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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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Retour d’histoire sans fin
Article mis en ligne le 6 juillet 2023

par F.G.



Tout au long de l’histoire agraire de l’Europe – et, plus particulièrement du royaume de France –, Jacques, Pitaux, Croquants, Rustauds, Nu-Pieds, Tuchins et autres se révoltèrent contre l’ordre, féodal puis bourgeois, qui substituait la propriété privée et ses clôtures aux jouissances collectives des « communs » – et de leur droit d’usage. Le pouvoir royal qui « suce le sang du peuple » fut également méthodiquement visé à travers ses collecteurs d’impôts, ses magistrats et ses gens d’armes à solde. Les répressions qu’on leur opposa – des massacres en vérité – furent cruelles et sanglantes. La sauvagerie du pouvoir et de ses stipendiés n’eut d’égale que l’absence de remords des « puissants » pour qui le paysan révolté était un scélérat absolu qui ne méritait aucun égard.

Pour retrouver trace de ces événements qui secouèrent des provinces entières, il faut aux historiens remonter bien loin pour puiser aux documents d’époque – chroniques, registres paroissiaux – des faits capables de faire récit sur ces révoltes primitives. Maurice Dommanget, Hervé Luxardo ou Emmanuel Le Roy Ladurie, sans oublier Georges Duby, s’y arrêtèrent alors que, d’une façon générale, les marxistes virent, au nom du matérialisme historique, ces insurrections comme des voies sans issue. Ainsi, ils ignorèrent l’aspiration au renforcement des communautés et des pratiques sociales qu’elles incarnaient. Ils les moquèrent même en réduisant les protagonistes de ces révoltes à des représentants d’une classe réactionnaire et les mouvements qu’ils impulsèrent à l’expression, par essence « contre-révolutionnaire », de la paysannerie. Incompris, les querelles et les rituels du monde d’en bas furent ridiculisés, attitude justifiant par avance la punition exemplaire que doivent subir tous ceux qui relèvent la tête à contresens de l’Histoire dont les marxistes et leurs gourous se voulaient les matérialistes experts disposant de la bonne boussole.

Le monde et les représentations qu’on s’en faisait ne permettaient pas, alors, de sépa-rer le sacré de l’agraire, du politique et du social. L’église villageoise y tenait lieu de réunion – le cimetière aussi, parfois – et d’espace de débat pour tout ce qui concernait le village et les intérêts collectifs de ses habitants. Les « bouseux » et « cul-terreux » de l’ancien temps défendaient pourtant avec l’énergie du désespoir leur autonomie communale, une façon de vivre ensemble au rythme des saisons, des rituels, des coutumes. Dans les villages tout le monde se connaissait, le sentiment de solidarité avait une réalité sociale, mais aussi un visage, celui d’un voisin, d’un proche, d’un frère ou d’un cousin. Nonobstant les contingences et les turpitudes de la vie – et grâce à ce qu’Orwell définira comme « décence commune » –, on s’y savait appartenir à une communauté de destin où la quotidienneté domestique, les tribunaux comiques, les charivaris à la fois burlesques et violents faisaient sens partagé. Ces pratiques, reconnaissons-le, sont parfois difficiles, voire impossibles, à faire revivre dans nos imaginaires tant cette ancienne société fut déconsidérée après avoir été laminée par les transformations économiques et la mise en place d’un droit commun étroitement lié aux impératifs de l’accumulation capitaliste.

Avec la mutation sociologique qu’introduisit, en effet, le capitalisme naissant vers le XVe siècle et se développant aux XVIe, XVIIe et surtout XVIIIe siècles, le peuple paysan devint pourtant, contre lui et les projets des nouveaux maîtres, une sorte de force de résistance du commun. En réponse, aux révoltes auxquelles il se livra, les pouvoirs – royal, ecclésiastique, puis bourgeois – répondirent par une répression féroce. Chaque fois, un même mépris des puissants envers les paysans alimenta des peurs qui elles-mêmes légitimèrent la déshumanisation des pauvres bougres en révolte qui se virent livrés en pâture à la soldatesque vengeresse. Au XIXe siècle, la révolution industrielle en marche prolongea sa mission modernisatrice. Paupérisés, les paysans durent, pour la plupart, rejoindre les faubourgs ouvriers où s’opéra une acculturation qui, le temps passant, fit son œuvre. Parallèlement à ce processus, les possédants modifièrent jusqu’au vocabulaire : le « peuple » devint « foule » que les versaillais dotèrent d’une « psychologie » délinquante. Il suffit de comparer les diatribes anti-communardes de 1871 aux affects des belles âmes de notre postmodernité radieuse quand s’ébrouèrent les « foules haineuses » de 2018 pour saisir à quel point, se nourrissant du même sentiment de supériorité de classe, une même haine ordinairement bourgeoise du vulgum pecus enjamba le temps sans prendre une ride.

À la faveur du mouvement des Gilets jaunes, en effet, la même posture dominatrice des « gens de bien » de la caste médiatico-politique, c’est-à-dire de la seule expertise autorisée, réadopta cette façon de penser la ruralité comme un lieu habité par des infants, des êtres sans droit à la parole. De même, certains verdoyants héritiers de Marx ne se génèrent pas pour revendiquer à l’égard de cette gueuserie un mépris de classe totalement décomplexé, doublé de surcroit d’une absence d’empathie assez symptomatique de l’état de leur conscience. Retour d’histoire, donc : pour seule réponse à leur volonté de vivre, les Jacques, Pitaux, Croquants, Rustauds, Nu-Pieds, Tuchins et autres connurent la violence du mépris et des aspirations dominantes de l’Église et des aristocrates, puis des industriels de l’État moderne tel que la bourgeoisie le mit en place après la « grande » – mais courte – « révolution » de 1789. L’histoire est cohérente. C’est pourquoi elle bégaie.

À vrai dire, avant les Gilets jaunes, l’on pensait ne jamais plus revoir, si pleinement incarné, un tel esprit de résistance à l’œuvre. Là encore, l’histoire a bégayé. Et de partout : dans le retour, d’une part, d’une révolte plébéienne de haute intensité et, de l’autre, dans le mépris que lui opposa, rose ou verte pâle, une petite bourgeoisie urbaine installée en terre de mission dans des villages reculés pour leur imposer, comme naguère, son autorité civilisationnelle. Plus ou moins bien dissimulé derrière des attitudes moins raides, là aussi il y eut retour : d’un certain tropisme marxiste pour le coup comme alibi à une réaction de rejet viscéral : « C’est des fachos, circulez, rien à comprendre ! »

Il y eut bien alliance, au moins tacite, de la bourgeoisie dominante, d’une petite bourgeoisie culturelle et de tous ceux qui, peu ou prou, bénéficient encore des politiques ultralibérales, une alliance contre la « foule haineuse », cette « foule » à laquelle, avec les Gilets jaunes, je me sentis appartenir. Dans un sentiment, je l’avoue de brusque saisissement, de réveil en fanfare. Comme membre d’un peuple enterré vivant, mais qui bougeait encore. Et si fort que cette révolte sociale de belle lignée inspira une peur bleue au pouvoir des nantis, petits et grands !

Comme les Jacques, Pitaux, Croquants, Rustauds, Nu-Pieds, Tuchins, en d’autres temps et sous d’autres mœurs.

Jean-Luc DEBRY


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