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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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Notes sur un dernier roman
À contretemps, n° 22, janvier 2006
Article mis en ligne le 24 janvier 2007
dernière modification le 21 novembre 2014

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Posada

Quand paraît Aslan Norval [1], au printemps 1960, B. Traven n’a plus publié de roman depuis vingt ans. Celui-ci sera aussi son dernier. Le manuscrit a fait l’objet d’une présentation dans les BT-Mitteilungen (bulletin édité « à Mexico et Zurich » de janvier 1951 à avril 1960 – 36 livraisons – pour défendre l’œuvre de Traven et accessoirement réfuter toute relation entre Traven et l’ancien révolutionnaire de Munich Ret Marut). Dans le numéro 29 de fin mars 1958, on lit : « B. Traven, que beaucoup ont déjà si souvent dit mort, vient d’écrire, après une longue pause, un nouveau livre. Ce roman s’appelle Aslan Norval ; l’auteur s’y emploie à bouleverser de fond en comble le monde intellectuel rabougri, plongé dans une confusion sans remède, dans lequel nous sommes tous irrémédiablement confinés et qui s’occupe quasiment exclusivement de la guerre et de son éventualité, afin de lui donner une nouvelle direction, plus universelle que celle qui nous a aujourd’hui amenés à en être prisonniers. »

Le manuscrit navigua longtemps d’éditeur en éditeur sans être retenu. D’une part, l’allemand dans lequel il était rédigé passait pour maladroit ; d’autre part, la méfiance vis-à-vis de « nouveaux livres de Traven » était devenue générale du fait que grouillaient à cette époque toutes sortes d’imposteurs et de faussaires et que l’éditeur Kiepenheuer & Witsch venait d’annoncer deux « nouveaux livres de Traven », chose qui se révéla être une pure falsification.

Josef Wieder, qui était l’agent de Traven pour l’Europe depuis 1939, confia à Johannes Schönherr, ancien lecteur-réviseur de la Guilde du livre Gutenberg, le soin de remettre le manuscrit d’Aslan Norval en bon allemand.

L’action du roman se passe dans les années 1953-1954, après la guerre de Corée, et se déroule à New York et Washington. Les protagonistes en sont des Nord-Américains de la haute société. L’intrigue politico-sociale du roman tourne autour d’un fantastique projet de canal ou de voie ferrée capable de raccourcir le trafic maritime entre l’Atlantique et le Pacifique.

Ce livre, si différent par sa thématique, son sujet et sa qualité littéraire des œuvres précédentes de Traven, souleva à sa parution des doutes sur la paternité de son auteur. Traven lui-même, dans une lettre (signée de sa femme Rosa Elena Luján mais écrite en allemand), écrivit au critique suisse Max Schmid, le 9 juin 1961 : « ... Depuis des années, on accuse T. de n’avoir qu’une corde à son violon, dont il joue sans cesse jusqu’à satiété, et de présenter un monde, d’apparence très limitée, où il n’y aurait d’un côté que de pauvres Indiens, réduits en esclavage et maltraités, et des exploiteurs brutaux et des suceurs de sang de l’autre. À l’instar de tout être humain, T. a l’indéniable droit de marcher avec son temps pour ne pas rester en arrière. On devrait le louer de savoir écrire à propos d’autre chose que des prolétaires indiens qui, ici aussi (au Mexique), commencent à disparaître, même si le phénomène est bien plus lent qu’aux États-Unis ou en Europe. T. n’est ni un politicien, ni un réformateur du monde, ni un propagandiste, ni un homme de parti. C’est un conteur, et – chose qu’il a expliquée dans une revue, il y a trente ans –, il raconte de quelle manière il voit les choses, les a vues ou croit les voir. Il a écrit sous son nom d’innombrables histoires de détectives ou d’un genre proche, qui n’ont été publiées jusqu’à présent qu’en anglais et que sans doute personne, ne connaissant que ses livres, n’aurait pensé avoir été écrites par lui. Voilà qu’encore une fois il écrit un livre mettant en scène, au lieu d’Indiens esclaves martyrisés, une femme belle et intelligente qui cherche à sa façon à résoudre le problème le plus brûlant de l’actualité, la bombe atomique, et aussitôt se répand la fable que T. ne saurait, en aucun cas, avoir écrit ce livre. »

L’histoire : la richissime Aslan Norval, vingt-quatre ans, est l’épouse d’un magnat de l’industrie, Holved Suthers, notablement plus âgé qu’elle. Elle est en proie à une « pulsion », une « volupté de créer » qui la ferait « presque exploser » : elle voudrait « créer quelque chose de vraiment grand, quelque chose qu’on voit de loin, quelque chose qui reste », selon les termes du roman. C’est alors qu’elle tombe plus ou moins par hasard sur ce projet de canal qui réduira le trafic maritime en reliant New York à San Francisco. Il s’agit d’un projet pharaonique. En fondant la société par actions Atlantic Pacific Transit Cooperation, Aslan Norval se mue en personnage public. Comme cette entreprise avait auparavant été intentionnellement tenue pour suspecte, Aslan Norval réussit à être citée devant le Sénat de Washington. L’audience, qui dure plusieurs jours, est retransmise à la télévision. C’est ce qu’attendait Aslan Norval : familiarisée avec les trucages de la mise en scène pour avoir travaillé auparavant comme technicienne au cinéma, elle en fait une attraction à grand renfort de girls, de cartes, de croquis techniques et de chiffres et parvient à déclencher un tourbillon dans tout le pays.

Les préoccupations sociales de l’auteur se font alors jour : « La soif de découvrir de nouvelles armes mille fois plus dévastatrices que celles qui avaient déjà été stockées en quantités inouïes était devenue une véritable maladie chez les humains. Au lieu de construire de nouvelles écoles, de nouveaux hôpitaux, des logements bon marché, de nouveaux chemins de fer, de nouvelles centrales hydrauliques et de nouveaux moyens d’irrigation en vue d’éradiquer l’amère misère de millions de personnes dans les pays peu développés, on fabriquait chaque mois deux mille nouvelles bombes à l’hydrogène... »

La population s’enthousiasme pour le projet d’Aslan et ne demande qu’à y participer : « Le peuple, fatigué de l’éternelle propagande de la terreur, tournait enfin ses pensées et ses espoirs vers quelque chose de positif, pour appliquer son énorme force créatrice et son inépuisable énergie à de nouveaux champs d’action... »

Dans la deuxième partie du roman, l’auteur polémique contre les fauteurs de panique issus des cercles de la haute finance et contre les intrigues des groupes d’intérêts réactionnaires qui poussent au bellicisme, de concert avec de nombreux représentants du gouvernement et de la presse, de crainte que périclitent leurs affaires d’armement.

Quelques mois après l’audition encore indécise devant le Sénat, on assiste aux États-Unis à une recrudescence du chômage : « Le nombre de chômeurs qui croissait à une allure incroyablement rapide créait un climat d’inquiétude. Le chiffre de dix millions et demi de chômeurs (encore qu’on en avouât officiellement moins de cinq millions) pesait comme un cauchemar sur la vie économique du pays, et chaque mois on approchait de plus en plus vite des douze millions. Que faire pour mettre un terme à cet accroissement ? C’est alors qu’Aslan Norval se trouva une fois encore au centre de l’intérêt public. Son projet résoudrait en grande partie la question du chômage pour des années, même dans le cas où il faudrait inopinément démobiliser par centaines de milliers des soldats devenus inutiles. »

À l’intention avouée de l’auteur de mettre en avant un travail pacifique d’édification se surajoutent dans ce livre des intrigues érotiques qui désorientèrent le lecteur habituel de Traven. Il s’agit de l’aventure amoureuse d’Aslan Norval avec un jeune sergent du corps des Marines, qu’elle utilise comme « cobaye » pour ce qu’elle appelle une « vivisection » ; et le résultat en est la « revalorisation » de sa relation de couple avec son mari plus âgé. Comme l’un des éditeurs à qui le manuscrit avait été proposé le refusait pour le motif que « l’auteur essaie de tenir le lecteur en haleine de la première à la dernière ligne à coup de scènes érotiques », Traven répliqua : « Ce livre n’est pas de nature érotique de la première à la dernière ligne. C’est là une sous-estimation qui me blesse profondément. À la vérité, le livre est de bout en bout, de la première à la dernière ligne, dénué du moindre contenu pornographique. Tous les personnages présentés sont faits de chair et de sang, d’une saine et rafraîchissante normalité. Et c’est pour cette raison et pour nulle autre qu’ils pensent et parlent de rien d’autre que de désirs et de plaisirs érotiques. Ce n’est toutefois pas ma faute. Toute la faute en est à ces hommes et femmes de mon livre qui, sitôt que je leur ai donné vie, m’ont échappé, ne m’ont plus obéi et, par suite, font et disent ce qui leur plaît. Soit dit en passant, tous les êtres humains qui apparaissent dans mes livres parlent sans détours et ne se cachent pas derrière une feuille de vigne. Qu’y puis-je ? Je suis contre toute censure. Et c’est pourquoi on pourrait me traiter de tartufe si j’exerçais une censure à l’encontre de ce que disent ou font les hommes et les femmes de mes livres. » (BT-Mitteilungen, numéro 33, fin mars 1959).

À part les épisodes érotiques, on retrouve dans ce roman les raisonnements que Marut énonçait déjà dans l’article « Reconstruction, non ! Refondation ! » qui ouvrait en 1917 le premier numéro du Ziegelbrenner :« Le capitalisme sous sa forme actuelle ne peut que mener à la guerre. Il en va fondamentalement autrement lorsque l’humanité est amenée à approfondir ses idées, à changer sa façon de penser. [...] Et c’est parce que tous les hommes pensent argent que l’argent et le capitalisme constituent aujourd’hui le seul pouvoir, un pouvoir décisif et des plus influent. [...] Si l’on offrait aux hommes une vie plus motivée, plus riche, plus délectable ; si le travail leur était une joie et non le seul moyen d’assurer péniblement leur pitance ; si l’on donnait aux hommes toute possibilité d’exercer leurs pleines facultés et d’utiliser leurs talents, au lieu de les laisser s’étioler, aucune hystérie guerrière n’aurait le moindre succès, dans aucun pays. [...] Après la guerre, il ne s’agira à coup sûr pas de reconstruire le passé ; car c’est précisément le passé qui a apporté cette indicible souffrance pesant sur l’humanité. Ce qu’il faudra, c’est une refondation complète, totale de nos pensées et de notre manière de penser. La paresse d’esprit est le mal le plus terrible, un mal bien plus grave que de se tromper. Une pensée faussée peut être remise sur la bonne voie ; la paresse d’esprit est irrémédiable. Si, avant guerre, nous pensions : “ Dans la vie, c’est l’argent qui est la chose la plus importante ! ”, après la guerre il nous faudra penser : “ Dans la vie c’est le travail qui est la chose la plus importante ! ”. » (Der Ziegelbrenner, numéro 1, 1er septembre 1917).

Ce sont ces mêmes idées qu’Aslan Norval précise, mais avec d’autres termes. « Ce n’est pas à ce bout de papier qu’est une action que croient les gens comme ils croient, disons, au pouvoir d’achat d’un billet de dix mille dollars. Un morceau de papier. Et la plupart du temps affreusement sale. C’est la foi en la valeur invisible du travail et de la production qui s’exprime dans ce morceau de papier » (Aslan Norval). Dans les deux cas, l’auteur adopte le point de vue d’un réformateur social : il vise à changer l’éducation morale de l’homme, en tirant brutalement la population de la léthargie où l’ont plongé le bellicisme et la peur de la guerre et en guidant ses pensées vers un travail socialement utile et sensé.

Selon son biographe Rolf Recknagel [2], il est tout à fait possible que B. Traven ait voulu, par ce roman, élever une stèle à Esperanza López Mateos qui fut sa collaboratrice à partir de 1939. C’était « une femme pleine d’énergie, d’une grande efficacité et d’une activité débordante » et depuis sa mort, en 1951, « on ne sait plus rien de B. Traven. Pas le moindre livre de cet auteur passionné n’est paru depuis pour parler de ses préoccupations ou de ses projets littéraires », écrivait le quotidien Excelsior du 5 novembre 1957. C’est sur ces entrefaites que Traven rompit son long silence en annonçant Aslan Norval. De fait, Recknagel considère qu’il y a comme une rupture dans la production littéraire de Traven depuis 1946 [3] quand paraît, traduit de l’allemand par Esperanza López Mateos, Una canasta de cuentos mexicanos. (Elle avait déjà traduit Puente en la selva édité en 1941 à Mexico.) C’est aussi cette même année que John Huston rencontre, avec le projet de tourner Le Trésor de la Sierra Madre, à l’hôtel Reforma de Mexico, le « représentant » de B. Traven dont la carte de visite est ainsi rédigée :

Posada



Hal Croves.
Translater.
Acapulco.

Théodore ZWEIFEL