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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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Gustav Landauer, un anarchiste de l’envers
À contretemps, n° 48, mai 2014
Article mis en ligne le 12 mars 2015

par F.G.

ON PEUT SE DEMANDER pourquoi le socialisme libertaire de Gustav Landauer suscita si peu d’échos hors d’Allemagne et plus encore pourquoi les nombreuses questions qu’il posa à l’anarchisme de son temps n’éveillèrent le plus souvent, à son époque et au-delà, que condescendance polie, incompréhension manifeste ou sarcasmes faciles. Jamais, sans doute, dans la communauté des anarchistes, pensée ne fut aussi mal étudiée et comprise que celle de Landauer. Comme si, depuis le début, on avait décidé, par paresse ou par esprit d’orthodoxie, de la réduire à l’expression métaphysique, d’un prophétisme ambigu, abscons et anti-historique. C’est sans doute ce qui explique que, dans la très sélective mémoire de l’anarchisme contemporain, il ne reste, grosso modo, du parcours de Landauer que son implication, en avril 1919, dans la République des conseils de Bavière comme commissaire à l’Instruction publique et à la Culture et, plus encore, son assassinat par la soldatesque de Noske, qui scella, malgré tout et pour l’éternité, son appartenance à cette hybride communauté des anarchistes dont le culte du martyrologe est depuis longtemps avéré. Pour le reste, c’est-à-dire pour l’essentiel, on continue de l’ignorer, particulièrement en France, comme on ignore en général, en milieu militant, tout ce qui perturbe le bel ordonnancement des certitudes. Les exemples sont nombreux, même si celui-ci demeure probablement l’un des plus parlants.


PERTURBATEUR, INOPPORTUN, DÉROUTANT, Landauer le fut d’évidence. Sa pensée, complexe, il la mit, avec constance, au service d’un questionnement permanent de l’hypothèse attentiste, celle qui pariait sur un devenir révolutionnaire devant surgir de l’Histoire parce que portée par elle. Ce processus vers l’émancipation, admis comme prédéterminé par les marxistes et par nombre d’anarchistes convaincus que le développement des forces productives et des luttes de classes ne pouvait que l’accélérer, il y croyait d’autant moins que, bien avant quelques autres (bien peu, en fait, même longtemps après), il perçut les limites (et les dangers) du raisonnement purement matérialiste qui le sous-tendait et qui partageait avec le capitalisme un même culte de l’infini progrès, une même fascination pour la massification et une même volonté d’éradiquer les archaïsmes, les coutumes et les traditions communautaires d’avant l’accumulation du capital. Ainsi, la critique du marxisme – et plus particulièrement de sa variante sociale-démocrate allemande – constitua, à n’en pas douter, son principal angle d’attaque, ce que l’anarchisme organisé de son temps pouvait aisément admettre, mais moins qu’elle débordât de son fleuve pour alimenter une mise en cause sévère et argumenté de l’anarchisme des « épigones » [1], entendu comme idéologie figée dans ses vérités premières et enfermée dans le cercle magique de la répétition. Pour l’honorable Max Nettlau, qui correspondit avec lui et tenta de le comprendre, Landauer ne pouvait, ce disant, être « populaire » en milieu anarchiste [2]. Ce qu’il savait par avance, mais ne l’empêcha pas, malgré les périodes de découragement, de continuer de penser, en indépendant, un anarchisme du commencement, du possible et du souhaitable.


DANS LA COMMUNAUTÉ ANARCHISTE DE SON TEMPS, on n’a pas manqué de critiquer le subjectivisme de Landauer, et particulièrement sa propension à faire de la mutation spirituelle – de la « révolutionnarisation des esprits », pour reprendre la juste expression de Gaël Cheptou – la condition nécessaire d’un socialisme à venir, mais devant être vécu sans attendre, ici et maintenant. Les mêmes lui ont aussi reproché son penchant pour la fantasmagorie conceptuelle, son idéalisme, sa nostalgie pour la communauté médiévale des origines, son refus d’un anarchisme essentiellement lié à la lutte des classes (ou, sur son autre rivage, à une pratique de subversion culturelle ou sociétale), son mépris pour les spécifications historiques, son culte de la volonté individuelle, toutes choses qui définissent, c’est vrai, la très singulière perspective anarchiste landauérienne. Mais le principal reproche que lui adressa l’anarchisme ouvrier fut sans doute d’avoir été un intellectuel et, pis encore, d’avoir pensé la révolution en intellectuel, c’est-à-dire d’un point de vue forcément extérieur à la seule classe qui pouvait la faire. Cette méfiance fut à l’origine, en 1897, de la scission « ouvriériste » au sein du Sozialist, première manifestation d’un antagonisme tragiquement définitif entre l’anarcho-syndicalisme militant et la sensibilité socialiste libertaire si brillamment incarnée par Landauer. Il est vrai que le responsable du Sozialist n’avait que peu de goût pour la « camaraderie démocratique » [3] de groupe – aussi peu, manifestement, que pour « la démocratie des anarchistes, la pire de toutes » [4]. Cela dit, la rigidité de l’austère et sévère Landauer n’explique que pour partie son isolement progressif ; le reste fut affaire de choix : le sien consista à refuser, comme individualité libertaire, de se soumettre aux règles en vigueur chez les anarchistes apparemment organisés ou de se conformer, comme penseur, au « prolétariannisme » et au « dilettantisme » qui les caractérisaient [5]. Dès lors, il chercha seul son chemin, non pas vers le retrait individualiste, mais vers d’autres horizons socialistes libertaires, dont le Sozialisticher Bund (Ligue socialiste, créée en 1908) et le Sozialist (seconde époque : 1909-1915) furent les principaux vecteurs. Au bout du compte, il aura fallu à cet adepte de la nécessaire séparation rompre avec la communauté des anarchistes telle qu’elle existait pour donner le meilleur de lui-même à l’anarchisme. Ce que le subtil anarcho-syndicaliste Rudolf Rocker fut sûrement l’un des rares à comprendre quand il écrivit : « Landauer chercha à forger de nouveaux concepts, en s’écartant si nécessaire des anciens sillons tracés. […] Il n’acceptait ni les impositions externes ni leur porte-voix, qui amputaient la vie de sa riche multiplicité et ramenaient le processus social à quelques normes préétablies. […] C’était sa force, celle-là même qui le transforma en ennemi juré des philistins, ceux qui n’avancent qu’à partir de normes figées et toujours sur des sentiers mentaux balisés. Comme il ne leur cédait rien, ni même quand ils se disaient socialistes ou encore anarchistes – et il n’en manquait pas en Allemagne –, il chemina souvent en solitaire et sans se préoccuper outre mesure du jugement des foules. [6] »


AUX DIRES DE MAX NETTLAU, Landauer demeura, sa vie durant, une sorte de paria de la communauté libertaire – un « homme de l’envers », écrit-il joliment –, inassimilable par aucun courant de l’anarchisme militant et irréductible à l’une ou l’autre de ses diverses composantes. Kropotkine, qui appréciait pourtant ses aspirations à construire des alternatives concrètes, le situait curieusement du côté du kantisme. Plus fréquemment, on le qualifia, sans l’avoir vraiment lu et encore moins compris, de rêveur, de prophète ou de mystique, ce qu’il ne manqua pas d’être, mais seulement à ses heures et toujours à sa manière, singulière. Son destin s’accorda plutôt avec ce qu’il désirait ardemment être, un esprit libre, désencombré de toute appartenance sectaire et cherchant à unifier, à travers l’expérimentation communautaire socialiste, une fraternité d’êtres jusqu’alors séparés d’eux-mêmes par les conditions de leurs existences aliénées. Cette quête spirituelle de la fraternité libertaire fut, en somme, la constante d’une trajectoire qui lui permit, une fois dégagé des logiques d’appartenance clanique, de favoriser des convergences d’affinité avec celles et ceux qui, comme lui, avaient décidé de contribuer, à leur niveau et à la mesure de leurs seules forces, à une expérimentation socialiste fondée sur la création de colonies et de coopératives libertaires cultivant au quotidien le vieux rêve de l’émancipation. Dans l’esprit de Landauer, il ne s’agissait pas, précisons-le, comme chez les en dehors de l’anarchie, de fuir le monde, mais de préfigurer un monde à venir, celui d’après la nécessaire révolution sociale qu’il ne cessa d’appeler de ses vœux. Là encore, il put mesurer le fossé qui le séparait d’une communauté anarchiste assez largement rétive à cette démarche concrète et qui ne manqua pas de critiquer, au nom de ses intangibles principes rupturistes, le volontarisme illusoire et les dérives réformistes qui l’auraient sous-tendue.


DANS TOUS LES CAS, l’inclassable Landauer eut donc l’insigne honneur de susciter la défiance de son milieu d’origine. Comme si l’anarchisme institué de son temps ne pouvait, in fine, admettre la moindre remise en cause des frontières séparant les territoires configurant contradictoirement son spectre à trois faces : l’anarcho-communisme, l’anarcho-syndicalisme et l’individualisme anarchiste. La Ligue socialiste – qui fut entièrement l’affaire de Landauer, comme le furent les statuts qu’elle se donna et le Sozialist de la seconde période, son organe d’expression, essentiellement rédigé par lui – bouleversait effectivement les anciens clivages. Et, de fait, elle parvint, pendant les six ans de sa brève existence (1908-1914) à s’attirer la sympathie et le soutien pratique de libertaires de diverses provenances – dont Erich Mühsam, autre grande figure de l’anarchisme allemand de cette époque, si différente pourtant et en tous points, de celle de Landauer. En cela, Landauer – dont les capacités intellectuelles étaient, disons-le, bien supérieures à celles des anarchistes de son temps – sut prouver qu’il n’était pas qu’un « pur esprit », mais aussi un intellectuel anarchiste conséquent toujours soucieux de vérifier, dans le chaudron de la praxis, ce que ses intuitions, à bien des égards lumineuses aujourd’hui, pouvaient avoir alors de réellement pertinent dans une perspective authentiquement émancipatrice.


EN CES TEMPS ÉPUISÉS – les nôtres – où tout semble se défaire de l’esprit des anciennes traditions révolutionnaires de transformation sociale et où tout indique que la perspective marxiste progressiste a activement participé de cet anéantissement, l’effondrement de ce qui résiste encore reste la perspective la plus probable d’une époque où le capitalisme total se charge, désormais, de tout, y compris de subvertir en permanence les rigidités morales d’un vieux monde dont aucun espace, même privé, ne doit échapper à sa logique purement marchande. Du coup, aucune alternative anti-capitaliste réellement radicale ne saurait, aujourd’hui, s’éviter d’opérer un retour sur le passé du projet émancipateur pour en retrouver le fil, celui que l’Histoire a méthodiquement détissé. En ces temps lointains d’un presque commencement, Gustav Landauer eut, à l’évidence, la prescience de cet effondrement et la volonté de penser, en contre, un socialisme libertaire soucieux d’inventer, mais aussi de préserver, toutes les formes d’une vie simplement bonne à vivre.

Réévaluer cette parole si singulière fut au cœur de notre ambition pour cette livraison qui, sans le travail obstiné, pointu et rigoureux de l’ami Gaël Cheptou, serait restée lettre morte. Qu’il en soit ici vivement remercié. Et, pour d’autres raisons, les fidèles lecteurs qui nous ont soutenus durant les treize années de cette aventure éditoriale qui s’achève avec ce quarante-huitième et dernier numéro. Salut à eux.

Freddy GOMEZ