■ Bertrand LOUARD
RÉAPPROPRIATION
Jalons pour sortir de l’impasse industrielle
Éditions La Lenteur, 2022, 176 p.
L’histoire du capitalisme industriel est celle de la destruction de l’autonomie collective et individuelle. Bertrand Louart, menuisier-ébéniste dans le collectif autogéré de Longo maï (Limans), déconstruit « les illusions progressistes reposant sur la foi qu’une amélioration de la condition humaine résulte nécessairement des avancées scientifiques et techniques, du développement économique et industriel ». Il propose une perspective politique en défendant la voie d’une réappropriation des arts et métiers, d’une reprise en main de nos conditions d’existence « pour sortir de l’impasse où nous enfonce la société capitaliste et industrielle ».
Constatant qu’aujourd’hui les mouvements sociaux comme les associations non gouvernementales limitent leurs revendications à la recherche d’un compromis et à la demande d’une protection de la part de l’État, préservant ainsi son statu quo, il pointe l’impuissance à critiquer la société industrielle du fait de notre dépendance complète à celle-ci. Si le mouvement des Gilets jaunes a révélé l’absence d’une force sociale capable de résister à la modernisation, il a également mis en lumière qu’aucune délégation de pouvoir n’est capable de résoudre les problèmes réels et que les peuples doivent reprendre leur destin en main. « Il est nécessaire non seulement d’occuper le terrain, mais aussi de construire de quoi y demeurer. »
Bertrand Louart rappelle comment, avec l’avènement du capitalisme industriel, la subsistance de la société est passée des « mains collectives » des classes populaires aux « mains privées » d’une nouvelle classe dominante : la bourgeoisie commerçante, industrielle et financière, qui détient les moyens de production. S’il bénéficie de nouvelles libertés l’individu a perdu en autonomie. Les communs ont été, tout d’abord, clôturés ; la propriété privée, au sens moderne, inventée. Cela n’a pas été imposé sans résistance, émeutes et insurrections pour défendre ce que l’historien Edward P. Thompson a nommé « l’économie morale ». La nouvelle organisation dans les fabriques signifiait l’entrée dans un état de dépendance et l’obligation de se vendre pour devoir tout acheter. « La promesse d’amélioration économique réalisée à marche forcée se fait au détriment de l’habitation populaire et au prix d’une dislocation de la vie sociale. »
À la connaissance empirique des matériaux, des techniques et des savoir-faire que les classes laborieuses mettaient en œuvre a succédé la connaissance scientifique, en grande partie « héritière de la religion chrétienne » en ce qu’elle dévalorise tout autant la perception humaine. « La méthode scientifique définit un rapport de domination avec la nature dans la perspective d’en exploiter les ressources et potentialités, de s’approprier sa productivité et sa puissance. » Les classes supérieures comprennent que, grâce à la science moderne, « la puissance matérielle peut devenir un instrument de pouvoir politique ». Avec Les Lumières, connaissances scientifiques et techniques doivent apporter l’émancipation politique et sociale, sous une forme idéaliste et individuelle, indépendamment du contexte historique, culturel et social. L’usage des machines est resté limité depuis l’Antiquité, la main-d’œuvre étant abondante. Sa diffusion au XIXe siècle a contribué à modeler l’ensemble de la société. Il fallut inculquer aux ouvriers la discipline du travail industriel, rythmée par le temps abstrait de l’horloge. Ceux-ci, habitués à la « culture du suffisant », furent poussés à l’endettement qui les contraignit à l’assiduité au travail. L’historien suédois Andreas Malm a montré comment le charbon s’est imposé pour des considérations avant tout politiques : celui-ci pouvait être facilement transporté vers les villes où les entrepreneurs trouvaient plus facilement des travailleurs qu’à la campagne. « Le politologue britannique Timothy Mitchell analyse la transition énergétique vers le pétrole comme un moyen de saper le mouvement ouvrier et d’établir un ordre international favorable aux grandes puissances coloniales et industrielles. » Quant à l’industrie nucléaire, elle symbolise « le pouvoir de la technocratie sur la société » Cet exposé historique est bien entendu plus développé et mériterait d’être retranscrit intégralement tant il fourmille d’informations et de réflexions. Par exemple, on apprend que, pendant près de trente ans au début du XXe siècle, le canton des Grisons, suite à un référendum d’initiative populaire, a interdit la voiture individuelle ! Nous ne pouvons malheureusement que rapporter, ici, quelques jalons et inciter vivement à une lecture intégrale.
L’auteur explique ensuite comment le développement des machines a privilégié la puissance au détriment du rendement, comment les sociétés capitalistes et industrielles se sont orientées vers l’acquisition de plus de puissance plutôt que vers la subsistance. « La guerre économique n’est d’ailleurs rien d’autres qu’une guerre contre la subsistance autonome, qui détruit et dévalorise tout ce qui permet de se passer de la marchandise et de l’argent. » « À l’opposé de l’économie morale des sociétés de subsistance, qui redistribuaient l’abondance relative, l’économie politique du capitalisme repose sur la contrainte structurelle de la rareté engendrée par la dépossession de nos moyens de production et d’existence. » La promesse que le progrès nous délivrera du labeur et de la douleur est « un des ressorts de l’adhésion des exécutants et des dominés ».
De la même façon, Bertrand Louart retrace la généalogie de la critique du capitalisme depuis les deux conceptions du socialisme : marxiste et productiviste, anarchiste et coopérativiste. Il dénonce les imaginaires de certains intellectuels contemporains imprégnés d’industrialisme : le « léninisme écologique » d’Andreas Malm, la révolution planifiée d’en haut de Frédéric Lordon. Il soutient que « le pouvoir politique, c’est-à-dire l’appareil d’État, est dépendant de la puissance matérielle, économique et technologique, issue de l’industrie, et ne peut s’exercer que dans la direction de sa conservation et de son accroissement ».
La complexité des instruments et la spécialisation des savoirs nécessitent une division des tâches dont la démesure engendre « l’inconscience quant aux déterminations » et « l’irresponsabilité quant à leurs conséquences ». La société capitaliste et industrielle exerce un chantage à la démesure dans le sens où les problèmes qu’elle provoque devraient recevoir des « solutions globales », conçues et mises en œuvre par les États, les grandes entreprises, les scientifiques et les experts. Cependant, ceux-ci prônent plutôt l’adaptation et la fuite en avant par l’innovation technologique : « Ces organisations ne peuvent pas s’en prendre à la racine des maux qu’elles prétendent combattre, car cela les amènerait inévitablement à s’en prendre aux fondements de “la liberté du commerce et de l’industrie” qui constituent la base de leur puissance matérielle et de leur pouvoir politique ; elles peuvent seulement aménager le désastre et gérer les nuisances. » Bertrand Louart propose au contraire d’établir un véritable rapport de forces en faveur d’un changement social profond et radical, en s’inspirant de la révolution anarchiste espagnole de 1936-1937 : pour sortir de l’impasse, l’émancipation sociale générale doit partir du terrain de la vie quotidienne.
Considérant que le progrès n’est que « la dynamique d’extension indéfinie du règne de l’argent, la colonisation de notre existence par les marchandises », qu’il est puissant car il fonde sa dynamique sur notre participation volontaire ou contrainte, intégrant notre activité autonome en détruisant les conditions même de notre autonomie, il le désigne comme « le premier obstacle à une tentative d’analyse critique et d’émancipation ». Il défend et réhabilite les pratiques de subsistance, c’est-à-dire la capacité de subvenir par soi-même autant que collectivement à ses propres besoins élémentaires, comme point de départ pour lutter contre l’envahissement de tous les aspects de la vie par les marchandises ». « La dissidence doit s’organiser : conférer un contenu politique à ses diverses activités et, sur cette base, inviter tous ceux qui souhaitent déserter le monde tel qui ne va pas. » La réappropriation de la subsistance débute par le partage et la mutualisation des pratiques et des outils, la création d’un rapport de forces locales par l’occupation de lieux, la négociation de leur usage, l’expression publique de la volonté collective d’expérimenter autre chose. Par la réappropriation des sciences, des arts et des métiers, il compte favoriser la réunion des trois sphères de l’activité humaine identifiées par Hannah Arendt : le travail de notre corps, l’œuvre de nos mains et l’action politique. « Ce que les sociétés de subsistance faisaient spontanément du fait de leurs moyens limités, la démarche de réappropriation doit s’efforcer de le faire en conscience, non pour établir des seuils ou des limites à ne pas dépasser – comme le préconisent certains écologistes réactionnaires –, mais plutôt pour atteindre une sorte d’équilibre dynamique ou de “juste proportion” susceptible de préserver la liberté de chacun et l’autonomie de tous. » Là aussi l’analyse est infiniment plus complexe que ce que nous pouvons en rapporter. Afin d’illustrer cet exposé théorique, l’auteur revient ensuite longuement sur son parcours, ses choix et ses pratiques. Destiné à des études scientifiques, il est très tôt ébranlé dans ses convictions par différentes lectures et rencontres, et va participer à la rédaction de brochures de critique sociale, la préparation et la réalisation d’actions de contestation, puis s’orienter vers la menuiserie et l’ébénisterie.
Bouffée d’espoir parmi l’avalanche de résignation, cet ouvrage précieux, publié par une des maisons d’édition les plus inspirantes du moment, contribuera assurément à nourrir des perspectives et à motiver des bifurcations. Aussi dense et synthétique qu’indispensable !
Ernest LONDON [1]