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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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Sous une poussée obscure
Article mis en ligne le 20 février 2023
dernière modification le 14 février 2023

par F.G.


■ Marcel MARTINET
LE CHEF CONTRE L’HOMME
suivi de REFUS DE LA HIÉRARCHIE, par Philippe Geneste
Quiero, 2023, 78 p.



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Originellement publié dans la revue Esprit – n° 16, janvier 1934, pp. 541-558 –, le texte Le Chef contre l’homme fut réédité tel quel dans le n° 19, mars 2005 [1] – pp. 10-18 – d’À contretemps, alors revue papier. Pièce centrale d’un dossier intitulé « Marcel Martinet (1887-1944) : une culture prolétarienne pour des temps maudits », elle était complétée d’une forte étude de Charles Jacquier : « Marcel Martinet ou l’orgueil de la fidélité ».

Pour des raisons étranges, mais qui semblent tenir à des hésitations de l’équipe rédactionnelle d’Esprit, revue fondée en 1934 par Emmanuel Mounier, intellectuel catholique promoteur du personnalisme, la partie du texte de Martinet directement liée à la critique du socialisme français (et plus précisément au glissement de quelques-unes de ses figures, dont Marcel Déat, « vers un fascisme de gauche »), s’est vu amputer du chapitre intitulé « La gangrène fasciste dans le socialisme politique en France ». Elle fut finalement réintégrée dans la livraison suivante d’Esprit – n° 17, février 1934, pp. 888-891 –, ce qui tombait pour le dire vulgairement comme un cheveu sur la soupe. On imagine que les débats furent vifs chez les personnalistes d’esprit de la revue du même nom. La version qu’on peut lire dans cette belle édition établie par les éditions Quiero est complète et authentique.


Marcel Martinet, écrivain et poète, fut un homme de l’insoumission dont le premier acte de refus consista, en 1911, à s’abstenir de se présenter au concours de l’agrégation pour postuler à un simple poste de rédacteur à la mairie de Paris. Le reste est à l’avenant : entré au Parti socialiste unifié en 1913, il le quitte un an plus tard pour épouser, auprès des syndicalistes révolutionnaires du quai de Jemmapes, la cause de l’autonomie ouvrière pour l’émancipation, à laquelle il ne dérogera jamais. Quand la « Grande Boucherie » d’août 1914 suscite l’« Union sacrée », Martinet, non mobilisable du fait d’une induration des poumons, se déclare pacifiste opposant à la sale guerre. Fidèle à l’internationalisme prolétarien, il écrit pour le dire là où il peut, dans les petits journaux du refus, organes syndicalistes le plus souvent, et dans sa correspondance avec quelques amis – Romain Rolland, notamment, avec qui le désaccord viendra plus tard. En 1917 paraît à Genève Les Temps maudits, « chants d’espoirs désespérés », une suite de poèmes lyriques de douleur et de colère qui connaîtront, grâce à son réseau militant, un beau succès de diffusion clandestine en terre de France et demeure son livre le plus connu [2]. La guerre finie, sa trajectoire est la même que celle de ses camarades syndicalistes révolutionnaires ralliés pour très peu de temps au communisme à la faveur de la révolution russe. Durant trois ans (1921-1923), il s’occupe, avec des hauts et des bas, des pages littéraires de L’Humanité. En 1925, la rupture est consommée. L’autonomie prolétarienne reprend alors ses droits au rang de priorité. Elle s’exprimera, notamment, et avec constance, dans les colonnes de La Révolution prolétarienne qui regroupe un « noyau » – dont Pierre Monatte (1881-1960), Alfred Rosmer (1877-1964), Robert Louzon (1882-1976) seront, entre autres, les inspirateurs – et sera sous-titrée, cinq ans durant, « revue syndicaliste communiste » avant de devenir pour toujours « revue syndicaliste révolutionnaire » [3]. Martinet sera de l’aventure, qu’il voit comme une continuité logique de La Vie ouvrière des années d’avant-guerre.

Pour le reste, l’autonomie est, pour Martinet, autre chose qu’une nécessaire perspective de classe. Fragile, il en fait une manière de vivre obligée pour résister aux morsures de la maladie qui ne le lâchera plus : le diabète. Son front est celui de l’écriture, de l’expression, du combat intellectuel. Pour la « culture prolétarienne », pour le « refus de parvenir », pour arracher Victor Serge aux griffes de l’État stalinien, contre le colonialisme français en Indochine, contre les procès de Moscou, contre le sort réservé aux réfugiés espagnols de la grande défaite de 1939, sa plume est toujours là, disponible, ample, affutée, habile à dénoncer le mauvais sort qui accable les êtres qui résistent aux circonstances de l’oppression, d’où qu’elle vienne.

Mais il y a davantage chez Martinet, une particulière capacité à penser ce qui, de manière intangible et répétée, se joue sous une poussée obscure qui conduit aux temps maudits. Sur ce plan, Le Chef contre l’homme est très révélateur de sa manière, lucide, de chercher à comprendre pourquoi et comment l’Histoire est une machine à recycler l’infamie. Ce dont il est question ici, c’est, au-delà d’un contexte – celui de février 1934 et de la montée en puissance du fascisme à la française – le dispositif de mécanismes qui conduisent, de conjonction en conjoncture, à la massification du ressentiment. Et plus encore à légitimer les ressorts de son expression primaire. Penser cela n’est pas une mince affaire, nous en savons quelque chose, mais le penser sans perdre ses nerfs relève de la performance. Et c’est, pour moi, ce qui fait la force évocatrice de ce texte qui débute par une phrase de Clara Zetkin prononcée en 1923 : « Nous ne devons pas oublier que le fascisme est le mouvement des éléments sociaux déçus et privés de moyens d’existence. » Et Martinet de préciser : « Ces hommes sont des hommes désespérés, descendus au dernier stade du désespoir ; des hommes qui n’ont jamais eu d’idéologie ou qui ont été déçus par les idéologies auxquelles ils se sont arrêtés un instant et qui les ont rejetées ; des hommes qui ont perdu […] toutes raisons de vivre […]. Et cependant ces hommes parce qu’ils sont des hommes, ces hommes vaincus voudraient encore continuer à subsister, à espérer même. »

Tributaire des catégories marxistes de son temps – insuffisamment éclairantes sur le fascisme, on le sait aujourd’hui –, l’analyse de Martinet les restitue mais corrigées de quelques à-peu-près interprétatifs. Ainsi la théorie selon laquelle le fascisme relèverait d’un processus d’unification, sur la base du ressenti de « leur misère, présente ou prochaine », d’une petite bourgeoisie et d’un lumpenprolétariat « momentanément parqués dans le même enclos et collés l’un à l’autre » par « une furieuse joie de vengeance (qui leur paraît la justice même) », s’accompagne, sous sa plume, d’une constante mise en perspective du substrat psychologique – fondamentalement autoritaire – de cette quête mortifère d’un « chef ». Au point qu’on puisse établir des parallèles fascinants entre les intuitions de Martinet et les analyses d’Erich Fromm et du Wilhelm Reich de la Psychologie de masse du fascisme [4], produites à la même époque (années 1930), mais dont on doute que l’auteur du Chef contre l’homme ait eu connaissance.


On ne saurait dire, comme le prétend Philippe Geneste en seconde partie d’ouvrage – « Le refus de la hiérarchie » –, qu’il existerait « une actualité de ce texte », autrement dit que l’analyse de Marcel Martinet ferait écho, par ricochet, à notre lourd présent. On serait plutôt partisan de le prendre pour ce qu’il est : une fine contribution à la compréhension du sien, ce qui, avouons-le, n’est déjà pas si mal en regard de la pauvreté du nôtre en matière d’analyse critique. Bien sûr, Geneste prend le soin de préciser qu’il ne corrèle pas davantage deux situations socio-historiques aussi différentes que le fascisme « en chemise brune et noire » de l’époque de Martinet et celui « pris dans un sens élargi » qui couverait sous la cendre de nos contemporaines défaites.

Reste que sa contribution laisse apparaître des « indices de fascisation du régime politique » que nous subissons et que les preuves qu’ils nous en donnent – « réduction des libertés », « mesures d’exception pérennisées », « lois répressives accumulées », violences policières massives contre ceux qui s’y opposent – attestent, de facto, d’une incontestable dérive autoritaire du « macronisme », qui demeurera modélique de cette inflexion illibérale institutionnelle du déjà dévastateur en soi néo-libéralisme économique. Autrement dit, cette chiourme du profit pour le profit maximal aura confirmé qu’on n’est jamais Chicago Boy innocemment, ce qu’on savait d’ailleurs depuis Pinochet. Son seul apport à l’histoire réside là, et c’est précisément en cela que le jupitérien projet de la Macronie conduisit à éborgner celles et ceux qui, d’en bas, de très bas, sans autre force que celle que leur donna la coalition de leurs misères colériques, éclairèrent le vrai visage du janusien Jupiter : son mensonge est la vérité même.

Comme l’atteste Geneste, l’obéissance au système est une « prescription » qui finit par devenir « obligation intérieure ». C’est même là sa principale force, pourrait-on ajouter : organiser la soumission par consensus. Ce qui remonte pourtant – et à l’évidence – de nos révoltes contemporaines, qui ne sont plus strictement de classe, c’est le dissensus exprimé par une série de soulèvements fondés sur des résistances têtues et variées à l’ordre mortifère d’un néo-libéralisme autoritaire en crise structurelle prolongée. L’actuel mouvement de refus de la contre-réforme des retraites apparaît ainsi, selon les angles d’observation choisis, révélatrice d’un double mouvement : d’un côté, il est pris en main par une chefferie de bureaucrates aux profils divers, mais unis dans une même stratégie de contrôle ; de l’autre, il rêve, sur ses marges les plus actives, de la destituer par dépassement. « Le chef, note opportunément Geneste, résulte des actions contraintes et du cadre contraignant des actions. Mais, produit d’une mise en relation, il est aussi destituable par une autre forme de mise en relation des êtres sociaux jusque-là soumis. D’où la lutte possible pour s’en libérer, mais possible à condition de ne pas omettre la cible première qui est l’éradication du hiérarchisme : passer du chef contre l’homme à la réalisation de l’homme libéré du chef, libéré des chefs. » Au fond, deux exemples récents illustrent parfaitement cette démarche d’auto-émancipation : d’un côté, l’apparition, puis la structuration des « cortèges de tête » qui, devançant les défilés traîne-savates, leur impriment – avec plus ou moins d’intelligence stratégique, c’est vrai ! – une dynamique de combat ; de l’autre, le soulèvement des Gilets jaunes qui, en remettant l’ardeur au combat au premier plan de leurs subjectivités et en refusant obstinément de se soumettre à tout représentant auto-désigné, ont durablement changé, y compris dans les bases syndicales, la perception tactique de l’affrontement à venir avec l’État et les patrons.

Dans cette configuration où tout laisse à penser que la crise du capitalisme à son stade néo-libéral autoritaire avancé n’est sûrement pas provisoire et qu’elle prendra, comme on le constate déjà, de multiples formes, le « fascisme pris dans un sens élargi » pourrait lui apparaître comme une porte de sortie ouvrant sur le néant, mais lui garantissant ses droits de préemption.


Ce beau travail d’édition se clôt sur deux poèmes et une minutieuse biographie de Marcel Martinet – élaborée par Philippe Geneste – dont nous retenons cette phrase de l’auteur de L’Homme contre le chef, écrite en 1939 : « Les politiciens putassiers qui font de l’antifascisme à base de mépris de l’homme sont des ombres grotesques des fascistes. Mais contre les uns et contre les autres, il faudra bien qu’on refasse une humanité. »

Nous en sommes toujours là. Et il y a urgence.

Freddy GOMEZ


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