A Contretemps, Bulletin bibliographique
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Digression sur une étincelle
Article mis en ligne le 23 mars 2023
dernière modification le 10 avril 2023

par F.G.


Tout laissait entendre, fin février-début mars, que, malgré quelques évidentes manifestations de disconformité à la base et dans certaines fédérations syndicales, la tangente ultra-responsable – autrement dit outrancièrement plan-plan – prise depuis deux mois par les directions syndicales pour exiger le retrait de la contre-réforme des retraites, risquait de mener à une défaite de masse en rase campagne. La conviction était si largement acquise que certains bonzes syndicaux eux-mêmes commençaient à douter, au vu des échéances fixées par Macron et de son entêtement sans limite, du bien-fondé de leur stratégie. D’où cet appel du Berger à ses moutons à « mettre le pays à l’arrêt » ou, pour les plus vénères de la chefferie unitaire, à le « bloquer » le 7 mars – et peut-être même après. Grèves certes il y eut, reconductibles parfois, blocages aussi mais partiels, convergences diverses de même – avec la jeunesse surtout –, mais sans véritable enthousiasme ni inventivité dans la lutte. En clair, ce non-mouvement unitaire de masse devenait enfin mouvement, mais à la marge, seulement à la marge, et sans effets réellement entraînants.


Porté, pour ce qu’il en est de Paris, à mesurer l’évolution du rapport des forces aux tas d’ordures – honneur aux éboueurs ! – qui chaque jour gagnaient en verticalité, il fallait bien constater que les conditions d’un embrasement, au sens figuré comme au sens propre, étaient bien là. Il manquait juste une étincelle. Il aura fallu attendre le dernier acte parlementaire de la saga programmée au minutage près par Macron pour la voir enfin venir, cette étincelle, sous la forme d’un 49.3 de pétochard aux conséquences prévisibles : éviter le ridicule de se voir planté par deux ou trois « républicains », même au risque de mettre le feu à toute la plaine.

Et c’est ce qu’il advint.

On évitera, ici, de s’étendre sur des considérations strictement politiques autour de cet horrible article 49.3 que tout opposant digne de ce nom s’oblige à condamner avant de s’en servir immodérément quand il est au pouvoir. On rappellera juste, à l’usage des jeunes générations, que devenu Empereur Tonton, l’un d’entre eux nous a déjà fait le coup de la dénonciation du « coup d’État permanent » avant de se couler dans les eaux les plus troubles de la Constitution de la Ve – 49.3 compris – pour y noyer ses problèmes de conscience. On sait tout ça, on devrait le savoir du moins, mais là n’est pas le sujet. Le sujet, c’est Macron qui, lui, n’a de la morale publique qu’une sale idée : celle de détruire tout ce qui la rend commune et de mépriser tout ce qui la fonde. Tout l’entêtement de ce type vient de là. Lui, ce n’est pas, comme le général d’un après-guerre, « moi ou le chaos », mais « moi et le chaos ». Permanent, le chaos, comme le coup d’État. La nature de ce type, c’est d’attiser la haine en poussant aussi loin que possible la destruction de toute protection sociale. Une copie conforme de Thatcher, en somme, sans perruque ni fond de teint. Encore qu’il faudrait aller voir de près…

Reste une inconnue qui pourrait s’exprimer ainsi : on sait que l’idéologie peut rendre aveugle et que, de surcroît, Macron est un idéologue fou de la concurrence « libre et non faussée », de cette main invisible du Marché – que tout le monde voit, désormais, dans le logo de Total et la valse spéculative des étiquettes –, de l’entreprenariat de soi-même, du laisser-faire/laisser-aller, de la privatisation et de la marchandisation généralisée du monde. Plus idéologue que lui, tu meurs. On sait tout ça, mais ce qu’on peine à comprendre, c’est par quel dérèglement général de l’entendement et de l’intérêt bien compris, personne ne semble lui susurrer à l’oreille, chez ses promoteurs du CAC 40, dans son camp donc, celui du capital, qu’il est toujours un moment où il convient de cesser de jouer avec des allumettes. Pour éviter l’embrasement. C’était la carte des syndicats, celle du retour à la raison. Il faut donc croire, et en tirer les leçons, que, dans sa folie accumulative, le capital est en train de parier, comme Macron, sur la guerre de classes et la répression. À moins qu’il n’ait pas encore eu vraiment peur, ce qui ne saurait tarder.


Donc le feu… Pas celui des poubelles – honneur encore aux éboueurs de nous offrir tant de déchets à brûler ! –, mais l’incendie que le forcené de l’Élysée a allumé en donnant ordre à sa bornée de service d’engager la responsabilité de son gouvernement. Le reste est affaire d’intendance. Et l’intendance est affaire de députés. Ce qui semble acquis, c’est que tôt ou tard la bornée risque de retourner à son potager. Grand bien lui fasse. Un/une autre la remplacera, avec le même résultat. Pour le reste, tout est ouvert et, d’ici, on ne tire pas de plans sur la comète. Seule reste la rue, la rue en joie, la rue sans chaînes, la rue en feu.

Ce qui, du temps de sa saison 1, rendit irritant ce « non-mouvement » de masse unitaire, c’était son caractère ritualisé, encadré, discipliné. Une grande marche arrière, en somme, après l’explosion de vigueur et l’inventivité sans failles des Gilets jaunes. Quand les directions syndicales reprennent la main, toujours le niveau d’engagement dans la lutte baisse. C’est une leçon de l’histoire que l’histoire que nous vivons ne dément pas.

Il faut donc savoir gré au startupeur fou d’avoir franchi par trouille, le 16 mars, un pas décisif, celui qui obligeait le mouvement, s’il ne voulait pas mourir, à changer la nature de ses paroles et de ses actes. Charles Amédée Simon du Buisson de Courson, député centriste du groupe Libertés et territoires, le pressentait sans doute quand il déclara, annonçant le dépôt d’une motion de censure transcourants : « Il est inadmissible d’utiliser un 49.3 et de mettre le feu au pays... » Le feu, encore et toujours. Et le bonhomme sait de quoi il parle : le ci-devant Louis-Michel Lepeletier de Saint-Fargeau, un de ses ancêtres, vota la mort du roi le 20 janvier 1793. Par esprit de pacification sans doute et pour en finir avec le symbole de l’oppression. Mal lui en prit, d’ailleurs, puisqu’il fut assassiné le jour même par un radicalisé de l’Ancien Régime défait. Du Buisson de Courson peut être tranquille lui : sa motion ayant été rejetée à neuf petites voix près, aucun macronard radicalisé ne se mettra sur sa route pour venger l’honneur bafoué du roitelet du Touquet.


La constatation s’impose : depuis le 16 mars, date du passage en force, une radicale spontanéité dans la conduite des actions est de retour. D’eux-mêmes et par eux-mêmes, des cortèges se forment chaque jour un peu partout, variés, hétéroclites, sauvages, reprenant les slogans des Gilets jaunes dans leur version originale. C’est là le signe d’un changement notable, d’une mutation, d’un retour d’incorrection, d’une émancipation des convenances. Occupations de place, actions coups de poing, ouvertures de péages, manifs offensives, mobilisation de la jeunesse scolarisée, larges convergences. De même, les grèves se font plus dures dans certains secteurs décisifs : éboueurs, raffineurs, cheminots, électriciens et gaziers. D’où une prolifération de foyers et d’actions de guérilla sociale généralement coordonnés, même minimalement, mais achoppant tous, tôt ou tard, sur une sorte de butoir, toujours le même, celui de la stratégie – d’affrontement, contournement ou résistance – qu’il faudrait adopter face aux forces de répression d’une Macronie qui ne tient que par elles et dont elle a légitimé et encouragé, depuis les Gilets jaunes, les méthodes les plus honteuses.

Nombre d’éditorialistes qui, il y a peu, glosaient avantageusement sur la poigne du sinistre Lallement, ont tenté de corriger leur image en saluant un supposé changement de méthode dans le maintien de l’ordre depuis que Nuñez, ce grand admirateur de l’incivile Garde civile espagnole, l’avait remplacé. Sans honte ni embarras, ils ont salué son savoir-faire et sa bienveillance. Pourtant, d’attendre de voir pour vérifier, ils auraient vu que, plutôt discrète dans la gestion des premiers grands cortèges de janvier, la police s’est si bien lâchée depuis qu’il n’y a désormais aucune différence, dans les faits, entre le viriliste à casquette étoilée qui donnait jadis les ordres et le « pacificateur » bedonnant qui les susurre aujourd’hui. De même qu’il n’y en avait pas entre Dartaner et Casmanain. Et pour une bonne raison, tous choisis par Macron pour leur côté vicelard, leur feuille de route reste la même : mater la rue sans états d’âme. Et, pour ce faire, terroriser les opposants. Objectif atteint au demeurant puisqu’il n’est pas rare, désormais, de s’entendre dire par des amis, plutôt d’un certain âge, que le risque d’aller en manif est désormais inassumable par eux – ce qui définit parfaitement ce qu’est, dans l’intimité des corps, un État policier.

Il est indéniable que, depuis le passage en force de Macron, la police, surcouverte par sa hiérarchie et son ministre, livre quotidiennement un spectacle affligeant de bassesse : nasses illégales, arrestations de hasard, violences sur personnes, manifestants frappés au sol, insultés, humiliés, gardes à vue à gogo (pour le chiffre) – la très grande majorité sans défèrement, preuve qu’elles étaient gratuites. Et le brave Nuñez, nouvelle étoile de l’éditorialisme couché, de s’irriter, sur les écrans des poubelles médiatiques, des critiques pourtant polies de quelques journalistes de terrain et du Syndicat de la magistrature : « Non, non, il n’y a pas d’interpellations injustifiées, je ne peux pas laisser dire ça »… Vaffanculo, comme on dit au pays de la botte, celle qu’il mérite.

Le 21 mars, du côté de la Bastoche, des gendarmes à moto, en renfort de la détestée BRAV-M, poursuivent un manifestant, le percutent une première fois, reculent, puis lui roulent sur la jambe. La scène circule sur les réseaux. Le 22 mars, à Romainville, le piquet de grève de l’usine TIRU (Traitement industriel des résidus urbains) et les jeunes et moins jeunes manifestants venus soutenir les grévistes voient débarquer une très intimidante police montée à cheval. La scène circule également sur les réseaux. « Police partout, justice nulle part ! »

Et pourtant, partout, ça bouge. Et parfois, les bleus reculent, comme à Fos-sur-Mer, sous les jets de pierres des grévistes du dépôt pétrolier. « Depuis six jours, a déclaré le sinistre de l’Intérieur le 21 mars, les policiers et les gendarmes font face à 1 500 opérations non déclarées » – entendez par-là manifs sauvages, c’est-à-dire parties d’en bas. Quotidiennes, ces mobilisations spontanées qui se déroulent à Paris et partout ailleurs depuis l’étincelle du 49.3, attestent d’une vigueur étonnante. Et plus encore de l’émergence de nouveaux affects, pratiques et volontés de déprise du poids du monde. Bien au-delà désormais de la seule question des retraites.


Il faisait doux le 17 mars sur la place de la Concorde – anciennement place Louis XVI, puis de la Révolution. Et c’était comme une douceur annonciatrice du printemps d’un peuple. D’un coup d’un seul un cri est monté de la foule joyeusement haineuse : « Louis XVI, Louis XVI, on l’a décapité ; Macron, Macron, on peut recommencer ». Un cri infiniment répété sur des mouvements de danse. Et puis, une effigie de Mister President a été brandie avant d’être livrée aux flammes d’un bûcher improvisé. On appelle cela un charivari, rituel visant à sanctionner symboliquement des figures de pouvoir ayant enfreint les valeurs du commun. « C’est attristant au point d’en être inquiétant », a déclaré François Bayrou, Grand Connétable de sa propre suffisance pour avoir été faiseur de roi. Et il a ajouté, le malheureux : « Le fait qu’on joue avec des effigies, c’est un très mauvais signal. » Sans préciser pour qui… Quant à savoir si le Bayrou est sagace de s’inquiéter à ce point d’un simulacre, on peut en douter. Surtout quand les vraies poubelles qui s’accumulent sont autant de brasiers offerts aux joyeux incendiaires de ce mouvement potentiellement destituant.

Freddy GOMEZ


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