Bandeau
A Contretemps, Bulletin bibliographique
Slogan du site
Descriptif du site
D’un avenir sans pardon
Article mis en ligne le 26 septembre 2022

par F.G.


■ Si les temps sont, pensons-nous, trop difficiles pour désespérer, on peut admettre, comprendre et même approuver que leur infinie noirceur puisse incliner, ne serait-ce que provisoirement, au pessimisme existentiel le plus radical. Cette adresse de l’ami Jean-Luc Debry – dont le titre sonne comme une claire allusion aux Années sans pardon de Victor Serge – se situe dans le registre littéraire de l’accablement, celui-là même qu’a cultivé Günther Anders, grand inventeur du principe de désespoir actif. Bonne lecture ! – À contretemps.



Texte en PDF

Il n’y aura plus d’avenir où enterrer dignement une idée. L’ombre du passé, privé de sa linéature, aura disparu, et il faudra réinventer les émotions que suscita son évocation chez ceux qui exploraient les arcanes de sa complexion comme on déchiffre les quatrains de Nostradamus. Les rites seront devenus inutiles aux fossoyeurs de l’espérance. Ils ne s’encombreront pas de scrupules. Les idées en décomposition seront balancées sans ménagement dans les fosses communes par les complices du crime afin de brouiller les pistes et d’effacer toutes les traces de son accomplissement. Les assassins jugeront les criminels, les faussaires se feront accusateurs des contrefacteurs, les enfants des bourreaux accuseront les victimes de leurs pères d’avoir provoqué le désir des tortionnaires dont ils chériront la mémoire. On continuera d’accuser le Juif de tous les maux. Le mensonge aura la prétention de la vérité, le doute servira d’alibi aux prescripteurs de pogromes et « Dieu », bien aimable, se chargera de reconnaître les siens – en espérant que, ce jour-là, il ne se sera pas mis en repos comme après avoir créé le monde à son image. L’ennemi n’aura plus d’âme, il ne sera plus humain, il n’obligera à aucun examen de conscience. « Dieu », encore « lui », ne semblera pas s’en soucier, tout occupé qu’il sera à saigner le mécréant – belle preuve qu’il vivra encore, contrairement à ce que prétendit un philosophe devenu fou à force de chercher à comprendre d’où venait ce cadavre si encombrant. La mort de l’ennemi ne suffira plus, il faudra nier son existence, désavouer son souvenir, effacer des livres d’histoire la simple évocation de ses souffrances, détruire les charniers, falsifier les preuves, édulcorer l’ampleur du génocide, glorifier les armes et ceux qui s’en servent en assouvissant, fors l’honneur, la soif de vengeance des vainqueurs. La violence du raisonneur ne s’encombrera ni de la compassion ni de l’inconfort de la simple raison lorsque sombrera le désir morbide d’anéantissement des mots qui tentèrent de la constituer. Bombes dévastatrices, défoliants pénétrant le sang et la moelle épinière des enfants à naître, mitraillage des populations cultivant laborieusement leur sol privé d’eau, pillage des terres et des richesses, tout semblera permis dès lors que les témoins en seront réduits à prouver leur innocence et se verront suspectés de vouloir vivre en paix en jouissant des bienfaits de leur travail sans manifester la moindre pitié pour ceux qui auront asséché leur espoir. Marxistes en uniforme, curés ou mollahs, évangélistes ou traders, peu importera : les vautours se chargeront de détrousser les cadavres et les charognards de s’enrichir. Accusés, condamnés qu’ils seront par le tribunal de l’inhumanité, le sang, les larmes, les rires, les bonheurs ne feront plus témoignage. On aura ainsi dépouillé les dépossédés des restes de leur dignité et, de péroraison en péroraison, sera ridiculisée la solennité de leurs révoltes. La justice amplifiera le crime en innocentant les exécutants des basses œuvres au prétexte que le sacrifié méritait sa sanction, celle qui conférera au bourreau le devoir d’exécuter la sentence. Le temps court de l’actualité sera une tyrannie qui traquera la modestie des intelligences pétries de doutes et conscientes de leurs lacunes. Humanité, nulle part ; justice nulle part ; confusion partout ; ignorance à profusion.

Dès lors, l’avenir sera émancipé de tout penchant au pardon. Le passé s’oubliera si vite qu’il n’en demeurera que des traces éparses chahutées par des archéologues amateurs, plus trafiquants qu’historiens, et des liquidateurs d’archives qui les éparpilleront aux quatre coins de l’oubli. Exposées et mises en vente par des collectionneurs ayant reçu la bénédiction de conservateurs complaisants, il sera presque impossible d’en restituer la cohérence, ni même de les comprendre. Après eux, personne ne sera plus jamais habilité à les consulter. Dès lors, reconstituer les mouvements des corps qui eurent à cœur d’en glorifier l’âme, imaginer ce que fut la vie matérielle et spirituelle des hommes du passé, ces choses relèveront d’une utopie si folle que même les derniers illuminés qui s’y attelleront seront bien en peine de la nourrir. Aussi vaine que dérisoire, cette impossible quête se verra enveloppée d’un halo d’ignorance. On en niera le fondement, on décrédibilisera ses derniers adeptes, leur opposant une arrogance sans limites, des arguments outrancièrement fallacieux qui, eux-mêmes, constitueront autant de charges promises à une gloire médiatique de grande ampleur. Car, de toute façon, hormis quelques esprits portés à s’égarer dans une nostalgie dont on moquera l’humilité, qui ira exhumer ce passé devenu désormais inconvenant ? Qui ?


L’idée même d’espérance est devenue obscène. Il importe de masquer l’odeur insoutenable de sa décomposition en aspergeant ses restes de parfums capiteux. La balourdise a l’élégance des fossoyeurs de Shakespeare et la prétention des nouveaux riches de Tchékhov. De quoi regretter le temps où des oisifs esthètes cultivant le cachet de leur poésie ignoraient la souffrance des soutiers qui alimentaient en bois de chauffe la chaudière de leurs grandes et belles demeures pourvues de salles d’eau confortables et intimaient l’ordre à leurs cuisiniers de soigner leurs délicats palais en leur mitonnant des plats raffinés aux saveurs exotiques. Les barbares n’ont jamais rendu le monde meilleur. Ils ont utilisé l’espérance de nos pères, leur désir de justice et leur volonté de vivre une vie moins accablante que celle vouée à l’accumulation des richesses par un petit nombre pour piétiner leur dignité et brocarder leur sens de la décence commune. Désormais nous voilà déjà orphelins d’un monde et otages des monstres qui l’ensanglantent. Un monde devenu désert. Un monde où nul tombeau n’honore l’espérance qui fut constitutive de l’orgueil des révoltes logiques. Le deuil est impossible à faire. Alors, on chipote, on chicane, on éructe. Comme le fou se débat malgré la camisole qui l’isole des siens.

Jean-Luc DEBRY


Dans la même rubrique

Américo Nunes, par privilège
le 5 février 2024
par F.G.
Alors, ça baigne ?
le 11 décembre 2023
par F.G.
Refus d’obtempérer
le 10 juillet 2023
par F.G.
Retour d’histoire sans fin
le 6 juillet 2023
par F.G.
Les mots de l’écriture
le 25 mai 2023
par F.G.