A Contretemps, Bulletin bibliographique
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Demeure du sens
Article mis en ligne le 23 janvier 2023

par F.G.


■ Jean-Luc SAHAGIAN
L’EXPÉRIENCE GIONO
Illustrations de Lucien Jacques
La Bibliothèque, 2022, 192 p.



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C’est d’abord en curieux que je me suis plongé dans L’Expérience Giono, de Jean-Luc Sahagian [1]. En curieux d’autant plus dubitatif que Jean Giono (1895-1970) n’a jamais fait partie de mes auteurs de prédilection. Malgré quelques souvenirs, plus musicaux que littéraires pourrais-je dire, liés pour l’essentiel à une lecture adolescente de Que ma joie demeure (1935), sorte de suite bachienne en mots de feu et de terre, Giono demeurait pour moi un auteur navigant entre individualisme, particularisme et paganisme mystique avant de trouver sa voie, après-guerre, dans une nouvelle manière et un second cycle – celui d’Un roi sans divertissement (1947) et du Hussard sur le toit (1951).

Je n’ignorais pas, pourtant, l’attrait que la prose première manière du « prophète » de Manosque, lui-même petit-fils d’un carbonaro piémontais et fils d’un cordonnier libertaire « illuminé et généreux », avait pu exercer sur certains anarchistes de son temps, proches de son pacifisme, attirés par le retour à la terre et tous admirateurs des Vraies richesses (1936), de Refus d’obéissance (1937), de sa Lettre aux paysans sur la liberté et la paix (1938) et du Poids du ciel (1938), textes souvent liés à l’expérience communautaire du Contadour, dont il fut l’initiateur et sur laquelle je reviendrai. Mais, pour moi, Giono, que ma génération politique ignora dans les grandes largeurs, sauf peut-être à la marge, du côté de certaines « communautés » de l’après-68, Giono donc, était comme un astre mort. Ainsi, forte fut ma surprise de constater que, dans un livre paru en 2018 à L’Échappée – Le Sens des limites contre l’abstraction capitaliste –, Renaud Garcia, un auteur qui ne m’est jamais indifférent, inscrivait Giono, contre les « tenaces préjugés » dont il était victime, « au cœur de nombre d’analyses » qui nourrissaient sa réflexion sur « l’aplatissement capitaliste du monde » et « la dégradation de l’art d’habiter ». Il y rappelait aussi le juste combat de Giono, au début des années 1960, c’est-à-dire en pleine gloire et reconnaissance littéraires, contre l’implantation du centre nucléaire de Cadarache en plein milieu du pays manosquin. Peut-être alors faut-il voir, dans le retour de Giono, un effet du temps désolé et désolant que nous traversons en sentant bien, même pour les moins effondrés d’entre nous, que les maîtres des horloges du Pouvoir et du Capital nous conduisent assurément, en gestionnaires de leur néant, vers la catastrophe.


« Il ne me restait plus rien, écrit d’entrée Jean-Luc Sahagian. J’avais échoué au fond de cette vallée, juste au pied des montagnes, chassé par des souvenirs aux contours tranchants. » C’est là que Giono l’attend, sur l’étagère d’une bibliothèque d’un petit village cévenol perclus dans son hiver. On n’en sait pas plus, sauf qu’il vient, l’auteur, « de la ville et de ses décombres » et qu’il cherche une fenêtre à sa vie. Une fenêtre, un ouvreur de fenêtre et le grand vent des renaissances. Ce qui fait la force de ce livre, c’est précisément cela : un constant va-et-vient entre la vie et le vent qui chasse ou ramène le sensible, le mal de vivre, l’abandon et la joie. Le Giono qui l’attend, c’est précisément celui de Que ma joie demeure, dans une édition habillée d’une « couverture avec un épi de blé et un soleil ». Il y a des rencontres – littéraires et humaines – qui se tissent ainsi, dans la brèche des sentiments, dans un malheur qui cherche à guérir, dans le tremblement d’une vie qui tangue. « C’était une nuit extraordinaire, écrit ce Giono en joie. Il y avait eu du vent, il avait cessé, et les étoiles avaient éclaté comme de l’herbe. Elles étaient en touffes avec des racines d’or, épanouies, enfoncées dans les ténèbres et qui soulevaient des mottes luisantes de nuit. » Le lecteur Sahagian est conquis – et d’autant que, là, au cœur du monde, il lui suffit de laisser la fenêtre de sa masure ouverte pour ressentir les mots de Giono au tréfonds de son âme chavirée. Fenêtre, ouvreur et renaissance, oui, il y a bien de cela : un silence qui s’habite d’une délivrance au mot à mot.

Je suis de ceux qui pensent que les livres peuvent sauver. Un livre plus particulièrement, celui qui, à un moment donné et par des cheminements de hasard, semble avoir été écrit pour le seul lecteur que nous sommes. Je le pense et je le sais. Ce qu’il y a de plus précieux dans L’Expérience Giono tient à la description de ce phénomène mystérieux de la connivence intime ressentie, dans un temps donné, pour une œuvre et pour son auteur. « Giono avait enchanté mon hiver solitaire, écrit Jean-Luc Sahagian. Une fois le livre refermé, le printemps était là et j’étais prêt pour la rencontre. » Elle viendra au singulier. Elles viendront au pluriel.

Peut-être, plus largement, ne faut-il lire certains auteurs, certaines œuvres, qu’in situ, au croisement des temps, pour qu’opère, comme sous la plume de Jean-Luc Sahagian, cette dialectique secrète où s’entrecroisent des subjectivités interdépendantes, celles qui, dans et contre l’histoire, se font écho dans la ZAD de Notre-Dame-des-Landes et dans « quelques-uns des livres d’avant-guerre (la seconde) » de Giono : des « visions du monde » et des « gestes communs » partagés. Une même veine poético-vitaliste, aussi.


Peut-être que l’esprit d’utopie est ce qui manque le plus au monde tel qu’il est devenu, mais d’une utopie à rebours, renouant avec un temps ancestral où les gestes premiers de la civilisation paysanne laissaient place et durée pour la vie passante, rêveuse, celle qui faisait histoire, mythe et légende. Le commun de ce monde perdu, c’était la terre nourricière que, par fragments d’utopie, chaque révolte paysanne s’entêtait à transformer en propriété communale où l’on aurait travaillé et vécu ensemble. L’auteur évoque à juste titre – en écho avec le tous pour tous des paysans du « plateau de Grémone » dans Que ma joie demeure – la belle révolte des Diggers anglais du XVIIe siècle.

Ce « plateau de Grémone », c’est en réalité celui de Contadour – et Contadour, c’est la part d’utopie de Giono, celle qui le tient et qu’il mettra à l’épreuve d’un monde qui s’avance irrémédiablement vers la guerre, cette guerre contre laquelle son pacifisme, partagé avec ses compagnes et compagnons d’utopie, ne pourra rien. Cette expérience communautaire parfois moquée, souvent réduite à sa part d’exotisme pastoral, Jean-Luc Sahagian la prend pour ce qu’elle fut, c’est-à-dire au sérieux, mais sans emphase ni rejet : « Le Contadour fut une histoire où passaient le vent et parfois même le fracas de la mer. Et Giono en était le capitaine, le vieux marin de la légende (…), solide à son poste comme un “Ulysse costaud”, inventant au fur et à mesure le monde dans lequel s’étaient engouffrés tous ces jeunes gens. Mais ce monde aux dimensions de la légende ne pouvait s’accorder avec la petitesse du réel. » On sait que Giono eut une puissante influence sur les jeunes inquiets qui l’entouraient. L’auteur rappelle la lettre que lui adressa, en 1939, le très perspicace Georges Hyvernaud, futur auteur de La Peau et les Os (1949) et du Wagon à vaches (1953) : « Vous, Giono, vous êtes un chemin d’évasion. C’est pourquoi nous vous aimons, à cause de ce que vous éludez […] Vos fables entretiennent en nous, de soir en soir, on ne sait quelle attente exaltante et vaine [2]. » Sans doute y avait-il de cela, une sorte d’enchantement simple dans un cadre superbe où trônait un Giono pratiquant, dans une grâce partagée, la « palabre interrogative ». Peu de chose, en somme, dans le réel du temps, mais qui fonde une mémoire commune d’un autre possible, dont Jean-Luc Sahagian se fait le complice. Car, là encore, il sait faire le lien entre sa propre vie et l’histoire perdue d’une utopie provisoire, entre ce qu’il vit dans les Cévennes avec sa petite communauté et ce qu’ont vécu, dans l’ombre ardente de Giono, des jeunes gens portés à croire qu’ils avaient trouvé, au Contadour, l’introuvable lieu de nulle part. Qu’importe alors, comme l’écrit l’auteur, que, dans cette « communauté des égaux », Giono « [ait] semblé] un peu plus égal que les autres », qu’importe encore qu’in fine son travail d’écrivain ait toujours été pour lui plus important que l’expérience communautaire en elle-même. Elle exista, cette expérience, et elle fut marquante pour la plupart de ses expérimentateurs. Pour eux, Giono, l’écrivain, l’imaginatif, n’en était pas le Messie, mais « le grand Conteur, celui qui vient dispenser rêveries et espoir » en terre d’utopie.

Les « rencontres de Contadour » furent au nombre de neuf, de 1935 à 1939, la dernière s’achevant au temps de la mobilisation générale. Un retour de réel, en somme. Brutal, mais attendu. Alfred Campozet, participant actif de cette expérience, sera l’un des rares à choisir, par pacifisme, la voie de l’insoumission. Jean-Luc Sahagian rapporte son témoignage : « Au Contadour, rien n’était organisé pour une action commune que nous n’avions jamais sérieusement envisagée. Il appartenait à chacun de décider de ce qu’il ferait. Et nul – Giono pas plus qu’un autre – n’avait un plan de conduite. »

Comment ne pas penser ici aux prophéties de Georges Hyvernaud écrivant à Giono [3] : « On n’efface pas le monde. Ce n’est que dans les rêves que tout s’efface, que tout revient à son commencement. Mais le monde, force nous est de l’accepter comme il est, avec toutes les saloperies qui ont poussé dessus et qu’on ne peut plus arracher. […] On n’efface pas le monde, on ne nie pas le monde. Mais on change le monde. Ce qui veut dire d’abord qu’on l’accepte, qu’on ne peut faire autrement, qu’on prend tout, pas seulement l’herbe des vallons et les villages des collines, et pas seulement le laboureur et le berger, mais tout… »


Ce « tout » à prendre dont parlait Hyvernaud est au cœur de la démarche de Sahagian, et c’est sans doute ce qui rend ce livre très attachant. En atteste sa manière de nous parler des zadistes de Notre-Dame-des-Landes, de leurs rêves, de leurs aspirations. En témoigne sa capacité, déjà prouvée, à restituer dans le détail ce qui refit « désir collectif » et émotion partagée à l’occasion du mouvement des Gilets jaunes – la « Horde d’or » marseillaise. En répond ce permanent aller et retour qui anime sa prose, vibrante jusque dans sa tenue, quand elle s’arrime à nous dire les ombres et les lumières, le mal et la joie de vivre, le presque-rien et le plus-que-tout de la vie.

Qu’importe, alors, que Giono ait manqué de constance, que son pacifisme ne l’ait pas poussé, l’heure venue, vers d’autres choix, qu’il ne soit pas entré en résistance, qu’il se soit arrangé avec les circonstances et même qu’il se soit renié plusieurs fois pour renaître d’une autre manière à la littérature, la seule chose qui comptait pour lui. Ce qu’on sait, c’est qu’il choisit pour lui-même un autre chemin. En avoir fait à la Libération un « collabo », comme l’entreprit, après que le PC eut cherché à le rallier, le Comité national des écrivains en l’inscrivant, dès septembre 1944 – et comme, plus tard, le poète anarchiste Armand Robin [4] – sur sa « liste noire », relève du trait d’époque : le stalinisme avéré du tardif « parti des fusillés » pouvait faire des ravages. Et il en fit.

L’Expérience Giono n’est pas un livre d’histoire. Et pas davantage un portrait d’écrivain. C’est la suite d’une quête patiente qui, de Victor Serge à Jean Giono en passant par l’Arménie, dont Jean-Luc Sahagian est originaire, conduit l’auteur à s’intéresser aux êtres, à leurs incandescences, contradictions et limites, en leur empruntant cette part indestructible de vérités partiellement acquises qui sont autant d’armes, individuelles et collectives, pour résister au « malheur en marche » du monde.

Rien de mieux, pour conclure, que de lui céder la parole : « Beaucoup parlent aujourd’hui, avec une joie mauvaise, du désenchantement du monde. Voire de sa fin prochaine. C’est même le thème favori de tant de livres qui encombrent les étals des librairies. Ressasser ce malheur fait vendre. Mais pourtant, je sais bien qu’il suffit de me retrouver dans le miroitement du monde pour éprouver de nouveau la joie. Ce monde est là, et même s’il semble prêt de disparaître, c’est notre propre fin que nous imaginons. Notre joie consiste, par-delà la peur, à relever ces vraies richesses, à s’y mêler tant qu’on peut, en s’en prenant aussi, inlassablement, à ceux qui veulent nous en priver. »

Oui décidément, cette expérience vaut la peine d’être partagée.

Freddy GOMEZ


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