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Digression sur le temps qu’il fait
Article mis en ligne le 9 mai 2023
dernière modification le 8 mai 2023

par F.G.


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À vrai dire, cela faisait longtemps que nous nous étions perdus de vue, Elsa et moi. Anarchiste en des temps déjà reculés, elle avait fréquenté depuis – mais sans jamais y trouver sa place, semble-t-il – divers groupes de sensibilité conseilliste qu’on qualifierait aujourd’hui d’ultragauche. Par des amis communs, je la savais proche désormais d’une revue-groupe qui avait acquis, avec le temps, une certaine notoriété théorique dans le domaine de la critique de la « société capitalisée », ce qu’elle me confirma, après avoir lu ma récente « Digression sur le zbeul », dans un courriel énigmatiquement intitulé « Du refus de la théorie à la théorisation des refus » où il était question de « creuser, autour d’un verre, nos nombreuses divergences ». Ne soupçonnant pas que nous en avions autant, et curiosité faisant loi, j’acceptai l’invitation.


En ces temps où Paris tient d’une fête, rendez-vous fut pris à cette heure entre chien et loup où la nuit fraternelle résonne presque quotidiennement de bruits de casseroles et s’illumine de feux de poubelles. Ce soir, c’était du côté de République. Mouvant, un cortège informe et festif était parti en sauvage. Il était composé de très jeunes gens, ce qui, somme toute, se comprend. Il faut de la souplesse, une bonne forme et une certaine innocence pour tenir la rue. Convenu comme lieu de rendez-vous, le bistrot de la rue du Faubourg-du-Temple où nous devions nous retrouver, Elsa et moi, était apparemment hors zone de combat. Ce soir, il faisait frais dans ce Paris pré-printanier. Un frais presque froid.

J’étais arrivé le premier. À l’heure dite, c’est-à-dire en avance. Par nécessité de repérer le terrain, reliquat d’une ancienne habitude de clandestin. À combien de temps remontait ma dernière rencontre avec Elsa ? Une dizaine d’années sans doute, peut-être un peu moins. Le motif ne me revint pas. Les circonstances, si. C’était à Montreuil, un soir de chaud printemps, à « La Parole errante », pour une soirée de soutien à je ne sais plus qui. On soutient beaucoup dans nos milieux. Et on a raison. Quand Elsa est arrivée, j’étais perdu dans mes pensées. Elle toqua la table. « Tu me reconnais, camarade ? » Pour sûr. Mêmes manières, même allant. Elle avait peu changé. Je passe l’entrée en matière qui tourna autour de l’évocation de vieux souvenirs d’un passé qui passait.


Le dur est venu après. « Le zbeul, c’est le niveau zéro de la théorie politique, me dit Elsa, une métaphore de nos impuissances. » Et, démonstrative et synthétique, elle ajouta : « 1) je ne comprends pas que tu contribues, par dérive mouvementiste, à donner contenu à une telle inconsistance ; 2) pas davantage que, de surcroît, quelques jours plus tard tu te fasses le porte-parole de Rancière et de son foireux “sujet nommé peuple” ; 3) que, à aucun moment, tu n’avances la seule hypothèse recevable, à savoir que les casserolades n’activent aucune forme nouvelle de révolte sociale, mais un pur retour à des pratiques très anciennes qui ont signé le temps des replis. » La discussion était lancée, mais sur de mauvaises bases. Car l’originalité de la situation présente, visiblement Elsa ne semblait pas la voir. Et pas davantage saisir la perspective historique dans laquelle ce mouvement s’inscrivait presque cinq ans après celui des Gilets jaunes – qui reste le marqueur social le plus évident d’un temps d’effondrement à effets prolongés des anciennes formes, tant politiques que syndicales, du mouvement ouvrier et de la nécessité vitale d’en inventer de nouvelles.

La démonstration que les organisations syndicales coalisées en « Intersyndicale » ont faite durant ce mouvement de résistance à la contre-réforme des retraites est chargée d’enseignements divers et contradictoires. Le premier, c’est qu’elles ont mobilisé au-delà, bien au-delà du prévisible et sur une durée prolongée ; le deuxième, c’est que, ce faisant, elles ont réactivé une ancienne symbolique forte dans l’imaginaire populaire – celle de l’unité retrouvée qui, même si elle était à bien des égards factice, a joué un rôle mobilisateur indiscutable ; le troisième, c’est que cette force du nombre, cette envie d’unité à tout prix, firent pour partie la faiblesse de ce « non-mouvement » du début – « non-mouvement » au sens où ça bougeait, mais en ordre et sans autre perspective que de défiler dans l’unité jusqu’à épuisement du rêve unitaire (mais impuissant) qui donnait le tempo à ces longues marches sans perspectives de dépassement ; le quatrième, le plus décisif peut-être, c’est qu’au sommet comme à la base de ce mouvement, il est vite apparu évident, constatable, que, à l’exception de certains secteurs de l’industrie et derniers bastions d’une ancienne culture de résistance ouvrière directe, la grève avait cessé d’être – par inaptitude imaginaire à la concevoir, mais surtout par incapacité matérielle à pouvoir la mener – le point nodal de l’affrontement de classe généralisé seul capable d’influer réellement sur un rapport de forces.

Si être « mouvementiste », ajoutai-je, c’est s’intéresser à ce qui pointe sous l’ancien en évitant de juger de l’efficience de ce qui s’invente à la seule aune d’une théorie générale que, contrairement à Elsa, je n’ai pas, j’accepte la qualification, mais en la prenant pour ce qu’elle devrait être : un rappel que l’avenir n’est jamais joué d’avance, qu’il est toujours aléatoire et que c’est précisément cet aléatoire que la Théorie manque.


Si le mouvement des Gilets jaunes m’a appris quelque chose, c’est qu’il fallait s’exercer à se déprendre des vérités d’évidence, surtout quand elles offrent, paresse aidant, des raisons au non-agir. Je ne vois meilleure façon d’exprimer ce ressenti que par cette énigmatique phrase de Georges Henein : « Il y a des lampes qui pâlissent à l’ombre des papillons. » Quand le mouvement social émerge de l’inattendu, se détacher de la lampe (la Théorie), c’est choisir les papillons contre sa lumière aveuglante de ses formulations. Le réel d’un mouvement naissant, il faut s’y confronter par curiosité. Et une fois vérifiée sa portée, y demeurer, par fidélité à ce qu’il nous apprend : toujours la lampe pâlit quand la vie se met en mouvement contre l’ordre du monde. Les Gilets jaunes furent ces papillons de la bonne nouvelle.

C’est à peu près ce que j’ai dit à Elsa en précisant qu’il n’y avait aucun choix anti-théorique de ma part à constater que tout mouvement invente ou réinvente, de lui-même et par lui-même, les formes de résistance qu’il peut ou doit prendre à un moment donné de l’histoire et que cette élasticité fait précisément la force du sujet nommé « peuple agissant » – le seul peuple qui existe au demeurant – pour parler comme Rancière. Partant de là, le zbeul à multiples facettes qui agite le pays n’est en rien inconsistant, et pas davantage les « casserolades », valeur sûre de la contestation sociale depuis les très anciens « charivaris », « sérénades » et « Rough Music » – que le dictionnaire Oxford de 1708 définissait déjà comme des regroupements « harmoniques » s’attachant à « faire du bruit avec des casseroles et des poêles » – jusqu’aux « cencerradas » ou « escraches » argentins de la fin des années 1990 et début des années 2000. Dans la mémoire historique de l’émancipation, celle que le capital cherche précisément à éradiquer des consciences, infinies sont les anciennes pratiques de résistance que le présent des révoltes sociales se réapproprie, sans même le savoir parfois.

Quant à savoir si cet « Intervilles du zbeul » serait le signe d’une autre phase, plus imaginative et offensive, du mouvement d’opposition à la contre-réforme des retraites ou le prélude à son délitement progressif, l’histoire le dira. Elle est tantôt farceuse, parfois tragique, mais toujours imprévisible.


À ce stade de l’échange, Elsa, qui m’avait relancé ou contredit à diverses reprises, ressentit visiblement le besoin d’une pause.
– Toujours anarchiste, alors…
– Oui, mais du dehors.
– Et c’est quoi ?
– Une manière d’être hors les murs de l’anarchisme estampillé.
– Une fidélité aux marges…
– Jeune, j’ai vite compris que l’anarchie à haute dose pouvait nuire à la santé ; il m’a fallu un peu plus de temps pour admettre que la référence historique me convenait, mais à condition de la dépasser chaque fois que nécessaire. C’est ce qui a fait de moi une sorte d’anarchiste atypique, fidèlement critique à l’Idée, mais hétérodoxe par nature et aussi rétif à la fétichisation de l’anarchisme historique qu’à sa dilution dans les eaux troubles de la postmodernité.
– Une sorte de « méta-anarchiste », en somme.
– Si tu veux, au sens où cet anarchisme serait englobant, capable de se dépasser en puisant à d’autres traditions de l’émancipation sociale et n’ayant aucune aspiration à faire école ou système. Un anarchisme toujours hors les murs, j’insiste.
– Je repose ma question autrement : qu’est-ce que c’est, pour toi, l’anarchisme ?
– Un vieux souvenir, et d’abord cela.
– Un souvenir ?
– Oui, un souvenir d’inabouti dont le souffle m’agite sans fin.
– Pas davantage ?
– Mais, c’est déjà beaucoup, camarade.

À ce moment suspensif de notre tête-à-tête, j’ai pensé à ce que Georges Henein – encore lui – appelait « la part du sable », cet instant où, dans la rencontre, la conversation se fait connivente, et les silences complices. Nous terminions nos verres quand Elsa, tête penchée ouvrit son cœur :
– Vient un temps où les âpretés font corps. Elles cuirassent. On s’est durci par nécessité ; on s’endurcit par obligation ; on n’est que l’ombre vibrante de soi-même. La tendresse est en dedans, presque muette, sans geste. On avance comme guerrier dans un territoire dévasté de l’âme où toute perte de contrôle peut provoquer la chute. Les après sont toujours lamentables. C’est là que la théorie sauve. En apparence, du moins… Non ?
– Rien n’indique qu’il faille à tout prix chercher à percer les secrets. J’aurais tendance à penser, au contraire, que l’important, c’est de les entretenir. Ce que je dois aux vieux camarades de l’Espagne du bref été de l’anarchie, celui de 1936, c’est un début. J’en suis toujours là. En histoire, il faut croire aux fantômes et aux âmes errantes. Rien ne naît jamais de rien. Admettons que j’ai le sens du labyrinthe.
– Et l’âme poétique, camarade.
– Sans doute.
– En clair, il ne nous resterait que le choix de la réminiscence active…
– C’est une manière de voir les choses.
– C’est quoi pour toi la révolution ?
– Une mise en commun de nos solitudes. Un « déjà-là », en somme, mais partagé. Et la prescience d’une défaite, car ça finit rarement bien quand se pose la question du pouvoir. Mais cette malédiction n’est peut-être pas fatale. Il faut bousculer tout ordre institué, et dans tous les domaines, par pure nécessité vitale, par besoin de respirer. Il n’y a pas de jugement dernier en histoire ; c’est même là son grand avantage : avec elle, les comptes ne sont jamais soldés.
– Position anarchiste ou « méta-anarchiste » ?
– À toi de juger, camarade, mais sans chercher de réponse dans la Théorie. Elle n’en fournit pas.

Notre éclat de rire partagé solda nos désaccords.

Au loin, dans la nuit parisienne, quelques poubelles brûlaient encore dans la clameur. Comme feu de joie du Vieux Monde.

Freddy GOMEZ


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