■ Raphaël KEMPF
VIOLENCES JUDICIAIRES
La justice et la répression de l’action politique
La Découverte, 2022, 224 p.
Il fut l’un des « personnages » de Péage sud [1]. L’intrépide et tenace Mansour « Latchatche ». Le 10 décembre 2019, à l’issue d’une manifestation contre la première contre-réforme – avortée – des retraites, il prenait le micro, à Perpignan, pour inviter les manifestants, notamment Gilets jaunes, à faire le tri dans les cortèges : « Les syndicalistes de la police ne sont pas nos camarades. Dans nos prochaines manifs, il faut les pister et les dégager gentiment mais avec une ferme pression. Ils n’ont rien à faire parmi nous. […] Le syndicat Alliance, parmi les syndicats policiers, fait partie de ceux qui ont demandé la cagoule et donc un accroissement de l’impunité. […] C’est un syndicat anti-démocratique. Ils ont manifesté parmi nous. Que ce soit la dernière fois ! » Quelques minutes après sa prise de parole, les flics kidnappaient Mansour sous les lazzis d’une foule tenue à distance par gazeuses interposées. Condamné à du ferme pour incitation à commettre des violences sur personne dépositaire de l’autorité publique, le camarade passait en appel en début d’année et clamait son droit à la liberté d’expression. Revendiquant son statut de militant libertaire, Mansour justifiait ses propos par une vieille tradition militante consistant à définir le périmètre de ses « amis ». Périmètre dans lequel les syndicats policiers posaient un certain problème de compatibilité. Les juges l’écoutèrent avec la sereine attention du fauve prêt à démembrer l’antilope coincée entre ses griffes – c’est qu’ils avaient en face d’eux un adversaire de taille, certes inoffensif, mais au verbe allant puiser dans la longue tradition des luttes sociales –, puis firent ce qu’ils savent faire de mieux, ils ratiocinèrent : l’expression « dégager gentiment » ne contenait-elle pas une invitation à molester indûment la bleusaille ? Et quid de cet officier de police ayant porté plainte contre Mansour pour outrage au motif que ce dernier l’aurait traité d’ « éborgneur » pendant la manifestation ? Droit comme un poing levé dans sa cage en verre, Mansour affirma n’avoir jamais adressé la parole à ce monsieur. Une vérité qui fit goguenarder le président du tribunal : « Selon vous, monsieur Latchatche, quel intérêt aurait eu le policier à mentir ? Vous n’êtes pas non plus l’ennemi public numéro un ! Vous n’êtes pas Navalny ! » Sourires complices sur les hauteurs de l’estrade tandis que, nous, du parterre, alignés impuissants, ravalons le noir de nos biles. Mais la salve la plus fielleuse vint du côté gauche, de la bouche impétueuse d’une de ces créatures interchangeables représentant le ministère public, le procureur, qui asséna sans ciller cette délirante vérité : « Sachez, monsieur Latchatche, que pour un tribunal, la parole d’un policier n’a pas plus de poids que celle d’un citoyen. » La puissance performative de ce mensonge gros comme une courge dans une assiette de semoule ne se fit pas attendre puisque, une fois épuisé le temps du délibéré, les juges d’appel confirmèrent la sentence de leurs prédécesseurs et Mansour-le-citoyen de retourner méditer sur son « droit à la libre expression » dans le cagibi sécurisé et surpeuplé de la pénitentiaire.
C’est par ce type de cas d’école où se devine aisément une manifeste consanguinité entre police et justice que pourrait s’illustrer le dernier livre de Raphael Kempf : Violences judiciaires : la justice et la répression de l’action politique. Avocat pénaliste inscrit au barreau de Paris depuis une dizaine d’années, Kempf fait partie de ces quelques robes noires médiatiques solidement campées dans les rangs du mouvement social. Gilets jaunes, militants écologistes ou habitants des quartiers populaires, la liste est longue des profils à fort risque d’interpellation et d’embastillement qui ont pu faire appel aux services de ce tonique « bavard ». Doté d’un « capital expérientiel » – pour parler comme ces technos qui dévitalisent notre langue – et non dépourvu d’une certaine perspective historique, Kempf est allé jusqu’à chercher la genèse de notre actuelle épidémie de mises sous écrou dans ces tristement célèbres lois scélérates prises à la fin du XIXe siècle pour contenir la furia anarchiste – avant de cibler le spectre plus large de tout ce qui fut jugé susceptible de déstabiliser les fondements de la IIIe République. Avec cette visée tant obsessionnelle que totalitaire : punir le coupable avant tout passage à l’acte. « Cependant, écrivait-il dans Le Monde diplomatique de janvier 2020, l’héritage le plus important des lois scélérates se trouve aujourd’hui dans la logique du soupçon qui contamine le droit pénal comme le droit administratif. Le désormais fameux délit de participation à un groupement en vue de commettre des violences ou des dégradations […] représente la version allégée de l’association de malfaiteurs de 1893. Il permet de punir la seule intention, sans qu’aucune violence ou dégradation matérielle ait même commencé. Massivement utilisé contre les “gilets jaunes”, ce délit sert désormais aux parquets à embastiller de simples manifestants. »
JUSTICE POLITIQUE
Construit en quatre chapitres (répression des manifestants, justice antiterroriste, homogénéité du tandem police/justice et liberté d’expression) et charpenté sur une base factuelle et analytique, Violences judiciaires se lit comme un témoignage écrit depuis le ventre même de la bête : « On sait – ou on croit savoir – que la justice est le rempart des libertés, le bouclier qui protège face aux abus d’un pouvoir fort. On sait moins – ou on veut moins le savoir – que, par gros temps, l’institution judiciaire se fait plus souvent le relais des craintes sécuritaires de la société qu’elle n’est force d’opposition face à l’arbitraire. » À vrai dire, l’antienne de la criminalisation du mouvement social n’est pas quelque chose de nouveau. Le minutieux saccage porté par les politiques libérales depuis les années 1980 ne peut espérer un plein déploiement qu’à la condition expresse d’une contention toujours plus serrée des pans de populations promises au sacrifice : masses prolétarisées, contestataires, émigrés. La bouc-émissarisation pénale est faite d’invariants qui traversent les époques. Le libre marché n’est jamais autant libre que quand le marteau de justice envoie à l’enfermement des cohortes toujours plus enflées de surnuméraires et d’indésirables. Avec cette conséquence que l’on sait – et que La Croix relatait pieusement le 28 avril dernier : « Le nombre de détenus dans les prisons françaises a connu un nouveau record historique avec 73 080 personnes incarcérées au 1er avril, selon les données du ministère de la Justice. » « Record historique », on goûte une formule qui signale autant la performance que l’inassumé satisfecit. Et sûrement de nouveaux paliers à venir.
Au titre des stimulantes intuitions piochées dans le livre de Kempf, on trouve cette idée, émise dès l’introduction, de « double mouvement de criminalisation de l’action politique et de dépolitisation des infractions commises pour des raisons politiques ». Un paradoxe qui n’en a que l’apparence puisque l’avocat laisse entendre qu’il s’agit-là d’une dynamique plutôt compacte, pour ne pas dire écra-sante. Pour comprendre l’idée émise par Kempf, il suffirait de la caricaturer en cette séquence : la police arrête un manifestant au prétexte qu’il est un potentiel séditieux ; une fois au tribunal, les juges le réduisent à un simple délinquant de droit commun. Côté flicaille, la politisation de l’interpellé est grossièrement dramatisée ; côté magistrature, elle est niée, ravalée au rang subalterne de délit de droit commun. Car c’est bien connu : les juges ne font pas de politique, ils ne se prononcent que sur des infractions. Combien de Gilets jaunes, combien de manifestants ont fait les frais de telles fourbes mises au point liminaires ? Mansour et ses soutiens savent très bien que la mise à l’ombre du camarade est avant tout une décision politique. Que son procès fut, avant tout autre chose, un moment politique – soit la neutralisation, à titre d’exemplaire punition, d’un militant jugé trop remuant. D’ailleurs, la lecture de la motivation des juges rappelle ce qui, en l’espèce, est incriminé : l’incitation à faire pression sur des policiers lors d’une manifestation et la prise à partie de fonctionnaires ayant déjà bien du mal à faire sereinement un travail dangereux de protection de manifestants en cas de débordement. On se pince, on se poile, on s’interroge sur la possible cohabitation de réalités parallèles en lisant pareil verdict, avant de se rappeler que, pour Darmanin et sa palanquée d’épigones, « il n’y a pas de violences policières ».
La vérité est une redondance historique : si on part du postulat que l’exécutif ne tient plus que par les cars de bleusaille déployés en nombre avant chaque manifestation, alors la police est politique. Or, pas besoin d’être diplômé de Sciences Po pour deviner qu’une police politique réellement effective ne peut l’être que si la suite logique de la chaîne punitive l’est à son tour. Ainsi donc de l’hypothèse d’une justice politique. Ou bien de classe, si l’on préfère. Autrement dit, rien de bien nouveau ni surprenant. Plutôt la confirmation, une énième fois démontrée, que tout se tient et s’est toujours tenu dans l’enchevêtrement des pouvoirs et intérêts d’un bloc bourgeois de tout temps solidaire envers ses pairs, et toujours prêt à confondre, à dessein, surtout quand l’édifice de ses privilèges est menacé de frondes populaires, défense de l’ordre public et défense de ses prébendes.
LES CROCS DES PROCS
Mais les choses vont encore plus loin selon maître Kempf. Car non seulement la justice est preste à condamner à la chaîne le fretin tombé dans les nasses de la maison poulaga (au passage, Kempf démonte le mythe extrême-droitier d’une justice laxiste : « Chaque année, note-t-il, les tribunaux prononcent entre 25 000 et 28 000 condamnations pour outrages, menaces ou rébellion, ce qui montre le caractère massif de ce phénomène répressif »), mais elle est aussi l’organe majeur qui assure l’impunité de képis atteints de brutalité aiguë. « Il faut comprendre, écrit l’avocat, que la justice – et plus spécifiquement les procureurs de la République – accorde un traitement différencié, disons-le : de faveur, aux policiers présumés auteurs d’infractions de violence ou de meurtres […]. L’examen du comportement des parquets face aux violences de la police prouve clairement qu’ils protègent les forces de l’ordre et rendent donc possible ces violences à l’endroit des citoyens. En d’autres termes, les violences judiciaires se surajoutent à et surtout rendent possible les violences policières. » Parmi les « violences judiciaires », Kempf inclut les placements massifs en garde à vue (notamment pour empêcher les gens de rejoindre le cortège des manifestations, un genre d’arrestation préventive largement banalisé), la comparution immédiate (véritable outil de justice expéditive) et toutes les humiliations vécues par les prévenus lors de leur passage devant les robes noires. Dans la mire de Kempf, pointe un pivot particulièrement détestable de l’enfer judiciaire : le procureur. C’est un drôle de zèbre, le proc’ ! À la fois indépendant du pouvoir politique (selon le principe constitutionnel de séparation des pouvoirs), mais aussi placé sous l’autorité du ministre de la Justice. Une schizophrénie tout à fait confortable car, lors de l’audience, sa parole est totalement libre. Celles et ceux ayant déjà assisté à des audiences ont sûrement pu noter avec quelle hargne vengeresse certains parquetiers vitupèrent. Tout gonflés de leurs missions visant à protéger un ordre public d’inspiration bourgeoise, ils jargonnent et persiflent avec un mépris de classe à peine dissimulé.
Mais, en matière de violences judiciaires, le pompon revient aux stratégies mises en œuvre par les parquets pour limiter ou éviter les poursuites à l’encontre de képis ayant la gâchette un peu trop facile. Par exemple, les meurtres commis par des policiers seront le plus souvent qualifiés de « violences volontaires ayant entraîné la mort sans intention de la donner ». « Ainsi, écrit encore Raphaël Kempf, quand un homme meurt aux mains de la police, le parquet présume par principe que le policier n’avait pas l’intention de le tuer, contrairement aux situations de droit commun où l’intention homicide est par principe présumée. » Et Kempf de citer ses confrères, les avocats William Bourdon et Vincent Brengarth, qui vont jusqu’à parler de « bienveillance permissive de certains magistrats face à des comportements policiers ».
Face à cet implacable constat, quelques âmes portées sur la tempérance pourraient faire remarquer que, malgré tout, la justice fait aussi son boulot. Et de citer l’exemple des 283 classements sans suite sur les 292 personnes placées en garde à vue lors du rassemblement de la place de la Concorde le 16 mars dernier après l’annonce de l’utilisation du 49.3. C’est oublier qu’une garde à vue même non suivie de poursuites est une « violence judiciaire ». On pourrait même émettre l’idée d’un impact psychologique particulièrement salé pour qui subit, dans l’arbitraire le plus total, une privation de liberté, même temporaire. Dans les suites de l’affaire de Tarnac (dix ans de procédure antiterroriste bidonnée… pour un non-lieu !), Claude Guillon sortait un petit bouquin intitulé La Terrorisation démocratique [2]. Nous y sommes plus que jamais !
Sébastien NAVARRO