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Je me souviens…
Article mis en ligne le 13 août 2022

par F.G.


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Un visage, le son d’une voix, une silhouette, suffisent. Peu importe le sens des mots, la petitesse ou la grandeur des postures. Ainsi une nostalgie venue à l’improviste visite une sensation clandestine. Au loin, une forêt de drapeaux et un hymne chargé de frissons hantent des souvenirs. Ils tancent la prétention et ridiculisent leur arrogante insuffisance. Nous qui, en ce temps-là, l’aurions voulue pure, cette sensation, comme l’espérance des premiers croyants, celle du monde d’avant le monde…

Lorsque l’on s’éloigne, au retour de cette escapade, assis à l’ombre d’un platane dont les feuilles, déjà, annoncent l’automne, je me souviens. Perec et d’autres sont présents, et je les honore ; Duras aussi, Dolto dont on dit aujourd’hui tout le mal possible, oui je me souviens de Barthes, de Lacan et de ses énigmes propices aux doctes exégèses qui avaient réponse à tout, oui je me souviens de Foucault et de son meilleur contradicteur – Baudrillard –, de Roland Dubillard en intrus, de Debord lu comme une révélation talmudique, de tant de polémiques, d’emballements et d’excommunications, des mensonges des uns, de la colère des autres.

C’est loin, flou parfois, mais je me souviens. Je me souviens des habits neufs du président Mao et de ce jeune militant trotskiste qui se rêvait à la tête de la Cavalerie rouge sans avoir jamais lu Isaac Babel. Et de celui qui, doté d’une culpabilité forte de la névrose des redresseurs de tort, était hanté par la misère de ses symptômes. De la graine de commissaire politique. On aimait rire d’eux, on savait qu’ils étaient inquiétants dans leur désir de pouvoir, et pourtant on pouvait serrer les rangs avec eux, fuir ou charger en hurlant – pour se donner du courage. La libido militante était exaspérante, la bêtise des militants époustouflante.

De ce temps, il me reste des souvenirs. Tous ne sont pas désagréables, loin de là. Tant de frissons et d’enfantillages, des occupations de petits garçons jouant à la guerre comme dans une cour de récréation et croyant dur comme fer accomplir une Tâche Historique – nous aurions voulu nous saisir de la grande hache de l’Histoire pour anoblir les héros que nous nous imaginions être.

Je me souviens du dernier mot qu’il fallait avoir quel que soit le sujet abordé. Je me souviens des résumés raccourcis, des raccourcis résumés, du Bien et du Mal. Je me souviens et du bien et du mal que cela nous faisait. Je me souviens que nous pressentions l’impasse, le retrait puis le recul, la perte des amis, les théories tombant en désuétude, nos charges ridicules, nos ambitions tragi-comiques usurpées aux masses, des romans à venir pour passer le temps et prolonger l’instant, de la poésie comme refuge – presque en cachette. Don Quichotte était si proche de nous, pauvres Sancho que nous étions.

Oui, je me souviens de tout cela. Et, si le plaisir est inégal, son empreinte demeure. Et pourtant, demain n’est pas hier. Le sentiment d’être orphelin, abandonné nu devant une église déserte et d’assister à des massacres pitoyables, traverse ces souvenirs buissonnants puisque le présent a, comme qui dirait, des absences. Imaginez un ancien combattant vétéran compulsif d’une guerre qui n’a pas eu lieu observant les parodies du jour à la jumelle. Imaginez le spectacle fantasmé de ces héros chevauchant une cause juste au soir de leur défaite… sur un jeu vidéo ou leur page Facebook. Imaginez l’obsession du pouvoir des uns et l’idolâtrie des fan-clubs où l’amour du chef l’emporte sur tout, emporte surtout l’esprit critique. Imaginez le pire du passé. Avoir le dernier mot et obtenir le silence dans les rangs demeurent comme la quintessence de cette volonté triomphante. Imaginez que l’idéologie qui déshumanise soit le pire dont on fasse commerce à l’heure où le monde s’enfonce dans ses cendres. Imaginez la mère Ubu donnant la main à la Jeune Garde de l’efficience et du juste-à-temps. Imaginez le père Ubu envahissant les commentaires des sites Internet. Imaginez l’impossible devenir réalité et l’inconcevable ordinaire. Le grand découragement s’impose devant nos révoltes impuissantes à contenir l’inconcevable. Car l’ordinaire est ce qui fortifie l’extra-ordinaire : du pire comme évidence et de ses conséquences comme réalité. Ou, par exemple, les mesquines turpitudes des enjeux de pouvoir dans une association de village.

Le prophétique Flaubert en avait annoncé la banalité, car plus que jamais « être bête, égoïste et avoir une bonne santé, voilà les trois conditions voulues pour être heureux. Mais si la première vous manque, tout est perdu ». Or, comme chacun sait, elle ne manque nulle part, la banalité, bien au contraire, elle se gonfle d’ambition tel le crapaud de la fable. Je ne me souviens pas que le dérisoire eut jamais à ce point triomphé du sens commun. J’ai dû oublier. Je découvre, ou redécouvre, cette désespérante nuisance des militants du bonheur. Bonheur devenu marchandise, bonheur privatisé, bonheur cache-misère de la bâtisse qui s’effondre. Les redresseurs de murs branlants, maniaques du pur et du sain, patriotes et évangélistes du retour aux origines de la race et de la nature, s’en donnent à cœur joie. Le monde est à eux. Ainsi les prophéties du pire semblent se réaliser avec une déconcertante banalité : celle du mal, peut-être ? Qui jamais ne déserta l’humanité.

Jean-Luc DEBRY
[Illustration : Clara Feigenbaum.]


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