association” proposées par les différents courants du socialisme alors naissant. Fourier – écrit-il – “n’a pas vu que dans chaque village, un fripon actif et beau parleur (un Robert Macaire) se mettra à la tête de l’association et pervertira toutes ses belles conséquences”. Une telle critique, contrairement aux apparences, est très différente de celle des libéraux. Stendhal ne soutient pas (du moins dans ce texte précis) que c’est la nature même de l’homme qui rendrait utopique le projet d’une société solidaire et fraternelle. Il souligne simplement que les socialistes, sans doute par excès d’optimisme, ont systématiquement oublié que la volonté de puissance qui caractérise certains individus conduirait toujours à l’échec les entreprises politiques les mieux intentionnées. Si par anarchisme on entend le projet d’un monde où les “Robert Macaire” seraient, sinon impossibles eux-mêmes, du moins dans l’impossibilité pratique de s’emparer du pouvoir et d’arriver à leurs fins, il est donc beaucoup plus exact de dire que Stendhal soulève ici la question anarchiste par excellence. » Pouvez-vous nous en dire davantage sur cette « question anarchiste par excellence » ?

Nous avons déjà évoqué le sujet mais c’est vraiment une question essentielle. D’autant que le besoin pathologique de contrôler sans cesse la vie des autres se manifeste dans toutes les sphères de l’existence – à des degrés naturellement différents – depuis l’organisation militante jusqu’au couple (que l’on songe, par exemple, aux fondements psychologiques de la jalousie, c’est-à-dire de ce sentiment qui rend un sujet incapable de supporter la liberté de l’autre). Et, comme je l’ai également dit, ce qui rend la volonté de puissance politiquement si dangereuse, c’est qu’elle s’exerce le plus souvent sous des formes très difficiles à identifier clairement. C’est, par exemple, pour essayer de saisir ces effets de pouvoir difficilement formalisables que le concept de « harcè-lement », concept qui autorise lui-même bien des abus juridiques, a dû être forgé. Il est donc nécessaire que tous ceux qui estiment qu’il y a encore un sens à combattre collectivement pour un monde libre, égalitaire et décent, accordent une attention privilégiée à cette perversion aussi ancienne que l’homme (les mythes religieux nous l’enseignent), mais dont je persiste à penser, en bon orwellien, que la plupart des « gens ordinaires » en sont encore globalement exempts. Il me semble, à la lumière de l’expérience historique des mouvements révolutionnaires, qu’on pourrait s’accorder ici sur quelques principes minimaux. Le premier serait évidemment la nécessité d’assurer une rotation perpétuelle des fonctions dirigeantes. Aucun militant ne devrait jamais pouvoir s’installer durablement à la tête d’une association, du moins lorsque celle-ci a atteint une certaine ampleur. Le statut de « dirigeant politique à vie » – ou de « révolutionnaire professionnel » – est clairement incompatible avec les exigences morales d’un combat pour une société égalitaire. Malatesta soulignait d’ailleurs que « le fonctionnaire est dans le mouvement ouvrier un danger comparable au parlementarisme ». Ce principe démocratique radical n’implique d’ailleurs pas que l’activité militante se réduise à une participation épuisante de tous à des assemblées générales continuelles ou à des réunions interminables (ce genre d’existence ne pourrait convenir qu’à des militants mus par un idéal ascétique et dont l’engagement, à ce titre, est forcément suspect). La solution grecque me paraît nettement plus raisonnable. « La démocratie – disait ainsi Aristote – c’est le régime dans lequel nous sommes tous, tour à tour, gouvernants et gouvernés. » C’est plutôt sur les moyens concrets d’organiser ce « tour à tour » qu’une organisation radicale devrait donc réfléchir. Un second principe, tout aussi essentiel, c’est qu’une organisation radicale devrait toujours entretenir un rapport critique avec les médias officiels (c’est évidemment un problème qui avait été épargné aux Grecs). C’est dans les années 60 qu’est apparue, aux États-Unis, l’idée assez curieuse que, dans une société moderne, le moyen le plus efficace de faire avancer les idées radicales c’était de « prendre les médias à leur propre piège » en jouant à fond la carte de la médiatisation. Dans une telle logique, les formes de luttes devaient donc être définies en fonction de leur seul aspect spectaculaire et de l’écho médiatique qu’elles suscitaient. Comme on le sait à présent, il s’agit là d’une illusion particulièrement meurtrière. Chaque fois que vous croyez utiliser les médias, observait Tod Gitlin [10], ce sont en réalité les médias qui vous utilisent. Ce sont eux, par exemple, qui choisissent de médiatiser tel ou tel porte-parole du mouvement radical en fonction de leur seule logique et à partir de leurs propres critères. On l’a bien vu en 1968, lorsque le système médiatique n’a mis que quelques jours pour construire l’image d’un Cohn-Bendit « leader de la révolution » ou, lors de la dernière élection présidentielle, lorsque ce même système a pratiquement décidé que Ségolène Royal serait la candidate de la gauche. Cela pour ne rien dire, entre mille autres exemples, de la célèbre transformation du « Che » en icône intouchable, au détriment de tous les autres guérilleros de l’époque, dont certains étaient plus démocrates que lui mais aucun aussi photogénique. Il conviendrait donc de réactualiser ainsi la célèbre formule d’August Bebel : « Quand l’ennemi de classe accepte de me médiatiser, je me demande toujours quelle bourde j’ai encore bien pu commettre. » Si TF1 ou Canal + accepte de vous envoyer trois journalistes chaque fois que votre association réunit 300 personnes, il est effectivement temps de vous interroger sur ce que vous êtes réellement en train de dire et de faire, surtout si quelques stars du showbiz ont décidé de se joindre à vous. D’autant, comme je l’ai dit, que les médias ne médiatisent naturellement que ce qu’ils veulent bien médiatiser. Qu’est-ce que le grand public est ainsi autorisé à savoir des milliers d’expériences concrètes de vie autogérée ou coopérative, en France ou ailleurs, par exemple du développement des « systèmes d’échange locaux » ou des associations pour le maintien d’une agriculture paysanne ? Je me souviens avoir tout fait, à l’époque, pour que les quelques journalistes que je connaissais puissent enquêter sur les luttes exemplaires menées, en Haute-Loire – et depuis 1993 ! – par les militants de la Ramade. Rien n’a jamais pu paraître. Je vais prendre un autre exemple, qui me tient à cœur. J’ai milité dans ma jeunesse au sein du mouvement espérantiste – et notamment à la Sennacieca Asocio Tutmonda (SAT), qui en constituait l’une des fractions d’extrême gauche les plus importantes. Or malgré le fait que le mouvement espérantiste constitue une incarnation exemplaire du principe internationaliste, on constate qu’à la notable exception de Radio libertaire, son degré de médiatisation est, en France, à peu près égal à zéro. Et cela alors même que les espérantistes s’y comptent par milliers et ont su élaborer une culture impressionnante. La raison de ce silence est simple : la nature et les objectifs fondamentaux de ce mouvement sont incompatibles avec le rôle central que l’anglais d’affaires (qui n’est évidemment pas celui de Dickens ou d’Orwell) doit jouer dans le processus capitaliste d’unification juridico-marchande du monde. Le résultat, c’est qu’un congrès espérantiste réunissant quelques milliers de personnes sera toujours moins couvert par la presse officielle et les stars du showbiz que telle ou telle manifestation d’une organisation de 100 membres dont les objectifs ambigus et les formes d’action spectaculaires peuvent être récupérés sans grande difficulté par le « parti des médias et de l’argent », pour reprendre la formule du Plan B. Je dirai donc, en résumé, qu’un mouvement radical conscient de ce que j’ai appelé la dimension anarchiste de la question politique (ou du syndrome de Stendhal) devrait toujours accorder une importance décisive aux trois principes suivants : en premier lieu, la rotation permanente des fonctions dirigeantes ; ensuite une politique de défiance systématique envers les micros et les caméras du système ; enfin – et c’est bien sûr le plus difficile puisqu’il s’agit d’un travail qui devrait concerner chaque militant en tant qu’individu singulier – un souci constant de s’interroger sur son propre désir de pouvoir et sur son degré d’implication personnelle dans le mode de vie capitaliste. Or, sans vouloir être trop cruel, on doit bien constater que ces trois principes ne jouent généralement qu’un rôle assez modeste dans le fonctionnement réel des organisations et des associations qui prétendent lutter pour un monde plus décent. Il est vrai que leur mise en œuvre concrète se heurte à bien des obstacles. Le troisième principe suppose, en effet, des capacités de remise en cause personnelle, à la fois morales et psychologiques, que le monde militant n’a jamais trop encouragées (des choses essentielles avaient été dites à ce sujet dans la célèbre brochure Le militantisme, stade suprême de l’aliénation, parue en 1972 et qu’on peut consulter sur divers sites). Quant aux deux autres principes énoncés, ceux qui ont dû jouer des coudes pour devenir les porte-parole attitrés d’une organisation politique, ne sont peut-être pas les plus qualifiés pour les mettre à l’ordre du jour. De la même façon, remarquons-le, qu’il serait utopique d’attendre des « élus du peuple » qu’ils décident d’eux-mêmes, un beau matin, que la politique ne doit plus être un métier réservé à une caste et qu’en conséquence, les mandats politiques ne seront plus renouvelables. Pour être franc, je ne sais vraiment pas dans quelles conditions et sous quelles formes il sera un jour éventuellement possible d’établir un véritable gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple. La seule chose dont je sois à peu près sûr, c’est qu’un tel mouvement ne partira pas d’en haut. L’histoire offre peu d’exemples de privilégiés renonçant d’eux-mêmes à leurs privilèges. Et ce n’est certainement pas sur nos capitalistes et sur nos intellectuels qu’il faudra compter pour connaître une nouvelle nuit du 4 août.

Ce sera le mot de la fin, Jean-Claude Michéa…

En espérant, bien entendu, que cette fin soit heureuse. Car si nous considérons ce que le libéralisme a déjà réussi à faire de la planète et de l’être humain, il y a aussi quelques raisons d’être pessimiste. Mais, d’un autre côté, on sait aussi que les choses peuvent changer très vite à partir du moment où les individus et les peuples commencent à se poser les vraies questions et à se définir par rapport aux vrais clivages. Ceci est une autre histoire…

Merci, Jean-Claude Michéa.