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Honneur à ceux du livre
Article mis en ligne le 24 novembre 2022

par F.G.

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Honneur à ceux qui fouillent les fonds d’archives et exhument le passé afin de le rendre intelligible en l’exposant à la lumière – qui, parfois, accélère la décomposition du sens que lui donna l’historien.

Honneur à ceux qui sont prêts à en découdre pour une virgule mal placée ou une précision omise.

Honneur aux amoureux de la langue – qu’elle soit noble ou roturière.

Honneur à ceux qui recueillent les idiomes perdus.

Honneur à ceux qui, leur vie durant, dans la presque indifférence de leurs contemporains, assemblent des histoires nourries de chair et de sang traduisant des passions qui faisaient frissonner les rêveries souvent tragiques des hommes et des femmes des temps jadis.

Honneur aux boiteux de la grammaire qui, malgré la souffrance que génère leur handicap, ne renoncent point à l’amour qu’ils portent aux écrits égarés sur une feuille volante.

Honneur aux sages qui laissent pérorer sans honte les ignorants en quête de pouvoir à assoir sur leur prochain.

Honneur aux modestes besogneux qui tiennent la chronique des temps passés afin d’éclairer d’une lueur incertaine notre présent accablé.

Honneur aux joyeux drilles qui picolent un crayon à la main et narguent les bonnes âmes armées de leur conscience ravageuse.

Honneur aux amoureux des sonorités dansantes que les mots, tel le vent poussant la barque du pêcheur vers le large, enchantent et enlacent fébrilement ou tendrement, c’est selon, malgré les bourrasques du quotidien.

Honneur à ceux que l’on insulte parce qu’ils aiment user sans retenue d’un vocabulaire et d’une syntaxe qui, comme les dorures des palais anciens, se plaisent à exprimer les baroques divagations qui ornent leur mémoire.

Honneur à ceux qui, avec le Cardinal de Retz ou Saint-Simon, vont vers Rimbaud et s’égarent avec René Char.

Honneur aux plumes discrètes et à leurs élans d’insolence, aux vagues qu’ils font et aux frissons que procure leur exhumation.

Honneur à nos pères lecteurs qui écrivaient à la plume Sergent Major avec l’application d’un enfant en blouse grise, un livre de Jules Verne dans sa poche trouée, et récitaient un poème de Victor Hugo appris par cœur ou une fable de La Fontaine à laquelle ils attribuaient une valeur subversive en savourant les scansions du moraliste rimeur.

Honneur aux maîtres anciens qui traçaient à la craie sur le tableau noir des certitudes dont ils pensaient que les enfants du peuple s’empareraient pour vivre libres et en claire conscience. Honneur aussi aux facéties des enfants indociles qu’ils devinrent.

Honneur aux cahiers perdus, aux mémoires secrètes, aux trésors cachés, aux serrures de la mémoire forcées par les vagabonds de la littérature, pillards sans doute, mais naufrageurs certainement pas.

Honneur aux maîtres de l’oralité qui jadis contaient le soir, à la veillée, la mémoire des lieux et des âmes qui les avaient habités, ceux qu’aujourd’hui l’on a oubliés et à qui personne ne rend plus hommage, leur préférant un lointain abstrait qui flatte les néo-colons de la culture urbaine en terre de mission.

Honneur aux mémoires oubliées, aux souvenirs floutés, aux grâces d’une compagnie qui en parlent si bien et en fait revivre les puissantes illusions et les naïves imprécisions.

Honneur aux quotidiens avinés des témoins oubliés et à leurs envolées lyriques.

Honneur à celui qui les prend au sérieux.

Honneur aux humbles qui espèrent encore, contre toute évidence, époque après époque, que le sacrifice de leurs aînés ne soit pas bafoué par le mépris des doctes curateurs de la populace, ceux qui ne se donnent même plus la peine de cacher la répugnance qu’elle leur inspire et font ainsi de l’ignorance une arme d’aliénation massive.

Honneur aux âmes simples qui survivent comme elles peuvent et qui, sans la littérature, seraient vouées à l’oubli.

Honneur aux littérateurs qui, enfermés dans leur pauvre masure qui fuit par temps de pluie et qui, malgré la dèche, se penchent sur le monde tel qu’il est divers et complexe, désopilant et tragique, grandiose et minable, un monde que parfois on cherche à fuir et que le plus souvent on subit dans l’attente de jours meilleurs.

Honneur à ceux qui n’espèrent ni sauveur suprême, ni tribun, ni paradis éternel, ni dieu ni maître, ni solution finale, ni forme définitive et morte, comme on le dit des langues défuntes.

Honneur à ceux qui n’achètent pas les recettes du bonheur en kit que le petit commerce du bien-être affiche en tête de gondoles.

Honneur à ceux qui ne louent que la « police » des typographes, la beauté d’une mise en page, le verbe fleuri et l’encre sur un papier de qualité.

Honneur à ceux qui corrigent inlassablement les textes incorrigibles, à ceux qui traquent les mots douteux, les grammaires fautives, les pensées mal sourcées, les égarements de la passion, les impasses de la prétention, à ceux qui ne peuvent rien contre la misère du style, mais ne désespèrent jamais de l’enrichir.

Honneur aux rigoureux de la langue, aux amoureux des langues, aux passionnés de la phrase et du mot justes, de la musique des opéras intimes, cette musique si singulière et si personnelle dont on use lorsqu’on se laisse aller aux plaisirs qu’elle procure.

Honneur à ceux qui savent écouter et lire, à ceux qui écoutent et lisent. Ils savent que plus ils savent, plus ils sont en mesure de mesurer leur ignorance. Dès lors, leurs ambitions restent modestes. Car plus on sait, moins on sauve. C’est ainsi.

Honneur à l’appétit du néophyte, qui naît dans l’ombre du désir de savoir, de comprendre et qui jamais n’incline à la suffisance du « c’est ça et pas autre chose ». Il tient les portes ouvertes et, sous la lampe de sa table de lecture, s’émerveille infiniment du peu qu’il sait. Car l’appétit vient en mangeant.

Honneur, enfin, à tous ceux qui font un bras d’honneur à l’ignorance qu’on nous enseigne.

Jean-Luc DEBRY


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