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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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Itinéraires d’un peuple sans État
À contretemps, n° 11, mars 2003
Article mis en ligne le 11 août 2005
dernière modification le 4 novembre 2014

par .

Claire AUZIAS
LES FUNAMBULES DE L’HISTOIRE
Les Tsiganes entre préhistoire et modernité

Quimperlé, La Digitale, 2002, 170 p.



C’est un beau titre qu’a trouvé Claire Auzias pour la nouvelle et forte étude qu’elle nous offre sur ces « funambules de l’Histoire » dont la seule richesse est le mouvement. Spécialiste du sujet – sur lequel elle a déjà écrit La Compagnie des Roms (ACL, 1994), Les Tsiganes, ou le destin sauvage des hommes de l’Est (Michalon, 1995), Les Poètes de grand chemin, voyage avec les Roms des Balkans (Michalon 1998) et Samudaripen, le génocide des Tsiganes (L’Esprit frappeur, 1999) –, elle récidive, et toujours dans ce même registre où l’histoire sert de lien entre le passé et le présent pour comprendre – et, bien sûr, combattre – les discours d’exclusion qui légitimèrent, à travers les âges, l’oppression d’un peuple sans État.

« Le voyage n’est pas l’apanage des Gens du voyage, mais ils font partie de cette foule d’insaisissables à qui les États mènent une guerre immémoriale, afin de les contrôler… Les Tsiganes s’inscrivent dans ce désir de s’égarer, d’errer, de nomadiser… », écrit Claire Auzias. Raconter leur histoire n’est pas sans risque, elle en convient, puisque l’Histoire elle-même sédentarise, qu’elle fige, qu’elle mesure, qu’elle enferme. Ne pas le faire, cependant, c’est accréditer par omission les pires amalgames et la très ancienne renommée qui collent aux semelles de vent d’un peuple qui se raconte peu. Ce risque, Claire Auzias l’assume. Par nécessité bien comprise, mais aussi pour tenter, avec lui, une « échappée belle » et partager, le temps d’un livre, cette fraternelle errance qu’il revendique.

Il faut partir de loin pour défaire les affabulations. L’historien, qui se méfie en principe du propos courant, le sait : il a la charge de la preuve et le territoire qu’il arpente n’est jamais aisé. Il arrive qu’il trouve. Parfois par hasard, s’accrochant à quelques balises pour remonter plus avant, mais la tâche n’est pas simple. C. Auzias, elle, pousse le vice au-delà des limites du raisonnable puisque son objet d’étude n’offre pratiquement aucun point d’appui : ni monuments, ni archives. D’où cette « hantise des origines » qui sert de titre à la première partie de son livre et qui s’attache à ne pas perdre le seul fil dont elle dispose : la langue romani, comme support d’un itinéraire.

Partant de cette langue vivante entre toutes, donc, C. Auzias reconstitue des fragments d’histoire et un parcours possible, écartant les légendes et exploitant, quand il en existe, les quelques sources disponibles. Comment, lestée d’un si faible bagage, C. Auzias est-elle parvenue à cette accumulation de détails ? On ne saurait répondre, mais le fait est là : ce livre fourmille de renseignements, ouvre des pistes, en conteste d’autres, dénonce des contresens et, finalement, restitue un itinéraire – et donc une histoire – à ce vieux peuple qui, depuis l’Inde, d’où il est originaire, à travers la Perse, puis Byzance et l’Europe centrale et occidentale, ne cesse d’avancer vers un ailleurs éternellement renouvelé. Si quelques documents attestent du passage des Roms à tel endroit et en telle époque, C. Auzias nous les livre, suivant à la trace les mouvements migratoires de ses nombreuses familles (les Gitans d’Espagne, les Sinte d’Allemagne – nos Manouches –, d’autres encore) et s’intéressant aux diverses politiques menées (de l’esclavage à l’envoi aux galères, en passant par les sauf-conduits du roi de Bohême).

Son récit court les siècles et l’espace avec une étonnante maestria. Toujours attentive au sort de ce peuple nomade qui traversa « la scansion de l’Histoire sur la pointe des pieds », C. Auzias n’ignore rien « des ténèbres juridiques » qui l’entourèrent, des statuts qu’on lui octroya, des métiers qu’il exerça, de l’incompréhension qu’il suscita et, pour finir, de la musique qui habita ses voyages (à laquelle le dernier chapitre, en tous points remarquable, est consacré). S’achevant « au seuil de l’émancipation de l’esclavage des Roms », au dix-neuvième siècle, ce livre, nous annonce C. Auzias, devrait connaître un prolongement pour le vingtième siècle. Inutile de préciser que nous l’espérons.

Monica GRUSZKA