Le mouvement en cours pour le retrait de la contre-réforme des retraites a, malgré les immenses foules qu’il draine de manif en manif, toutes les apparences d’un non-mouvement. Entièrement pris en charge par les bureaucraties syndicales – et plus particulièrement par le tandem Berger-Martinez –, le spectacle qu’il nous offre est à proprement parler déconcertant. Pour au moins deux raisons. La première, c’est que ce non-mouvement nous joue le présent comme revival d’un temps ancien où, même réformiste, le syndicalisme savait disposer de deux leviers activables de concert : la mobilisation de masse et la grève des bras croisés. La bourgeoisie, les patrons et l’État le savaient aussi d’ailleurs, au point de préférer parfois lâcher la proie pour l’ombre plutôt que de perdre la face. La seconde raison, corrélative, c’est que, faute de disposer aujourd’hui des mêmes moyens ou de pouvoir se les donner, les syndicats se voient réduits à entretenir un simulacre de contestation, plus démocratique que sociale, en évitant que ce non-mouvement devienne mouvement réel, c’est-à-dire déborde de ses cadres. En clair, Berger et Martinez agissent comme s’ils étaient encore en état d’inspirer la moindre trouille à l’ennemi de classe quand tout le monde a compris, depuis belle lurette, Macron le premier, qu’ils étaient d’abord là pour canaliser la colère sociale en l’épuisant de marche en marche. Dès lors, sauf crise de régime par sécession peu probable des alliés – objectifs ou subjectifs – de la Macronie au vu de la colossale impopularité de la contre-réforme dans le pays – tous les sondages le confirment massivement –, le forcené de l’Élysée s’en fout. Et d’autant qu’il doit la passer à tout prix, cette « contre-réforme », pour montrer qu’il existe et pas seulement comme défenseur du royaume d’Ukraine. En somme, si tout se maintient en l’état, si persiste ce jeu de dupes sur un échiquier sans fond, si rien ne bouge aux marges, la partie est d’avance jouée. Et perdue.
Il est inutile, cela dit, de faire chorus aux incantations d’un gauchisme aussi peu inspiré qu’inspirant arc-bouté sur un discours de classe hors d’âge qui nous promet chaque matin, sans y croire lui-même, que, vous allez voir ce que vous allez voir, quand « les bases » s’y mettront… « Les bases », c’est leur fonds de commerce, leur raison d’être – comme l’est, pour d’autres, la perspective insurrectionnelle, quitte à la rejouer jusqu’à la pantomime, et ce quelles que soient les circonstances. Quoi qu’on puisse leur dire. Et pourtant on leur dit : jusque-là il y aurait déjà eu motif, pour « les bases », à déborder les directions syndicales, en se mettant en grève notamment, en radicalisant la rue accessoirement. Or rien n’est advenu qui ouvre une telle perspective. Et c’est sans doute là que réside le problème, celui qui fâche et qu’on préfère mettre sous le tapis : la grève, ça coûte.
Ainsi, comparé à l’hiver 2019, où, inspirée par Larry Fink, la Macronie blackrockisée nous avait fait le coup de la retraite à points et du 49-3, la constatation s’impose : unifiés, les appareils bureaucratiques ont repris la main et les « bases » ont beaucoup perdu de leur mordant. Il y a quatre ans, celles des transports, notamment urbains, avaient pour partie, et d’elles-mêmes, bloqué les grandes villes, et les manifs – sans Berger, c’est vrai, et ses joyeux militants d’orange vêtus ambiancés par Casimir – s’étaient, pour beaucoup, naturellement gilet-jaunées en mode déter. Bien sûr, il n’est pas certain que le mouvement ait emporté le bras de fer sans le coup de main bénéfique du camarade Korona, mais il est sûr que sa combativité – réelle – était directement liée à la claire méfiance que lui inspiraient des directions syndicales aussi désunies qu’impuissantes à freiner le libre cours des initiatives de ses mandants.
Ce qu’on nous vend aujourd’hui comme la grande force de ce non-mouvement – cette unité syndicale qui n’est, de fait, que l’unification bureaucratique de ses directions chapeautée par le tandem Berger-Martinez –, c’est sa capacité à faire masse, c’est-à-dire nombre. Et il faut bien reconnaître que c’est vrai. Les statistiques, même policières, le confirme : jamais, en nombre, mobilisation ne fut plus puissante depuis 1995. Et ce, dans tout le pays. Mais puissante pour quoi ? Pour occuper la rue de manière disciplinée sans perturber le pouvoir. C’est en cela sans doute que ce non-mouvement marque une inflexion nette par rapport aux expériences collectives d’indiscipline sociale de ces dix dernières années. De là à penser que ce non-mouvement serait aussi un contre-mouvement – au sens où l’on parle de contre-révolution comme rétablissement d’un ordre ancien mis à mal par une poussée révolutionnaire –, la suite le dira, mais l’hypothèse n’est pas absurde. Elle l’est d’autant moins que, malgré la sympathie que suscita à l’hiver 2018-2019 le mouvement des Gilets jaunes auprès des cégétistes de base, son leader à moustache jugea opportun de les en détacher au prétexte qu’il aurait été infiltré par des « fascistes ». Quant à Lolo la Prudence, il décela dans cette révolte aussi inédite que puissante des relents « totalitaires ». En clair il s’agissait, dans un cas comme dans l’autre, de créer un cordon sanitaire pour éviter la contagion des colères sociales vers « les bases ». Sans succès jusqu’à aujourd’hui puisque, comme déjà dit, la convergence eut lieu en décembre 2019 avec le résultat qu’on sait : un débordement général des seuls cadres de lutte admis par les syndicats.
Comment expliquer, dès lors, cette atonie de masse massivement affichée dans les cortèges de ce non-mouvement, massifs mais outrancièrement passifs ?
La réponse est complexe. On peut y voir, d’un côté, l’effet – indiscutablement mobilisateur, mais profondément dépolitisant – d’une unité syndicale retrouvée et infiniment vantée par le leader à moustache et Lolo la Prudence comme condition première de la victoire. Dans ce dispositif, toute initiative, toute dissidence, toute échappée offensive risquant de mettre en question cette unité des appareils de direction sont, consciemment ou inconsciemment, intériorisées par les manifestants comme objectivement contre-productives car pouvant nuire à la sacrosainte unité. Dès lors, il ne faut pas être grand clerc pour comprendre que cette unité bureaucratique éminemment piégeuse était la condition première, non pas pour vaincre, mais comme axe stratégique nécessaire pour rediscipliner un « mouvement social » qui, depuis celui contre la loi Travail en 2016 – mais surtout les Gilets jaunes –, était en voie de sécession définitive et de radicalisation évidente.
Reste que si ce ressort de l’unité a jusqu’à aujourd’hui fonctionné, c’est aussi qu’il y a des raisons subjectives qui ne sauraient être ignorées : le confort retrouvé, par exemple, que des manifestants peuvent éprouver à aller défiler en famille sans risquer de se faire éborgner ou mutiler. Précisément parce que le nombre est là et que, encadrée syndicalement, la masse est suffisamment docile pour que l’armée bleue des éborgneurs sache se faire discrète. Bien sûr, ce sont là menus plaisirs – parfaitement inutiles, oserais-je même, quant aux résultats –, mais non négligeables tout de même quand on a connu ces temps très proches, celui des Gilets fluos, où on y allait la peur au ventre parce qu’il fallait en être. Contre Macron, Castaner, Darmanin et leur monde cadenassé par leurs Lallements de service.
Le revers de la médaille, c’est qu’on peut défiler longtemps comme ça, tranquillous, sans que rien ne bouge. Et avant qu’on se lasse.
C’est ce que semblent enfin avoir compris le leader à moustache et Lolo la Prudence, experts en tout, même en stratégie parlementaire au point de fâcher tout rouge Méluche : le temps est venu de changer de braquet. Leur stratégie a des limites qui commencent à se voir et un écueil qui peut les plomber : sombrer dans le ridicule de finir la queue entre les jambes après avoir parié sur le seul nombre et la belle unité, c’est-à-dire sur pas grand-chose. Alors, camarades, « bordélisation » ou pas ? Va savoir. Le premier dit : mouvements de grève puissants et éventuellement reconductibles dès le 7 mars ; le second confirme en infirmant, sur un ton vénère mais contrôlé : « Mettons la France à l’arrêt, mais sans foutre le bordel dans la rue comme LFI l’a fait à l’Assemblée ! ». Avouons que ce « mais » est prometteur de trahisons à venir. Cela dit, quand on le pousse Lolo, il lâche « grève », « blocages divers », « formes d’action inédites ». On va voir ce qu’on va voir, en somme. Wait and see.
Du côté de certaines fédérations cégétistes, puissantes et plutôt en bisbilles avec le Leader désormais Minimo sur le départ, c’est plus précis : à partir du 7 mars, la grève sera reconductible et active. Du côté de SUD, on se cale sur la CGT, en espérant la doubler en radicalité quand ce sera possible. Du côté de FO, idem, en moins costaud. Du côté des autres « unitaires », tous ratifient la position de l’Intersyndicale : la mise à l’arrêt le 7 mars, mais sans tirer aucun plan sur la comète au-delà. Ça dépendra d’où vient le vent. Bref, tout est en ordre de bataille ; reste à la mener.
À vrai dire, on l’aura compris, il y a des raisons de penser que, malgré certains signes encourageants et une volonté évidente d’en découdre dans certains secteurs syndiqués et franges de travailleurs gilet-jaunés, le verrouillage syndical complet de ce non-mouvement demeure l’obstacle majeur à sa transformation en mouvement souverain, c’est-à-dire capable de décider seul, et par voie de démocratie directe, de ses actions, méthodes et terrains d’affrontement. Déjà, c’est vrai, sans bruit, se généralisent des actions exemplaires, comme celles des autoréductions des « Robin des bois » sur les tarifs du gaz et de l’électricité. On imagine aisément la pêche que pourraient conférer aux citoyens privés de tout des autoréductions massives sous protection syndicale dans les centres commerciaux du pays. Ou une reprise des ronds-points. Ou des convergences sauvages entre bloqueurs organisés de diverses espèces pour occuper des lieux symboliques du pouvoir et ouvrir des espaces de liberté délibérative à des assemblées destituantes. Mais bon, peut-être suis-je en train de m’égarer. Il n’empêche que la situation présente est révélatrice d’une évidence : après une première phase poussivement massive, il apparaît de plus en plus nettement que le retrait de cette contre-réforme à la charge symbolique si puissante ne pourra s’obtenir qu’en abandonnant définitivement les formes traditionnelles périmées de l’ancienne contestation sociale et en renouant massivement avec l’exemplarité de l’action directe la plus inventive qui soit et du refus de la délégation de pouvoir.
Est-ce possible ? Personne ne peut le dire, mais ce qui est certain, palpable, visible, c’est que les conditions semblent réunies pour que, contre les directions syndicales quand elles feront obstacle, sur les lieux de production et en dehors, partout ailleurs, l’État macronien soit suffisamment mis en difficulté par des encolérés bordélisateurs de toutes sortes pour que ses affidés, et d’abord le patronat, lui fassent enfin comprendre qu’il faut savoir raison garder quand tout déborde de partout en retirant ce qui fait cause du chambardement.
Car une révolte sociale – c’est un fait d’histoire – peut en cacher d’autres, sous-jacentes nécessaires, honorables et salvatrices au vu de l’avenir infâme auquel nous condamne ce monde de la survie infiniment diminuée. Quant au leader à moustache et à Lolo la Prudence, mieux vaudrait qu’ils comprennent avant qu’il ne soit trop tard pour eux que le grand paradoxe de cette époque, c’est que le réformisme dialogal est mort et enterré depuis longtemps parce que le capital, enivré de sa puissance, n’en veut plus et que, cela acté, son mouvement infini d’accumulation ne sera jamais arrêté, ni même ralenti, par un « non-mouvement ».
Autrement dit, il est temps de s’y mettre, en mouvement.
D’aplomb et sans faillir.
Freddy GOMEZ