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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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Voyage en outre-famille
Article mis en ligne le 26 décembre 2022
dernière modification le 10 janvier 2023

par F.G.


■ Lola MIESSEROFF
DAVAÏ !
Une lignée d’insoumises russes, juives et apatrides

Libertalia, 2022, 176 p.



Texte en PDF

Avant d’entrer en matière, un préalable s’impose. J’ai toujours du mal avec les histoires de famille. C’est comme si j’avais peur de déranger. Je m’y sens de trop. C’est que j’ai, je l’avoue, un rapport un peu étrange à la famille, celui d’un en-dehors volontaire. Je déteste tout ce qui relève des festivités obligatoires qui demeurent, pour moi, autant d’occasions de réamorcer les névroses assoupies des familles qu’un rien suffit à réveiller. Je fuis les obligations qu’elles créent. Je suis de celles et ceux, finalement très minoritaires, qui pensent que les familles choisies, quitte à les quitter quand elles commencent à peser, sont infiniment moins régressives que les vraies, celles qui font « livret familial ». De même, je ne manifeste aucun attrait pour la généalogie, le roman des origines, la quête des racines – qui tirent toujours, à mes yeux, vers le bas. Enfin, entrer dans une saga familiale m’est quasiment impossible. Je m’y sens vite largué tant il m’en coûte de me repérer dans les méandres des histoires privées et des personnages qui s’y agitent. C’est sûr, il doit y avoir, chez moi, une forte résistance à tout ce qui touche à la si bien nommée « cellule » familiale. Il fallait que cela fût dit pour passer à la suite.

J’avoue donc que ce Davaï ! m’a fait peur, et ce d’autant qu’il s’ouvre sur une représentation graphique à vingt-six cases de la famille Mordoukhovitch, celle de Lola Miesseroff, l’auteure, complétée, est-il annoncé en bas à droite, d’une « liste alphabétique des principaux personnages en fin de volume ». Du dur, en somme, du sérieux, de quoi ressentir en vrai et d’un seul coup d’œil, le poids des familles. Normalement, confronté à une telle épreuve visuelle, je referme aussitôt l’ouvrage et je passe au suivant de la pile. Ce qui m’a retenu, c’est que je connais Lola, que j’ai lu ses précédents ouvrages [1] et que je sais que la pesanteur n’est pas son truc. L’atteste, entre autres, sa très belle postface – « Mon père, ce héros… » – au livre de mémoire du maquisard Oxent Miesseroff [2], son père, alias Matteï dans la Résistance et Aliocha pour ses amis. Rien ne justifiait donc que je déserte la tâche. Et je n’ai pas regretté un seul instant ma décision.


On n’entrera pas ici dans le détail, souvent truculent, des destinées de la longue lignée familiale de l’auteure, car il y faudrait des dons de synthèse dont je ne suis pas sûr d’être doté. Reporte-toi donc au livre, lectrice-lecteur, c’est un conseil d’ami. Tu y apprendras, par exemple, comment une « famille passe de l’état civil à des états bien incivils », comment on peut avoir eu pour délicat baby-sitter un futur gardien de fauves du cirque Bouglione, comment on peut divorcer pour « détournement d’affection », comment on peut être juif, « certes oui, mais pas tant que ça », comment on peut être baptisé dans le rite chrétien orthodoxe en étant fille d’un père « farouchement athée » et d’une mère sans foi ni culte, comment une velléité sioniste peut achopper sur un « petit obstacle », comment et pourquoi – toutes générations confondues – les femmes de la saga furent aussi souvent « mauvaises ménagères » que « cheffes de tribu », « matrones bienveillantes », « mères nourricières », « prêtresses de cultes païens » et femmes résolument, radicalement « libres de leur cœur et de leur corps », comment, enfin, la cousine Katia – sans qui « ce livre ne serait même pas la moitié de ce qu’il est », est-il précisé en dédicace – se maria en robe de dentelle noire avec un Michel dont elle était enceinte et qui avait le double de son âge, raison sans doute pour laquelle sa mère l’appelait « le diable » et sa cousine Nina « le faune ».


Lola Miesseroff, que je sais dure à cuire mais âme tendre, ne m’en voudra pas, je l’espère, si j’écris que ce Davaï ! m’apparaît d’abord comme un cri d’amour à Génia, sa mère, et à Oxent (Aliocha), son père. Génia, de son vrai nom Eugénie, quitte sa terre natale – la Russie – lorsqu’elle a sept ans. Aliocha, lui, né dans une famille bourgeoise d’origine arménienne et tatare, profite de l’occasion qui lui est offerte de poursuivre ses études à l’étranger pour fuir définitivement l’Union soviétique à dix-sept ans. Sans regrets ni remords. Génia arrive à Paris à l’âge de douze ans, en 1925, et vit dans un hôtel miteux de la rue du Théâtre (15e arrondissement) avec sa mère et son beau-père. Quatre ans plus tard, trop indocile, elle se fait virer, pour son plus grand bonheur, d’une pension religieuse de Bourges, apprend par elle-même la dactylographie chez un fabricant de machines à écrire et trouve vite un emploi. Aliocha, au même moment, étudie l’électrochimie à l’université de Liège, puis de Grenoble, mais, les subsides de sa famille venant à manquer, ne termine pas son cursus. Après divers « petits » boulots, dont celui de mineur de fond tout de même, il trouve à s’employer à Lyon comme chimiste dans l’industrie du textile. Le soir, dit-on, il joue du piano et chante dans des cabarets russes. Génia, elle, se marie à dix-huit ans à la mairie du 15e arrondissement avec Ilya Bobovitch, un garçon de son âge, en s’abstenant de passer à l’église ou la synagogue. Pas d’importance pour le jeune couple qui fréquente le Montparno des artistes russes où Valia, la sœur aînée de Génia, qui vit avec Jacques Shapiro, un peintre de La Ruche, fréquente quelques rapins plutôt fauchés mais qui finiront par sortir de la mouise : Soutine, Modigliani, Chagall, Brancusi, Marie Laurencin et bien d’autres. La vie de bohème, en somme, avec ses charmes et ses rêves, mais qui n’empêche pas l’autre vie de pointer son sale nez : enceinte d’Ilya, Génia est contrainte d’avorter parce qu’Ilya ne se sent pas la fibre paternelle. Le couple n’y résiste pas ; Génia quitte Ilya, mais sans divorce. Procédure trop compliquée et trop chère pour eux. Ils resteront mari et femme pendant plus de vingt ans avec tous les ennuis afférents à cette drôle de situation. Exemple : Génia, qui tombe amoureuse d’un certain Rogovine, est mère, en 1934, d’un petit Boba qu’elle ne peut pas reconnaître faute de n’avoir pas divorcé d’Ilya. Le père le déclarera de mère inconnue. Quand le couple, vite, se sépare à la suite d’une tromperie de Rogovine, Génia récupère de force l’enfant et, aidée de sa mère, l’élève seule.


La guerre a, si l’on peut dire, cet « avantage » de remettre les pendules du nécessaire à l’heure des temps maudits qu’elle inaugure. Pour Aliocha-Matteï, c’est l’heure du choix, et il est cornélien. Ayant cru un temps, fort court au demeurant et comme nombre de ses compatriotes, que l’Allemagne pourrait enfin débarrasser la Russie de Staline, il s’engage dans un maquis FFI – pas question de risquer une balle dans le dos chez les « cocos » des FTP – actif dans la vallée de l’Asse, à une trentaine de kilomètres de Dignes (Alpes-de-Haute-Provence). Pour Génia, qui ne s’était jamais « sentie particulièrement juive », c’est l’heure de l’évidence : pour les nazis et les collabos, ils le sont indubitablement, elle et son Boba qui, première humiliation, n’a pas droit, parce que « non-français », à un masque à gaz comme ses copains. Le reste n’allait pas tarder, à commencer par le recensement des juifs et le port de l’étoile jaune. Dès lors, pour éviter tout ennui à son fils, Génia demande à Valia, sa sœur aînée non mariée, celle de la bande des Montparnos, de se déclarer comme étant sa mère à la mairie. Ainsi, son fils, d’un coup, devient légalement son neveu. « Et voilà pourquoi, écrit Lola Miesseroff, mon frère n’est pas mon frère. » Pour le reste, la ruse et la fuite restant les valeurs les plus sûres quand l’étau se resserre, les deux frangines ne se recensent pas, ne portent pas l’étoile jaune et décident de passer en zone nono pour rejoindre Jouka, leur tante paternelle, à Marseille, ville non pas libre mais pour l’heure respirable.

C’est précisément dans Marseille libérée que le maquisard médaillé Matteï – redevenu Aliocha pour les amis et Oxent pour l’état civil – rencontrera Génia. Le reste est attendu. Ils s’aimeront, ils auront une petite Hélène qu’on ne tarda pas à appeler Lola déclarée sous le nom de jeune fille de sa mère et celui de son père. Pour le meilleur et pour le pire, au vu de l’affection complice qu’ils se portèrent et du temps qu’il fallut à cette fille d’apatrides aux identités trop compliquées pour devenir française : vingt ans !


Au point où j’en suis de cette recension, je pense à tout ce que je vais laisser de côté. C’était joué d’avance, d’ailleurs, tant ce Davaï ! – qui ne fait que 176 pages au format de poche – déborde de souvenirs, d’anecdotes, d’informations, d’analyses et de points de vue sur cette « outre-famille » où Lola Miesseroff se sent aussi à l’aise que dans cette « outre-gauche » anti-autoritaire, conseilliste et libertaire qu’elle a décrite dans un précédent ouvrage qui fourmille de témoignages finalement assez rares sur cette petite galaxie que représente une certaine tradition révolutionnaire anti-léniniste toujours vivace. Dans l’un et l’autre livres, Voyage en outre-gauche et Davaï ! – mais également dans Fille à pédés –, l’auteure démontre la même capacité à aller à l’essentiel sans s’étaler et sans jamais faire abstraction de sa subjectivité. Courts, denses et nerveux, ses récits sont aussi reconnaissables que décoiffants. C’est même en cela qu’ils font style.

À la lire, on comprend, et ce dès les premières pages de son opus, ce que Lola doit à Génia, à Aliocha et plus largement à sa « tribu » : un certain rapport à la vie, à la liberté, à l’insoumission, un refus des identités fixes en toutes matières, l’idée que les prolétaires n’ont pas de patrie et la conviction que l’on vit mieux sans dieu ni maître qu’avec. « Tandis que mon père, écrit-elle, a délibérément tout fait pour que mon éducation ne ressemblât pas à celle qu’il avait reçue, chez ma mère l’enseignement et l’exercice de la liberté étaient comme naturels. » Père et mère, il est vrai, semblaient venir d’une autre galaxie où l’anarchisme individualiste d’E. Armand faisait fonction de phare en toutes choses : « nudisme révolutionnaire », « philanthropie amoureuse », « amour plural ». Les règles du père Armand, ils se les appliquèrent à eux-mêmes, ce qui n’allait pas sans risque. Mais, bon, Lola Miesseroff en atteste : « Ils vécurent ensemble pendant quarante-sept ans, ne cessèrent de s’aimer et, même s’ils faisaient parfois mine de n’être que des partenaires, voire des associés, ils restèrent toujours des complices. » On la croit, bien sûr, et la révélation est d’importance sur le plan historique : ce doit être la seule exception d’harmonie chez les couples « armandistes » qui, le plus souvent, terminaient à couteaux tirés.

Cela dit, le principal apport de ce propagandiste du non-conformisme sexuel que Génia et Aliocha firent leurs, c’est indiscutablement la pratique du naturisme comme mode de vie. Ils en furent de grands adeptes – et en devinrent même des militants d’avant-garde en ouvrant, en 1947, le premier centre naturiste marseillais d’après-guerre. Là encore, Davaï ! ne manque pas de détails piquants et instructifs sur cette expérience de longue durée. Lola ne nous dit pas si leur Grand Inspirateur vint les visiter en Provence. Il aurait pourtant pu, même vieux, puisqu’il est mort en 1962.

L’un des derniers combats de Génia et Aliocha fut précisément celui de mourir dans la dignité par suicide assisté. Les quelques pages, fortes, que Lola Miesseroff consacre à ces moments où, fièrement et comme elle le put, elle accompagna son père de quatre-vingt-cinq ans, puis sa mère de quatre-vingt-neuf ans jusqu’au bout de leur longue route, sont proprement bouleversantes.


On laissera à Lola Miesseroff le mot de la fin. Elle raconte que son père, auteur lui-même d’un livre déjà cité sur son expérience de maquisard, se méfiait de ce qu’il appelait le « bidonus », c’est-à-dire cet « art [dont s’accommoda longtemps l’Histoire] de mettre la pureté, la beauté et l’héroïsme dans des choses qui en ont moins ». Ce risque de « bidonus », qui est « désir de magnifier certaines aventures ou mésaventures », Lola espère l’avoir suffisamment contourné en narrant, à partir de sa propre subjectivité, « ces petites histoires qui côtoient la grande Histoire ». On le croit, comme on croit comme elle que l’essentiel réside dans « l’intérêt et le plaisir qu’elles procurent à être contées comme à être lues, faute de quoi elles ne valent pas un clou ».

Davaï, Lola, le plaisir de lire était là !

Freddy GOMEZ


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