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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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Avant-propos au « Carnet de route d’un sans-patrie »
À contretemps, n° 42, février 2012
Article mis en ligne le 25 novembre 2013
dernière modification le 28 janvier 2015

par F.G.


Les écritures qu’on va lire sont d’un jeune ouvrier à qui la société capitaliste ne donnait plus ni travail, ni pain. Rompu aux plus durs travaux, endurci à supporter le froid, la faim, l’isolement et la fatigue ; la sécurité ne lui était rien – l’indépendance, tout.

Maître de ses muscles et de ses nerfs autant qu’on peut l’être, plus sobre que le meilleur des mendiants, il se sentait en paix avec la nature, en fraternité de plain-pied avec les enfants, les humbles et les laborieux, et en communauté d’esprit et de chair avec la révolution mondiale.

Il se mit à voyager, comme le font tant de jeunes chômeurs et ouvriers allemands avides d’espace et de mouvement. La liberté reconquise par l’incertitude même de la vie, telle est la noble discipline qui maintient tant de jeunes « wanderer » en état de propreté physique et morale, tête nue, col ouvert, ceinture aux reins, sac au dos, bâton au poing sur les grandes routes, en marge d’un monde qui n’est plus que pourriture. Le jeune sans-patrie dont nous parlons était hollandais. Il ne parlait que péniblement l’allemand, la seule autre langue qu’il connût. Pourtant, le voilà en marche, et l’Europe est à peine assez grande pour lui. Son appétit de vivre se mesure à son appétit de distance. Tantôt s’accrochant à des camions de passage, tantôt arpentant les chemins, il fait des étapes journalières de cinquante kilomètres. N’ayant pas un sou vaillant, il s’adresse à la plus vieille loi, à la seule vénérable, celle de l’hospitalité, celle de la fraternité humaine. Au paysan, à l’artisan, à l’ouvrier de rencontre, il offre ses bras, son amitié, le regard limpide de ses yeux clairs, l’air des grands chemins, la résonance de l’aventure. Frère, me voilà ! C’est la liberté qui passe. Et le vieil instinct communiste se réveille dans le cœur du sédentaire ; il offre une part de son pain, une place dans sa grange, parfois même sa table et les draps frais d’un bon lit. Le cordonnier répare les bottes du voyageur en échange d’une poignée de main, le chauffeur l’invite à prendre place à ses côtés dans la chaude haleine du moteur de son camion, et se considère encore comme l’obligé, car ce qu’apporte l’hôte d’une heure est sans prix.

… Rhénanie, Bavière, Tyrol, Autriche, Serbie… les drapeaux changent, les poteaux frontières sont laissés à leur faction stupide, les langages deviennent de plus en plus inintelligibles. Mais le fait humain a-t-il besoin du mensonge des mots ? Il y a beaucoup à apprendre à l’école du silence. Sur son carnet, le vagabond observe curieusement les différences de mœurs, de technique, de mentalité, qui se révèlent à lui d’étape en étape. Plus tard, au cours de nombreux voyages (dont il ne reste d’autres traces que de rares cartes postales), il visitera la Hongrie, la Tchécoslovaquie, la Pologne, et atteindra les limites de la Russie. Partout, il vivra sans argent, sans nul appui des organisations ouvrières, endurant, sans même y faire attention, les privations, les fatigues, les intempéries les plus cruelles, se délectant du moindre repas offert de bon cœur, s’entretenant par gestes avec de pauvres gens comme lui, dont il conquiert d’emblée la sympathie, par une sorte de franchise et de confiance enfantine dans la bonté humaine. Dans son carnet, sans cesse, le sans-patrie s’oublie lui-même et ses misères, pour parler avec reconnaissance de l’accueil reçu, des êtres rencontrés.

Ami de tout le monde ? En quelque sorte, oui. Mais ennemi farouche, prisonnier en révolte, adversaire irréconciliable vis-à-vis du monde bourgeois. Ce vieux monde inhumain qu’il tente de fuir comme un cauchemar, doublant les étapes, marchant avec obstination vers une terre libre jamais découverte, il le retrouve partout, toujours le même, avec l’oppression de la femme et de l’enfant par la famille, et celle de la famille par l’État, par la dictature économique, politique et technique du capital. Partout, toujours, le travail de forçat, de l’usine et des champs, la misère, le chômage, les casernes, les prisons. Industriels, princes, sénats, tout cela doit périr. Ça nous est dû. La conquête du nouveau monde, c’est la reconquête de l’homme par lui-même, la prise de conscience, la lutte directe pour l’émancipation du travail.

Agitateur révolutionnaire ? Peut-être. En tout cas, un agitateur peu ordinaire, auquel les mots sont presque inutiles, agissant par l’exemple et l’influence tacite de sa propre personnalité plus que par tout autre moyen. Tout, dans la personne du vagabond, parle de révolte, de liberté et de révolution prochaine. Mais lui-même est avare de tout appel à l’action des autres. Contrairement aux politiciens de Parti, il ne conjugue pas l’action, le sacrifice et le combat révolutionnaire à la deuxième personne de l’impératif, mais à la première personne de l’indicatif pluriel.

Cette habitude de ne jamais préconiser une action dont il ne soit prêt à subir toutes les conséquences et à partager tous les risques, le premier à l’attaque et le dernier dans la retraite, est chez Van der Lubbe, une vieille habitude. Avant de quitter la Hollande, il y militait dans les rangs des jeunesses communistes ; et son intrépidité dans les rencontres avec la police lui avait valu une étrange renommée, fruit d’innombrables passages à tabac. À Leyde, aujourd’hui encore, les gamins des rues se livrent à un jeu barbare : tous à la fois se jettent sur le plus fort d’entre eux, et le rouent de coups jusqu’à extinction. Ce jeu s’appelle : le jeu du petit Van der Lubbe.

Comprenez-vous maintenant pourquoi « Van der Lubbe le provocateur » est honni chaque jour par la presse bourgeoise et pseudo-révolutionnaire de tous les pays ? Eux aussi jouent, à leur façon, le jeu du petit Lubbe. L’indépendance, le mépris des préjugés, le sentiment de la responsabilité personnelle sont des motifs plus que suffisants à la haine du troupeau humain.

Ils sont autant de motifs à l’amitié et au respect des individus conscients d’eux-mêmes, et c’est pourquoi nous publions ici, comme contribution à sa mémoire, le carnet de route de Marinus Van der Lubbe.

André PRUDHOMMEAUX
Marinus Van der Lubbe, Le Carnet de route d’un sans-patrie,
brochure éditée par le Comité international
Van der Lubbe (France), 1934, 16 p.



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