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Digression sur une métaphore
Article mis en ligne le 14 novembre 2022

par F.G.


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La nasse est devenue la métaphore de notre inhumaine condition. Elle nous ramène au rien que nous sommes pour le pouvoir algorithmique qui gère nos vies administrées, ou ce qu’il en reste. Il suffit d’avoir affaire à la Machine qui nous relie aux divers « services » informatisés desquels nous dépendons – les seuls qui demeurent – pour s’en rendre compte. Tout y concourt à nous nasser dans une binarité illogique qui nous épuise et qui, le plus souvent, nous conduit à ne voir d’issue que dans la déprise de nos propres droits. Qui calculera, un jour, ce qu’économisent la Sécu ou Pôle Emploi par abandon de leurs « assurés » ou « allocataires » devant l’obstacle ? Sûr que ça rentre dans le calcul de gains, ceux dont on nous dépossède en jouant sur nos lassitudes.


Pour saisir quelque chose de ce nassage, il ne faut craindre ni l’anecdotique ni l’accessoire. Les détails en disent plus que n’importe quel énoncé philosophique désincarné sur les ravages et les souffrances psychologiques qu’il peut provoquer.

Ainsi, cet exemple : au guichet d’une parisienne station de métro que je fréquente souvent, une vieille dame demande un carnet de tickets. La guichetière, plutôt avenante, le lui tend, mais pose une condition : il faut payer en carte bancaire. La vieille dame, qui déplie déjà ses deux billets froissés de 10 euros, lui dit, la voix mal assurée et comme coupable, qu’elle n’a pas de carte bancaire. « Pas grave, lui dit la préposée toujours avenante, il faut faire l’opération à la machine. Je vais vous aider, mais je vous préviens : la machine ne délivre que des passes en carte rechargeable. » Comme accablée par la nouvelle, la vieille dame panique, et physiquement ça se voit : son petit corps tremble de partout. Je lui propose alors de payer avec ma carte bancaire et qu’elle me donne la somme en billets. Mais elle est déjà ailleurs, la vieille dame, nassée dans son impuissance, perdue dans son malaise, ramenée à son pauvre sort d’inadaptable aux bienfaits de la Machine. Recluse en elle-même, elle repart d’un pas hésitant vers son vieux monde aboli.


Autre exemple, d’un genre différent, qu’on pourra juger drôle, pathétique ou les deux à la fois, mais qui demeure en tout cas symptomatique de cette maudite époque. Il me vient d’une amie. C’est un message électronique qui procède de Pôle Emploi, ce pourvoyeur de misère. Je le reproduis tel quel, car c’est tel quel qu’un crétin patenté l’a envoyé, chapeauté de deux jolis logos : celui de la République française et celui de Pôle emploi :

« DECLIC EVEIL ET JEU recrute
des baby-sitters talentueux(ses) pour la rentrée prochaine !
Vous avez déjà une première expérience dans le domaine de l’enfance ou de la petite enfance.
Vous êtes rigoureux (se), vous maitrisez les français et sachez respecter les règles de sécurité ?
Force de proposition, créatif(ve) et dynamique, vous êtes reconnu-e pour votre rigueur et vos qualités relationnelles auprès des enfants ?
Rejoignez l’équipe de DECLIC EVEIL ET JEU en assurant la garde d’enfants âgés de moins de 3 ans à 12 ans.
L’entreprise propose plusieurs postes en CDI à temps partiel à Paris et sa région comme des congés payés, des formations, participation aux transports ainsi qu’une mutuelle. La rémunération sera de 12 à 15 € qui comprend une base majorée.
Cordialement.
Votre conseiller Pôle emploi. »


Tu admettras, lecteur, que tout y est de la langue de caoutchouc de ce temps : l’analphabétisme pesant d’un rédacteur.trice politiquement correct.e mais peu instruit.e de l’orthographe, l’inclusif administrativement obligatoire (là, c’est un sans-faute !), le « CDI à temps partiel », la « base majorée » dont on ne sait de combien et quand. Tout ça pour 12 à 15 balles (de l’heure, faut-il espérer !).

Là, la nasse est langagière. Elle détruit la base même du signifiant, qui devrait être compréhensif et clair, d’une offre d’emploi. Car de quoi parle-t-on au juste quand aucun mot n’est plus situable dans un contexte de références partagées et partageables ? De rien. Ce que nous avons là, ce sont des mots algorithmiques, des mots de rien, des mots vides, privés de sens, impuissants à susciter le moindre intérêt.

Le consensus de et autour de « la crise », crise régulièrement alimentée par les dérèglements qu’elle provoque, s’organise précisément à partir de cette perte de langage. Quand les mots n’ont de réel que leur volonté d’occultation, de gommage, « la crise », elle, prend tout son sens : elle est précisément là, d’épisode en épisode, pour tétaniser. Comme le monstre est sous le lit de l’enfant parce qu’il croit en sa présence et que sa peur est réelle. Comme est réelle la peur d’une nuit sans fin livrée aux crises. C’est cette peur qui nous maintient en état permanent d’alerte, d’angoisse et soumission, une peur qui est le résultat d’un calcul : faire en sorte que tout un chacun pâtisse d’une aphasie méthodiquement organisée. C’est ainsi que se referme le cercle de la déraison où nous sommes. Sans mots pour la dire.


La nasse où tout contribue à nous enfermer – nous et nos limites, nos refus, nos accablements, nos résistances, nos impuissances et nos dépressions – n’est pas que policière. C’est un leurre de le croire. Elle tient aussi, surtout, d’un mode de gestion de nos vies intimement lié à l’imaginaire post-libéral autoritaire qui l’a pensé. Pour la rendre effective, il lui aura fallu tout détruire des anciennes médiations humaines qui huilaient le système : une guichetière de métro par-ci, capable de vendre à une vieille dame un carnet de tickets sans l’humilier ; un employé de l’assurance-chômage par-là, susceptible d’exiger de son fournisseur d’annonces d’être moins laxiste sur l’orthographe et plus précis sur ses attentes. Toutes choses qui, longtemps, nous ont paru aller de soi, faire monde et sens communs. Toutes choses que le post-libéralisme a saccagées, l’une après l’autre, en nous faisant chaque fois le coup de la modernisation nécessaire, celle qui toujours devait nous simplifier l’existence. Tu parles d’une simplification ! Combien d’usagers du train sont aujourd’hui incapables d’acheter un billet sans l’aide d’un tiers ! Combien de démarches administratives sont abandonnées par manque d’aide ! Combien de vivants – ou d’à peu près vivants – finissent par s’habituer, dans la misère et le ressentiment, à leurs destins captifs. Parce que, chez ces gens-là, aurait pu dire Brel, on ne se plaint pas, Monsieur, on se plaint pas, on subit… La nasse, c’est précisément cela, cet enfermement qui réduit les humains, chacun dans son couloir ou dans sa case, à vivre avec leurs peurs et dans leurs plaintes, ce monde de l’Économie totale qui ravage toutes les solidarités de voisinage.


Le post-totalitarisme ultra-libéral contemporain n’est pas monolithique, mais éclectique. C’est de là que proviennent sa force et notre difficulté à saisir ses effets. Sa tâche consiste, en réalité, à morceler, éparpiller, atomiser, diviser, différencialiser à outrance le commun. Plus il parvient à fractionner l’imaginaire, à pulvériser la réflexion théorique, à dévitaliser la pensée critique unitaire, à structurer le psychisme général, plus il contrôle les êtres, plus il les nasse.

C’est donc bien par une consolidation de nos refus et une volonté de faire commun de nos dissidences, et seulement par-là, que peuvent opérer les résistances nécessaires à se défaire de la mortifère emprise de la nasse. Ce qui suppose de nourrir nos solidarités et nos accords tout en cultivant nos spécificités, nos diversités, nos contradictions mêmes. En conscience, cela dit, qu’il en faudra davantage pour en sortir, car faire commun suppose un dépassement de nos identités politiques et culturelles et implique de ne plus nous cantonner à nos seules zones, celles où nous nous sentons bien, au chaud, à l’aise dans la singulière aisance que confère le sentiment d’appartenance à un réseau commun de complicités plus ou moins opérantes. Ce n’est pas vers soi qu’il faut aller, mais vers le monde, cet extérieur qui n’attend rien de nous. Parce que nous n’avons rien prouvé de nos capacités à lui apporter nos savoirs et à apprendre du sien.


On croit ne vivre qu’avec son temps. Or, le présent perpétuel que nous impose l’horloge du capital n’existe que comme Spectacle – au sens de Debord : un rapport social médiatisé par des images. Il ne fixe aucun repère et pas davantage d’horizon hors celui du ralliement – conscient ou inconscient – à ses codes et à la catastrophe qui le conclura. On vit, en réalité, en permanence dans un entremêlement de temporalités. Car tous les temps coexistent en nous sur les modes du passé, du présent et d’un futur désirable. La radicalité avec laquelle le mouvement incessant du capital s’est employé, depuis un demi-siècle, à déstructurer, puis à éradiquer les mémoires collectives des anciens temps, celles des révoltes prolétaires et paysannes notamment, en dit assez de ce qui l’inquiétait. Que perdurent précisément ces mémoires de l’affrontement et de la réappropriation pouvant faire histoire et repères communs pour les damnés de la terre de notre temps.

J’ai la faiblesse de penser que, sur le long cours, cette aspiration à l’oubli est vaine, follement vaine, car la mémoire des vaincus s’accommode à merveille des labyrinthes. Elle s’y réfugie, mais ne s’y perd pas. Notre rôle est de la cultiver incessamment, cette mémoire, de la connaître, de la diffuser, de s’en armer.

Ce qui est en crise, au contraire, c’est précisément le présentisme, autrement dit l’idée que ce qui est mort est mort et que c’est très bien comme ça, que c’est à partir de notre maintenant, et en comptant sur nos amis, que l’insurrection viendra un lundi matin. Ou soir. C’est ignorer qu’il n’y a pas de reset en matière d’émancipation humaine. Tout s’y réinvente pour sûr, mais en puisant force d’imaginaire et enseignements au puits sans fin des anciens combats et des raisons pour lesquelles ils ont échoué. C’est l’alliance objective entre l’aspiration postcapitaliste à la réinitialisation du temps et la manie déconstructionniste d’une autoproclamée élite intellectuelle qui a sans doute fait du présentisme une temporalité et un concept dont tout laisse pourtant à penser qu’il hoquète.

La preuve : quand je parle à des jeunes, rares sont ceux qui me demandent d’être de leur temps, que beaucoup d’entre eux pressentent comme fini. Ils préfèrent que je me fasse passeur des saveurs émancipatrices de l’ancien. Pour résister au lamentable futur que porte, comme la nuée l’orage, ce sale présent.

Il faudra posséder, pour sûr et en même temps, la patience de Bartleby et l’impatience des voleurs de feu pour échapper à notre prison métaphorique. Et à cette nasse multiforme de laquelle il faut s’extraire.

Freddy GOMEZ


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