A Contretemps, Bulletin bibliographique
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Salut aux Gilets jaunes !
Article mis en ligne le 9 janvier 2023
dernière modification le 8 janvier 2023

par F.G.


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Ce fut, dans le ciel de la médiocrité, un coup de tonnerre que l’émergence en France des Gilets jaunes. Leur présence catalysait obscurément une force insurrectionnelle qui s’éveillait partout dans le monde. L’ironie de l’histoire voulut qu’ils fissent leur apparition dans un pays où l’abjection et la sottise occultaient les Lumières de jadis.

La paradoxale alliance d’une volonté pacifique et d’une détermination sans faille plongea dans la peur et l’hébétude une gouvernance qui somnolait en faisant confiance au décervelage mercantile des foules. La médiocrité des chefs d’État, des notables, des élites passait à ce point pour exemplaire que le char de l’État n’avait plus, selon la plaisante expression de monsieur Prudhomme, qu’à « naviguer sur un volcan ».

De la droite à la gauche, un mépris unanime accueillit les Gilets jaunes. Qui étaient ces intrus redécouvrant soudain l’inspiration de la Commune de Paris, la joie de Mai 1968, la tranquille assurance des zapatistes, alors que beaucoup n’en avaient qu’une connaissance rudimentaire ? Ce fut un beau moment d’hilarité que d’entendre la coterie intellectuelle et les experts en pensée critique traiter d’abrutis des êtres qui découvraient en eux et entre eux, la présence d’une vie dont les nécessités quotidiennes les tenaient – et continuent de nous tenir – cruellement éloignés. Cette pulsion vitale, ils en propagèrent spontanément la conscience pratique, ludique, poétique.

Les Gilets jaunes n’appartiennent ni à la plèbe ni au prolétariat. Pour l’État et le conservatisme, ce sont des trublions à passer par les armes. Le populisme fascisant croyait pouvoir les dévorer. Il s’en est étouffé à la première bouchée. Le gauchisme les aurait volontiers affublés de la vieille défroque prolétarienne si l’appareil syndical et politique, empressé d’offrir sa tutelle, ne s’était pas heurté de la part des insurgées et des insurgés à une fin de non-recevoir.

Leur auto-organisation informelle repose sur quelques principes sommaires et radicaux : pas de chefs, pas d’appareil politico-syndical, pas de représentants autoproclamés, priorité absolue à l’être humain. Aucun mouvement insurrectionnel n’a marqué aussi résolument, dès le départ, sa volonté d’un monde nouveau en rupture absolue avec nos sociétés de prédation, de pouvoir, de sacrifice, d’esprit militaire.

La secousse sismique qui ébranle la société planétaire ne se réduit ni à une émeute, ni à une révolte, ni à une révolution. Elle marque le sursaut d’une vie que la civilisation du Profit a condamné à dépérir. Elle brise le carcan d’une léthargie millénaire. Sa conscience n’est pas née, comme au XVIIIe siècle, de la lucidité de brillants penseurs. C’est une parole anonyme, balbutiante. Elle est encore sous le trouble apeuré d’avoir osé l’impossible. Mais sa présence est là, elle se passe de mots parce qu’elle pressent que les mots eux aussi doivent renaître. Du Chiapas à l’Iran, une poésie de la subversion sociale pousse vers les rivages les plus disparates ses vagues frêles, éphémères et incroyablement irrésistibles.

Les prétextes invoqués, au premier abord, paraissaient futiles : taxe, ticket de métro, mépris étatique. Nombre d’entre eux se cantonnent encore à des revendications de survie. Mais personne ne s’y trompe. Il y a, là-dessous, quelque chose de plus profond. La joie qui fait danser les ronds-points, les rues et les cœurs émane d’une volonté de vivre libre. Aucune revendication sociale n’a jamais fait montre d’une telle persévérance, avec une aussi tranquille détermination. Tout indique qu’il y a là un phénomène qui dépasse les initiateurs du mouvement, parce que – ils le comprendront tôt ou tard – ce dépassement, ils le portent en eux.

Il ne faut pas être grand clerc pour repérer au sein des Gilets jaunes l’un ou l’autre raciste, antisémite, homophobe, misogyne, rétro-fasciste, rétro-bolchevik, psychopathe, demeuré mental. La foule traditionnelle a toujours privilégié l’individualisme aux dépens de l’individu, elle excelle à faire primer sur l’intelligence du vivant l’agressivité des émotions refoulées. Or, ce qu’a promu dès le départ le mouvement des Gilets jaunes, c’est un sens humain qui exclut le réflexe prédateur et garantit la prédominance de l’entraide et de l’autonomie individuelle. Même si ce mouvement disparaît, il aura propagé partout les germes d’une insurrection de la vie quotidienne et d’un printemps qui « fleurit en toute saison ».

Enclin de longue date à mépriser les drapeaux, j’ai réalisé que les emblèmes de la France, brandis par les Gilets jaunes, ne se déployaient pas au vent nauséabond du nationalisme mais claquaient au souffle de la Révolution française, porteur de nos révolutions présentes et à venir. Deux siècles de chauvinisme nous ont ôté de la mémoire qu’en dépit de sa grandiloquence sanguinaire La Marseillaise fut le chant inaugural des soulèvements qui, du XIXe et XXe siècle, ébranlèrent le monde.

La poésie ne tombe pas du ciel, elle naît dans les bas-fonds de l’existence. Aucune mesure, aucun calcul ne déterminent l’intensité de ce qui se propage par résonances plutôt que par mots d’ordre. Débarrassée des tribuns, des manipulateurs, des intellectuels fiers de l’être, la rébellion du vivant fraie spontanément les voies d’une liberté authentiquement vécue.

La bêtise est contagieuse, l’intelligence est empathique. Quelques germes de radicalité sont de nature à fertiliser les terres les plus stériles. La qualité l’emporte toujours sur la quantité. Ne vous inquiétez pas du nombre ! La civilisation du chiffre, c’est fini ! Laissez les tenants du désespoir agressif vous traiter de chimériques. Ils sont de l’engeance qui décrète, depuis des siècles, que la vie aveugle et que la mort rend lucide.

C’est au départ de petites entités locales que prend son sens la lutte pour la qualité de la vie et l’élimination des nuisances. Coupé de ses racines vivantes, le projet d’émancipation humaine n’est qu’une abstraction. La conscience du vivant, c’est notre radicalité. Elle est imprescriptible.

Raoul VANEIGEM


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