■ Claire AUZIAS
SAMUDARIPEN
Le génocide des Tsiganes
Édition revue et augmentée
Préface d’Olivier Mannoni ; postface de Jacques Debot
L’Esprit frappeur, 2022, 296 p.
Claire Auzias est pour sûr une combattante [1]. Sa vie et ses livres en attestent. Constante dans ses engagements d’historienne, avec cette troisième édition « entièrement revue et augmentée » de Samudaripen – toujours et encore commanditée par L’Esprit frappeur, maison d’édition dont la raison sociale lui va si bien –, elle remet le métier sur l’ouvrage en l’enrichissant, vingt-trois ans après sa première publication, de nouveaux apports sur le génocide des Tsiganes. Et ils sont nombreux, notamment sur le sort qu’on leur a réservé en Suisse, aux Pays-Bas, en Italie, en URSS et en Allemagne.
En langue romani, génocide se dit en effet Samudaripen. Avec majuscule. « Le mot, précise Claire Auzias en introduction d’ouvrage, est construit sur le verbe mudarel, il tue, d’où provient le substantif abstrait de tuer : Mudaripen, le meurtre. Mudarel est de la même racine indo-européenne que meurtre en français, et murder, en anglais. Le suffixe Ipen indique toujours, en romani, l’action pour la construction des substantifs. Le préfixe sa, qui est un pronom indéfini, signifie : tout. Samudaripen, en d’autres termes, signifie tout tuer, ou meurtre total. » Dans la langue du peuple romani qui a subi ce meurtre de masse, il désigne tout à la fois son propre génocide et celui des Tsiganes et des autres. Cela dit, pour des raisons liées à des querelles linguistiques dont le monde universitaire peut être friand et dans lesquelles nous n’entrerons pas, un autre terme – Porrajmos (déchirure) –, préexistant à Samudaripen, lui a été globalement préféré dans la tradition anglo-saxonne.
Il aura fallu rien moins que trente-sept ans pour que le génocide du peuple rom lors de la Seconde Guerre mondiale soit admis et reconnu par l’ONU. Quant à l’historiographie du Samudaripen, longtemps lacunaire voire inexistante, elle s’est, se réjouit Claire Auzias, considérablement élargie, tant localement qu’internationalement, dans la période qui sépare la première édition de son livre et sa récente réédition. Au point d’avancer qu’ « un premier silence entourant la destruction des Roms d’Europe est désormais vaincu ». C’est dire s’il y avait matière, pour la pionnière que fut Claire Auzias, à réactualiser son opus, mais aussi à approfondir les questionnements qui, invariablement, se posent en matière de remémoration réparatrice quand, dans la culture propre de certains peuples, le rapport aux disparus s’entoure de silence.
« Dans la tradition lointaine, explique ainsi l’auteure, le peuple tsigane n’est pas un peuple du souvenir, mais de l’oubli, un peuple de la vie sans cesse réinventée au présent. » D’où l’extrême difficulté que rencontrent le témoin ou le chercheur qui travaillent sur la mémoire des disparus du Samudaripen. Pour Claire Auzias, la ligne à tenir est claire : « C’est à nous, qui ne sommes pas Tsiganes, d’imposer respect à leur histoire, et respect au silence que d’aucuns veulent maintenir. Sans se substituer à eux, ni parler à leur place. » Mais elle admet combien cet « équilibre de maturité et de responsabilité » est délicat quand on cherche à connaître ce que fut, dans toute son horreur, l’ampleur statistique d’une extermination excédant de beaucoup la longue suite de persécutions qui s’abattirent sur ce peuple à toutes les périodes de sa longue histoire. C’est pourtant aux intéressés et à eux seuls, conclut l’auteure, « de choisir comment porter parmi nous, les Gadjé, ces autres extérieurs mis à distance, ce qu’il leur est advenu ; et c’est à nous d’en savoir quelque chose, lorsqu’ils passent parmi nous, parfois dans un grand bruit, masquant l’intime silence ».
D’après les chiffrages les plus crédibles, autour de 500 000 ont été ces Roms du Grand Voyage à avoir été assassinés, gazés dans les camps d’extermination ou encore massacrés au long des routes de leur dispersion ou dans leurs caches provisoires. Traques et chasses à l’homme furent efficaces, notamment au sein du Reich, qui savait y faire. Évalués à 20 000 avant la guerre, Sinti et Roms n’étaient plus que 5 000, en Allemagne, à la fin du massacre. L’Autriche, de même, qui en avait déjà fiché 8 000 en juin 1939, se distingua dans sa politique aryenne de destruction. Sur les 11 000 Sinti et Roms d’avant-guerre, 9 681 furent déportés à Dachau et Ravensbrück ou parqués dans l’enfer du ghetto de Lodz, cette antichambre de la mort. Sur le territoire tchèque, on comptait 8 000 Roms avant la guerre, chiffre qui tomba à 600 après. La vague macabre eut la même ampleur en Pologne, en Hongrie, en Roumanie, en Serbie, en Croatie.
Dans la France de l’ « étrange défaite » (Marc Bloch), qui inventa tout ensemble la « collaboration » avec les nazis et une « révolution nationale » inspirée par celle de Salazar, les slogans « Travail, famille, patrie » et « La France aux Français », les boucs émissaires furent vite trouvés : les Juifs, bien sûr et au premier chef, auxquels, comme pièces rapportées, on ajouta les Tsiganes et les malades mentaux. S’appuyant sur les travaux pionniers de Jacques Sigot sur le camp de Montreuil-Bellay et de Marie-Christine Hubert sur l’ensemble des camps vichystes pour Tsiganes de nationalité française [2], Claire Auzias égrène les diverses étapes de ce processus d’infamie nationale : assignation à résidence des « nomades » en octobre 1939, interdiction de territoires, interdiction de circulation, internement, chasse aux « sans domicile fixe », recensement systématique, application zélée des instructions des autorités occupantes, ouverture en octobre 1940 des camps de « Beau-Désert » (eh ! oui), à Mérignac, du « Morbihan » à Pontivy. Début 1941, il y en aura déjà dix. Celui de Montreuil-Bellay, le plus célèbre « camp de concentration français pour gens du voyage », ouvrira, lui, le 8 novembre 1941 pour ne fermer qu’en janvier 1945. C’est qu’en 1944, il n’y eut pas de libération pour les Tsiganes, contrairement aux autres déportés de Vichy. En décembre 1945, on en compte encore 400 dans les camps. Les derniers libérés le seront fin mai 1946.
Il y eut sans nul doute, comme le note Claire Auzias, une spécificité française dans le traitement des Tsiganes – une « politique empirique », dit-elle. Et il est vrai que, comparé au sort réservé aux Sinti du Reich ou aux Roms des pays occupés de l’Est, il fut plus enviable. Mais, ajoute-t-elle, « l’autoritarisme à la française dont Vichy fit preuve avec les Tsiganes comme avec les autres groupes “ennemis” » ne relevait d’aucune clémence, mais d’une cohérence policière aléatoirement adaptable aux circonstances juridiques particulières d’un pays fractionné en deux zones : celle occupée et celle dite libre. Divers sont aujourd’hui encore les chiffres relatifs à l’estimation de la déportation des Tsiganes de France : entre 3 000 et 10 000, 57 départements ayant pratiqué l’internement des « nomades ». Reste des trous d’histoire que, on peut l’espérer, les avancées historiographiques permettront un jour de combler. Notamment en ce qui concerne la déportation de Tsiganes de France dans les camps du Reich et de l’Est. S’il n’y a pas de comparaison à établir, et d’aucune façon, entre la persécution première, systématique, à laquelle furent soumis les Juifs et celle des Tsiganes, il n’en demeure pas moins que, faute de Juifs, il est arrivé que des convois de la mort aient été complétés par des Tsiganes. Sans qu’ils ne fussent comptabilisés par les statisticiens.
Au regard de l’histoire, tous les parias se valent quand des bourreaux s’entêtent, indifféremment, à les anéantir. Au nom de cet ignoble racialisme qui fut et qui, sous diverses formes, continue de prospérer.
Freddy GOMEZ