À la suite de Goethe qui fit de Faust un individu ordinaire soumis à son désir de toute-puissance, un homme de son temps plutôt insignifiant malgré ses connaissances, un homme qui en abolissant la morale éprouve un profond sentiment de liberté et d’omnipotence, un Dieu à ses propres yeux, nous pourrions mettre nos pas dans les siens et en scruter la modernité dans une perspective relevant d’une critique de l’idéologie qu’il décrit. L’actualité de ce personnage – et l’écho qu’il produit – tient au fait que l’ambition de Faust se voit en quelque sorte enfantée par une posture structurée par son ego. Il devient le paradigme du renoncement à l’éthique au profit d’un désir de toute-puissance.
Dans un monde où la fin justifie les moyens, la « réussite » est la porte qui ouvre sur le banquet du « bonheur ». Elle se mesure à l’aune d’un égotisme radical qui transforme les êtres en objets-proies. Car c’est au fond le portrait de l’homme moderne que dessine, dans ce conte, le poète. Un homme dont l’ambition ne supporte aucun frein, se complaît dans les simulacres et les techniques de communication qu’il utilise comme des outils diaboliques. C’est aussi la disparition de la honte qui dénature, pour ceux qui l’éprouvent, le bonheur que leur procure leur réussite. Comment expliquer, sinon, que tant de cadres dirigeants et de politiciens en devenir s’adonnent avec autant de plaisir à la mise en œuvre de leur plan de carrière, se riant, lorsqu’ils parviennent à leurs fins, des malices de leurs petites combines – ces ruses qui font fi des remords qu’une éthique embarrassante aurait pu les contraindre à éprouver s’ils s’en étaient tenus à la droiture qu’ils exigent de leurs collaborateurs –, faisant fi des scrupules d’un client, d’un fournisseur ou plus généralement d’un pair dont ils espèrent la « mise sur la touche » afin d’obtenir une plus grande renommée. Le crime ne réside plus dans l’acte de le commettre, mais dans le fait qu’il soit dénoncé publiquement et que son auteur se fasse prendre.
Haro sur le naïf, celui qui croit tout ce qu’on lui dit, celui qui pense que la honte existe encore chez ceux qui savent si bien jouer de son sentiment de culpabilité comme on manipule un objet « sans valeur », négligemment. Car, comme nous en faisons presque quotidiennement l’expérience, si l’acheteur n’y prend garde, le vendeur n’hésitera pas à s’en tirer par une pirouette lorsque la livraison tant attendue ne correspondra que très partiellement au cahier des charges ou à multiplier les démarches bureaucratiques tatillonnes, chronophages et bien souvent humiliantes pour l’homme de bonne foi. Les pratiques commerciales des grandes compagnies de téléphonie ou des opérateurs d’accès à Internet ne sont en cela guère différentes de ce qui se pratique ailleurs, entre le représentant de la fonction achats et un directeur commercial par exemple. Ils n’ont pas honte, et c’est précisément ce qui garantit leur bonheur d’être ce qu’ils sont à la place qu’ils occupent. Heureux d’avoir réalisé un « bon coup », d’avoir « pété les scores », d’avoir « enfumé » l’autre, d’avoir su « en profiter » au maximum. L’apostolat de la probité n’est pas, chez eux, comparses et compères, une vocation, mais au mieux une posture tactique exprimant leur capacité d’adaptation face à l’adversité. Les adeptes de Faust sont nécessairement promis à un bel avenir dans l’univers de « l’excellence ». L’abolition du sentiment de honte – ou du moins son effacement au profit de l’ambition – implique la disparition de la frontière, que d’aucuns jugent ténue, qui sépare le mensonge de la vérité. Car cette distinction est devenue, dans ces circonstances, un frein à son succès.
Dans le soin inutile que l’on met à prétendre que l’autre le désire ainsi, puisqu’il est à notre image, artifice à usage discrétionnaire, l’idée même de l’innocuité d’une différence hypothéquant nos chances de succès engendre un monde confus. Un monde dans lequel la confusion est nécessairement le fruit d’une liberté dont l’ennemi principal est assurément celui dont « le zèle moral devient destructeur ». Il ne s’agit pas à proprement parler d’une inversion, qui verrait le bien et le mal se substituer l’un à l’autre, mais de l’effacement de ces notions au profit d’un seul critère, infrangible : « le résultat ». C’est le résultat qui compte, en effet. Peu importe les ruses, les subterfuges, les chemins de traverse, les méandres du raisonnement, les circonvolutions oiseuses et les omissions diverses auxquels on aura eu recours, puisque, à la fin, lorsqu’on aura obtenu ce qu’on convoitait, tout sera comme effacé, voué à l’oubli immédiat et que, par un savant « retour d’expérience », on n’en gardera que les astuces stratégiques et l’art tactique qui présidèrent au succès de l’entreprise.
Pour œuvrer dans ce sens en palliant les insuffisances individuelles, les grandes entreprises se dotent de fonctions qui, chacune dans leur domaine, contribuent à l’entretien de cet esprit et veillent à la déresponsabilisation généralisée des acteurs. Les services commerciaux, juridiques, de marketing et de communication s’y attachent avec un bonheur inégal, mais dans l’assurance qu’il s’agit de transformer la loi sous toutes ses formes en une donnée relative. Son application est du ressort d’une casuistique dont ils garantissent l’usage en fonction des rapports de forces et des résistances que rencontre leur ambition sur un marché qui, au bout du compte, aura toujours le dernier mot. Ce paradigme se décline dans bien d’autres contextes. « Ne pas s’encombrer de scrupules inutiles » est devenu une sorte d’impératif assurant un confort moral à ceux qui s’y soumettent. Aucune morale universelle n’est désormais susceptible de limiter ce déploiement du désir. Désir au sens de posséder les êtres et les choses. Désir consubstantiel au fétichisme de la marchandise et à l’hédonisme consommateur qui colonisent l’imaginaire de l’impétrant. Et si, d’aventure, l’art de duper son prochain est l’un des moyens offerts à la discrétion du prétendant pour tenir son « objectif », pourquoi « diable » (sic) s’en priverait-il ? Si forte est l’obsession de « la réussite » – commerciale, politique, artistique – qu’elle passe pour la chose la mieux partagée. D’autant, on nous l’assure sur tous les tons, qu’elle serait un « fait de nature » quand on devrait y voir, d’abord, une sorte d’idéal auto-légitimant que partagent le voyou, le trader, le leader politique ou le quidam désireux « de jouir sans entrave du bonheur qu’offre, en libre-service, la société marchande » : tout, tout de suite !
La banalité des chemins qui conduisent les ambitieux à transgresser à leur profit les lois auxquelles ils ont souscrit avec ostentation, trace la voie qui s’ouvre au sujet postmoderne. En ces temps où la culture du résultat tient lieu d’impératif catégorique, Faust serait sans doute un homme voué à « l’excellence ». Jouir avec vanité de sa vanité relève d’un comportement archétypal dont on perçoit constamment, des relations de pouvoir aux marges de notre quotidien, les manifestations – notamment, et de façon grotesque, dans le jeu des ambitions politiciennes, même locales, et des manœuvres affairistes. Si l’Italie berlusconienne servit à la fois de décor et de laboratoire au héros post-moderne, sa figure s’imposa de la même façon, en France, en s’appropriant le cynisme décomplexé d’arrivistes divers et variés – politiciens, hommes d’affaires hâbleurs, animateurs de téléréalité requalifiés en journalistes – dont les comportements médiatiques illustrent à merveille le huitième commandement énoncé par Dany-Robert Dufour dans Le Divin Marché [1] : « Tu violeras les lois sans te faire prendre ! ». Ils s’admirent et se font admirer pour cette capacité à s’exonérer, dans une sorte de défi crâne passant pour héroïque, des lois communes. Et les spectateurs assistent, impuissants et fascinés, au spectacle de cette inclination.
C’est ainsi qu’une large part de la caste politique mondiale est devenue cette « peste pour la cité » que dénonçait le Protagoras de Platon, et ce d’autant que, parmi ses plus populaires représentants, pullulent ceux qui se sont émancipés à tel point du « respect de l’honneur et de la justice » qu’ils en tirent une vanité flairant bon la jouissance d’être ce qu’ils sont là où ils sont, c’est-à-dire à une place centrale dans le débat public. Exonérés de l’examen de conscience qui, en d’autres temps, les eût condamnés à la honte et au déshonneur, ces arrogants bateleurs, fiers de leurs forfaits, se tressent eux-mêmes leurs couronnes de laurier qu’ils exhibent du haut d’une scène géante, cette nouvelle « tribune aux harangues ». Comme preuve de légitimation de la place qu’ils occupent, le « bonheur » qu’incarnent, pour eux-mêmes, ces personnages emblématiques d’une époque « scénarisée » est le rêve auquel ils nous proposent « d’adhérer ». Mais c’est surtout leur jubilation à être ce qu’ils sont – délivrés de toute pudeur, comme si le surmoi n’était qu’un scrupule dont il faudrait se débarrasser –, qui séduit. Cette forme de « liberté » sans complexe, « sans gêne » et habile à user du mensonge est le symptôme d’une époque. Ni Balzac, ni Mirbeau, ni Zola n’auraient pu imaginer à quel point le cynisme et l’indécence matinée de vulgarité supposément populaire pouvaient s’affranchir de toute forme de culpabilité. Eussent-ils pu concevoir qu’un homme d’affaires toujours à la limite de la légalité, peu scrupuleux et peu regardant sur les moyens, oserait demander à l’État, en en faisant une mauvaise, de l’indemniser à hauteur de ses pertes supposées ? Le plus extravagant dans cette histoire restant assurément que l’État s’empressa d’accéder à une telle demande alors qu’il s’engageait, du même coup et parallèlement, dans une politique de restriction budgétaire justifiant que l’on supprimât nombre de financements publics (hôpitaux, Université, Sécurité sociale, retraite, etc.). Tant d’impudeur déconcerte !
Lors d’une émission télévisée [2], une ministre « de la Culture » admettait, il y a peu et sans la moindre gêne, ne pas avoir lu une seule ligne d’un auteur français de renom, Patrick Modiano, qui venait de recevoir le Nobel de littérature. Incapable de citer un seul de ses titres [3], la « culturelle » ministre expliqua à son interlocuteur qu’elle était simplement trop occupée à autre chose pour lire. « J’avoue sans aucun problème, précisa-t-elle avec l’assurance de ceux qui ne voient pas où est l’erreur, que je n’ai pas du tout le temps de lire depuis deux ans. Je lis beaucoup de notes, beaucoup de textes de loi, les nouvelles, les dépêches AFP, mais je lis très peu. ». Dans un reportage [4] réalisé un an plus tard dans les somptueux locaux du ministère de la Culture, rue de Valois, la même ministre récidivait. Filmée sur son lieu de travail, elle reconnaissait, avec le même naturel, ignorer le nom du peintre dont le tableau était accroché au mur de son bureau. « Je ne sais pas qui l’a peint », répondit-elle alors qu’elle occupait les lieux depuis le 26 août 2014. Ces deux anecdotes n’attestent pas seulement le manque de curiosité intellectuelle et la profonde inculture de ladite ministre ; elles reflètent furtivement une réalité autrement plus inquiétante : l’ignorant décomplexé tire une sorte de gloire « à ne pas se prendre la tête ». Plus que l’inculture ou l’absence de curiosité intellectuelle, c’est le mépris dans lequel la culture est tenue à si haut niveau qui fait question. Assumé avec une sorte de défi lancé à la face des « grincheux ringardisés » parce qu’élitistes, ce mépris englobe même les artistes que ladite ministre était censée représenter – et dont, en principe, on aurait pu penser qu’elle partageait l’exigence. Des fâcheux, vous dis-je, dont l’œuvre et même le nom importent peu ! C’est à l’Europe à laquelle aspiraient Stefan Zweig, Romain Rolland, Klaus Mann ou encore Paul Valéry qu’elle destine son bras d’honneur.
Deux ans sans lire ! Aucun lecteur, aucun vrai lecteur, ne peut se passer totalement, ne serait-ce que sur une courte unité de temps, d’ouvrir un livre. Il y a, on le sait, dans la lecture, comme une forme d’addiction qui pousse le lecteur à toujours avoir un livre à portée de main. Même si, parfois, faute de temps, il doit y passer plusieurs semaines pour en venir à bout, il y parviendra, car c’est avant tout un insatiable appétit de lecture qui l’anime. Pour beaucoup de non-lecteurs, cela dit, il sera sans doute rassurant de savoir que ce schème est désormais obsolète puisque, au ministère de la Culture, une bonne gestionnaire férue d’informatique n’avait que faire de l’art, de la littérature et, bien entendu, du théâtre (trop « prise de tête ») pour « être efficiente ». Son excès d’arrogante sincérité sera probablement de nature à rassurer tous ceux qui doutaient de la nécessité de lire autre chose que la mise à jour, sur leur tablette, de leur profil Facebook et les réactions aux likes de leurs amis.
Le « retour sur investissement » du temps passé à lire – ou plus généralement à se cultiver – n’est, pour sûr, pas chiffrable. Et c’est, pour cette engeance, un drame qui explique que, hormis la posture dictée par l’audimat, la chose n’ait pour eux « aucun intérêt ». Ils s’astreignent donc aux rituels conseillés par leurs incultes « communicants » en posant, quand il le faut, au côté d’un auteur médiatique. Pour la photo. Et bien qu’ils n’aient aucune appétence pour ce qui, dans un mélange de condescendance teintée de mépris, leur apparaît comme une « distraction » parfaitement inutile pour les sur-actifs qu’ils sont, ils s’efforcent de rendre désirable le reflet d’eux-mêmes tel qu’il se dessine dans le regard de l’autre. Et ils y parviennent. Jusqu’à jouir sans éthique de leur « bonheur » sans frein.
Jean-Luc DEBRY