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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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Vers un survivalisme d’État
Article mis en ligne le 10 décembre 2022

par F.G.


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La résilience est partout. De l’opération « Résilience », lancée en mars 2020 contre l’épidémie de Covid-19, à la loi « Climat et résilience » de 2021, et à la mission parlementaire sur la résilience nationale, dont le rapport publié le 22 février 2022, deux jours avant le déclenchement de la guerre en Ukraine, préconise un projet de loi « Engagement et résilience de la nation ». De l’exaltation du ministre des Armées, Sébastien Lecornu, à l’idée de faire des Français « un peuple résilient préparé à tous les risques aux incantations de la secrétaire d’État chargée de la Jeunesse, Sarah El Haïry, selon qui « le pays a intérêt à accompagner le renforcement de la résilience parmi la jeunesse », notamment par le « plein déploiement » du Service national universel. Des « Journées de la culture du risque », un « événement ludique pour toute la famille » organisé à la mi-octobre à Rouen, trois ans après la catastrophe de Lubrizol, à la « Journée nationale de la résilience » du 13 octobre dernier, ambitionnant de nous rendre « tous résilients face aux risques naturels et technologiques » et de « sensibiliser, informer et acculturer tous les citoyens aux risques qui les environnent, dans une logique d’exercices pratiques et dans l’objectif de contribuer à la préparation de tous aux bons réflexes en cas de survenance d’une catastrophe ».

Aveu d’impuissance face à des désastres considérés comme fatals, la résilience est fondamentalement un instrument de détournement : des causes des catastrophes vers leurs effets, de leur objectivité sociale vers la subjectivité de leur gestion et de leur perception, de la responsabilité des dirigeants vers celle des victimes.

Éloge du sacrifice

Sous couvert de solidarité, l’invocation de la résilience peut aller jusqu’à l’éloge du sacrifice, comme l’atteste le rapport de la mission sur la résilience nationale : « Des centaines d’exemples d’héroïsme civil et militaire montrent la résistance collective des peuples face aux épreuves – famines, invasions, exils – qu’ils traversent, illustrant que les membres d’une société humaine peuvent être habités par un sentiment ou des idéaux qui leur paraissent plus élevés que leur propre vie. » Nous voici donc rassurés sur l’avenir, du fait que « la crise du Covid a prouvé que des milliers de citoyens étaient prêts à s’engager, y compris en prenant des risques ». On ne s’étonnera donc pas qu’outre l’ « évaluation des effectifs directement mobilisables pour contribuer à la résilience nationale, c’est-à-dire des hommes et des femmes susceptibles d’intervenir en première ligne en cas de crise grave », les rapporteurs préconisent une généralisation du service national universel et du port de l’uniforme dans les écoles. Ainsi peut-on lire que « chez de nombreux jeunes et moins jeunes, l’abondance inhérente à la société de consommation a fait oublier la possibilité du manque matériel ; l’habitude du confort a fait perdre l’aptitude à la rusticité » aboutissant à « une société qui assimile moins le risque et le danger, et perd en résilience face à l’adversité. »

Donnant corps à ce survivalisme d’État, le ministre des Armées n’hésite pas à affirmer que « la leçon de l’Ukraine, c’est que c’est un peuple résilient. C’est autre chose qu’une facture de chauffage. Le don qu’ils font, c’est celui de leurs fils ». Nous serions en quelque sorte des sous-femmes et des sous-hommes non seulement trop frileux, mais devant se tenir prêts à guerroyer et à rallier héroïquement l’espace canonique de la résilience sans cesse en expansion, tant il est vrai qu’à force d’obéissance on peut devenir martyr dans cette société qui a tant besoin de héros. Car pour les précepteurs de résilience, dans ce « monde en guerre » dans lequel nous sommes projetés et auquel il nous faut nous accommoder à tout prix, on ne souffre jamais en vain.

Libres d’obéir et condamnés à résilier

Inspirés par la création d’un ministère de la Résilience nationale au Japon après le désastre nucléaire de Fukushima de 2011, les parlementaires français de la mission sur la résilience nationale à l’origine de la « Journée nationale de la résilience consacrée à la défense citoyenne et à la protection civile » prennent pour modèle la journée de prévention des désastres organisée annuellement au Japon depuis le tremblement de terre survenu dans la région du Kanto, le 1er septembre 1923. Pourtant, pour ne prendre que cet exemple, les 23 500 morts et disparus lors du séisme et du tsunami de mars 2011 ayant entraîné l’accident de la centrale nucléaire de Fukushima Daiichi, les 90 000 liquidateurs et décontaminateurs mobilisés dans des conditions de sécurité discutables, la hausse des cas de cancer de la thyroïde chez les mineurs, les 150 000 à 200 000 déplacés et les 2 267 décès liés directement ou indirectement à l’évacuation suite à la débâcle nucléaire, dont la charge financière publique cumulée est de l’ordre de 626 milliards d’euros – soit un montant proche de la facture consécutive à l’épuration de la « crise des subprimes » aux États-Unis en 2008 – montrent que la « culture du risque » est un leurre. Mais qu’à cela ne tienne : libres d’obéir et condamnés à résilier, tel est le mot d’ordre des administrateurs du consentement aux désastres.

Une arme d’adaptation massive

Car la résilience est une technologie du consentement. Il s’agit de consentir à la fatalité des désastres notamment technologiques afin d’apprendre à « vivre avec » sans jamais s’attaquer à leurs causes. Consentir à l’entraînement, à l’apprentissage et à l’expérimentation de conditions de vie dégradées par le désastre. Consentir encore à la participation pour fonder la déresponsabilisation des décideurs et la culpabilisation des victimes. Le rapport de la mission sur la résilience nationale s’inscrit parfaitement dans une prophylaxie participationniste demandant aux citoyens de cogérer les catastrophes avec des bouts de ficelle pour que surtout ils ne se révoltent pas : « Votre rapporteur estime qu’il est indispensable qu’en France les populations soient mises dans la position d’acteurs plutôt que de consommateurs, comme lorsque nous avons été incités à fabriquer nous-mêmes des masques sanitaires. Cette implication pourra, en retour, réduire le sentiment d’anxiété voire d’angoisse éprouvé. » Rien ne sert de se fâcher, il faut résilier à point.

La résilience est une arme d’adaptation massive dont nous devons nous départir car elle fait du malheur un mérite. Devenue une métaphysique étatique du malheur, elle justifie le désastre comme le pendant inéluctable du progrès, au point d’en faire sa source. Le coup de force eugénique des résilio-thérapeutes passés maîtres dans l’art de répondre en changeant les questions, est de soutenir que la catastrophe n’est pas ce qui survient, mais l’impréparation individuelle et collective à ce qui survient. Ils planifient un bonheur palliatif fait de trop peu de santé, trop peu de vie, trop peu de paix, trop peu de liberté, trop peu de refus et de colère. Ils perpétuent l’existant, alors qu’il faut empêcher les catastrophes d’advenir.

Thierry RIBAULT [1]

Illustration : Jacques Le Maréchal.


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