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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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Anarchisme, philosophie et confusion
Article mis en ligne le 30 janvier 2023

par F.G.


■ Catherine MALABOU
AU VOLEUR !
ANARCHISME ET PHILOSOPHIE

Presses universitaires de France, 2022, 406 p.



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Catherine Malabou part des prémisses que la revendication d’anarchie comme configurant politique assumé par le mouvement anarchiste aurait si vivement piqué au vif un certain nombre de philosophes du politique qu’elle les aurait conduits, dans le cadre de leurs recherches et réflexions, à creuser, voire triturer, ce que, bien pensé, ce concept pouvait signifier pour eux. Pour ce faire, en repensant son étymologie et en revisitant son acception dans la pensée politique pré-anarchiste la plus ancienne – celle d’Aristote – jusqu’à Heidegger, ils auraient pour partie erré dans une perspective jugée vierge, cet espace sans gouvernement ni pouvoir qui serait l’anarchie d’avant les anarchistes.

En introduction d’ouvrage, l’auteure dresse un « tour d’horizon » qui lui permet de situer son propos. Ainsi, l’état de déréliction qui caractérise le monde actuel est qualifié par elle d’anarchie. Le mouvement de pensée qui relève de son opposé est désigné, par elle, sous le vocable d’anarchisme. D’un côté, on assisterait à un effondrement en cours d’une forme économique ; de l’autre à une configuration résistante. On constatera, en poursuivant la lecture de son ouvrage, que l’auteure tente une incursion plus approfondie dans ce que l’on entend classiquement par anarchie et anarchisme, mais sans se départir jamais tout à fait de cette confusion initiale entre le sens commun – et vulgaire – du mot anarchie comme désordre que les réactionnaires de tout poil lui ont toujours donné et le mot anarchie au sens des anarchistes qui, eux, ne voient pas d’ambivalence entre ce qui fonde leur pensée – l’anarchie comme perspective – et leur action – l’anarchisme comme forme et moyen de lutte. À vrai dire, cette entrée en matière instaure un authentique malaise dont on comprendra, au fil des pages, sans qu’il se dissipe, que le fait que l’auteure fût une ancienne marxiste, d’une part, élève puis proche du philosophe Jacques Derrida, d’autre part, y est sans doute pour beaucoup.

D’entrée de jeu, donc, Catherine Malabou différencie ce qu’elle nomme un « anarchisme de fait » et un « anarchisme d’éveil ». Le premier, serait, pour faire simple, lié à la logique du capitalisme à son stade actuel de développement ; le second à ce qui lui résisterait, le mouvement anarchiste. Le mirage est ici absolu. Il n’y a aucun anarchisme dans le capitalisme, ni « de fait » ni d’intention, sauf à emprunter à la pensée illibérale américaine, qui est pour nous source d’extrême confusion. Ce sont des auteurs d’extrême droite qui se sont appropriés sciemment les concepts d’anarchie et d’anarchisme pour les détourner en « libertarianisme », « anarcho-capitalisme », « anarchisme de droite, d’extrême droite » – Trump anarcho-président ! –, toutes choses fondamentalement étrangères et hostiles à la pensée anarchiste classique. C’est donc là une réserve liminaire de méthode que l’on adressera à l’auteure : on ne reprend pas à son compte des travestissements conceptuels fabriqués outre-Atlantique sans risquer d’obscurcir son projet ou, pour le moins, de rendre confuses ses intentions.

Ce que, par ailleurs, en opposition à cet étrange « anarchisme de fait », l’auteure qualifie d’ « anarchisme d’éveil » – un éveil déjà vieux de deux siècles, tout de même, au long cours par conséquent ! –, Catherine Malabou le date curieusement du mouvement altermondialiste. Or ce mouvement n’était pas un mouvement anarchiste. Il avait son identité et ses pratiques propres. Pour le cas, il n’y a pas d’« anarchisme d’éveil », mais un éveil de conscience né d’un mouvement de protestation. À moins de considérer que les anarchistes seraient des prophètes ou des éclaireurs de conscience et qu’ils en auraient tiré les fils.


L’auteure considère que, se déclarant anarchiste, Proudhon aurait été à l’origine d’une sorte de rupture épistémologique dans l’univers conceptuel politique en forgeant un néologisme. Elle rappelle que le mot anarchie était utilisé bien avant Proudhon dans son sens devenu de nos jours typiquement réactionnaire. Ainsi trouve-t-on chez Diderot, à l’entrée « Anarchie (politique) » de son dictionnaire, une définition de l’anarchie sous l’Ancien Régime libellée comme suit : « désordre dans un État, qui consiste en ce que personne n’y a assez d’autorité pour commander et faire respecter les lois et que par conséquent le peuple se conduit comme il veut, sans subordination et sans police. Ce mot est composé de A privatif et d’arkhè : commandement. On peut assurer que tout gouvernement en général tend au despotisme ou à l’anarchie » (Encyclopédie, tome II, p. 504).

Dans Au voleur !, l’anarchisme reste ce qu’on entend de lui au sens classique : un mouvement politique dont il n’est, par ailleurs, aucunement question dans ce livre. Quant à l’anarchie, le concept se prêterait, selon elle, à des appropriations tous azimuts – telles celles qui ont donné naissance, comme nous l’avons déjà évoqué, à des notions aussi diamétralement opposées à sa substance que celle d’ « anarcho-capitalisme », en vogue aux États-Unis, ou aux nombreuses interprétations philosophiques que l’auteure tente, dans son livre, de déchiffrer. Ce qu’elle considère comme un vol, c’est que lesdits auteurs n’aient jamais reconnu leur dette supposée envers l’anarchie – un terme vague, ici, sinon fourre-tout.

Particulièrement significatif est, à cet égard, le chapitre consacré au livre de Reiner Schürmann Le Principe d’anarchie : Heidegger et la question de l’agir (1982). Connecter Heidegger, ce penseur nazi, à l’anarchie peut relever de l’insulte, mais nul n’est propriétaire du mot anarchie. C’est ainsi qu’il est décliné en mille versions, notamment quand elles dénaturent, obstruent ou obturent le sens politique traditionnel que lui confère l’anarchisme. Dans ce texte présenté par Catherine Malabou, Schürmann se fait, lui, plus royaliste que le roi puisqu’il s’agit, à ses yeux, d’instituer le principe d’anarchie dans une métaphysique si absolue qu’il soit « impossible de se dire anarchiste ».

Toute autre est la problématique d’Emmanuel Levinas, qui fait l’objet du chapitre suivant. Et pour cause : au centre de la philosophie de Levinas, il y a l’éthique, thématique qui est axiale dans l’anarchisme. Quoique le philosophe prenne garde de se démarquer de l’anarchisme au sens de mouvement politique, en écrivant an-archie avec un trait d’union, il ne s’y oppose pas. Au contraire, libre à nous, ses lecteurs, d’opérer le lien causal – au-delà du philosophe lui-même – entre éthique et anarchie sans trait d’union. Ce qui éloigne Levinas de l’anarchisme politique, c’est l’État – qui signe, pour lui, une sorte de condition irréfragable de la vie en commun.

Inévitable était, pour cette fidèle disciple que fut – et demeure – Catherine Malabou, d’accorder une part de son livre aux réflexions qu’inspirèrent l’anarchie à Jacques Derrida. Toutefois, le chapitre qui lui est consacré n’apporte pas grand-chose à son étude générale. Il est vrai que, d’une part, Derrida fut peu porté vers ces confins de la pensée politique et que, de l’autre, il partait, pour aborder cette thématique, d’un postulat tronqué, à savoir que l’anarchisme se préoccuperait davantage de l’absence de gouvernement que de la question du pouvoir. La place pour le moins exagérée que l’auteure accorde à Derrida est pour nous l’occasion d’évoquer une étonnante part manquante de ce livre : celle de Nathalie Zaltzman, qui, elle, a beaucoup apporté à la compréhension de ce qui fait la spécificité libertaire en élaborant notamment le concept de « pulsion anarchiste » [1]. Cette pulsion est à entendre dans son entièreté psychanalytique. Elle est en quelque sorte un dérivé de la pulsion de mort, mais qui la dépasse : la « pulsion anarchiste », par les fréquentations limites – borderline, dirait-on – qu’elle peut induire, est pulsion de survie ; elle vise à dépasser l’anéantissement dans la pulsion de mort. Écho au célèbre adage bakouninien : « La passion de la destruction est une passion créatrice. » Chez Nathalie Zaltzman il y a bien, insistons, contribution à la pensée anarchiste et pas seulement broderie autour d’un mot sulfureux pour mieux le défigurer, comme chez certains des philosophes ici examinés.

Quant à Michel Foucault, étudié dans le chapitre suivant – intitulé « L’anarchéologie » –, nous renvoyons le lecteur désireux d’en savoir plus aux livres de Tomás Ibáñez [2] pour qui Foucault est l’alpha et l’oméga du post-anarchisme. Disons que, toute dédiée aux questions de domination sous ses diverses formes, l’œuvre de Foucault a indéniablement à voir avec les problématiques de l’anarchisme. Ce qui ne transforme pas son auteur en anarchiste, loin s’en faut, filiation que Foucault lui-même récusa explicitement.

Dans « L’anarchie profanatrice », chapitre consacré à Giorgio Agamben, l’auteure explore la pensée de cet auteur qu’on connaît pour ses liens avec Tiqqun, revue fondée en 1999 pour « recréer les conditions d’une autre communauté » [3]. Là encore il s’agirait, si l’on suit la lecture de ce philosophe que propose l’auteure, d’interroger la capacité « profanatrice » de l’anarchie pour en dévoiler les insuffisances. C’est-à-dire qu’Agamben nous promène parmi les concepts élémentaires du politique et du social, tels que magistralement présentés par Émile Benveniste dans le Vocabulaire des institutions indo-européennes [4] (qu’il ne cite pas) – qu’est-ce que le sacré ? (et son corollaire : qu’est-ce qu’une profanation ?), qu’est-ce que régner, gouverner, instituer, commander ?, etc. – pour révéler, au nom de l’anarchie, les insuffisances transgressives supposées de l‘anarchisme. Une anarchie qui porterait le sacrilège bien au-delà de toute humanité, dans une profanation que l’ordinaire politique ne saurait atteindre. À cet égard, l’on se doit de souligner que la critique portée par Agamben contre Georges Bataille, ce grand blasphémateur, dans La Part maudite, ne semble pas pertinente. Et de même, son jugement sur l’impuissance supposée de l’anarchisme à s’accorder avec sa prétention transgressive n’est pas convaincant. Une fois encore, il s’agit pour tout dire, dans son cas, de s’emparer d’un mot magique (anarchie) pour le retourner contre ses thuriféraires. À croire que le « préjugé gouvernemental » et son corollaire – le marxisme – ne se dissolvent pas dans la philosophie. Telle est sûrement la grande leçon que le livre de Catherine Malabou nous délivre.

Par bonheur, il se clôt sur une lecture de Jacques Rancière, que nous avons, de longue date, l’habitude de considérer comme un penseur sérieux. Sur lui, l’auteure est nette : « Il est le seul philosophe contemporain à reformuler clairement l’idée-force de l’anarchisme. » Sur ce point, cela dit, il convient de préciser que Catherine Malabou entend par-là le « philosophe contemporain de métier », ce qui exclut de son champ ceux qui, dans la sphère militante anarchiste, reformulent depuis longtemps les contours d’un anarchisme pour les temps présents – et cela, même sans appartenir au corps des philosophes de l’Alma Mater [5]. Quant à Rancière, qui certes apporte une pierre appréciable au domaine de la pensée anarchiste, il convient de rappeler que, bien qu’ayant rompu tôt avec Althusser, il n’a jamais cessé de revendiquer cette filiation et l’importance qu’eut cette rencontre intellectuelle dans ses années de formation [6] – ce qui ne le prédisposait d’emblée pas à vrai dire à montrer de l’intérêt pour l’anti-autoritarisme du mouvement libertaire.


« En dissociant anarchie et anarchisme, écrit l’auteure en conclusion d’ouvrage, la critique philosophique de la domination a involontairement ouvert l’espace d’une complicité entre conceptualisation et répression. […] Cette complicité a révélé du même coup l’ampleur de l’inféodation philosophique à la logique de gouvernement » (p. 384). Tel est, en effet, le sentiment que ressent le lecteur dès les premières pages de ce livre. En contournant la possibilité d’une absence de gouvernement, ces philosophes l’ont déniée, voire dénoncée comme impossible, ce en quoi ils n’ont manifesté que leur propre aveuglement. La synthèse finale proposée par Catherine Malabou serait la partie la plus consistante de son livre si elle ne revenait pas à ce curieux penchant qu’elle manifeste pour des notions anglo-saxonnes qui consistent à mélanger anarchisme avec extrême droite dans des termes tels que « uberisation, cyber-anarchisme, dérégulation et anarchisme » en avouant elle-même explicitement qu’elle ne perçoit pas de distinguo dans ce qu’elle nomme une « hégémonie anarchiste ». Cette proposition ne laisse pas d’intriguer des anarchistes accoutumés à se penser dans des espaces discrets et étroits, minoritaires et minuscules. « Hégémoniques » ? C’est que Malabou confond obstinément libertarianisme avec anarchisme, ce qui conduit inexorablement à la terrible impasse qu’elle souligne. Le tableau qu’elle perçoit de l’illibéralisme actuel du capitalisme financier, avec son cortège de séparations et de morcellements à outrance du vivant et des vivants, c’est cela qu’elle nomme « hégémonie anarchiste ». Nous sommes là très loin des « temps d’harmonie » que rêvaient les anarchistes du passé.

Claire AUZIAS


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