A Contretemps, Bulletin bibliographique
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Expliquer l’effarement
Article mis en ligne le 16 août 2022

par F.G.


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■ Lorsque des blocs impériaux ou ex-impériaux s’activent – dans l’ombre ou la lumière – au redécoupage d’un monde globalement capitaliste dans la seule perspective de restaurer ou d’étendre leur puissance et leurs nuisances, lorsque cette folie porteuse redéfinit dans chacun des camps les figures du Bien et du Mal, lorsque rien de ce que nous renvoient les images d’une sale guerre qui en cache d’autres n’est saisissable sans tenir compte des diverses logiques antagonistes, lorsqu’il faut choisir son camp et que celui-ci – nous dit-on ici – ne saurait être que celui de la Démocratie du Marché et du Droit, il y de quoi être effaré au sens premier du terme par l’ampleur de la défaite de la pensée que révèlent bien des commentaires cadencés sur la guerre russo-ukrainienne.

C’est précisément de cet « effarement » dont nous parle dans ce texte Carlos Taibo [1], prolixe auteur espagnol de sensibilité libertaire peu traduit en français [2], spécialiste des mouvements sociaux des années 2000 et grand connaisseur des tensions géostratégiques dans l’Europe centrale après la chute de l’URSS.

Il est possible, une fois encore, qu’on nous accuse sottement, à la lecture de ce texte, de renvoyer dos à dos l’agresseur et l’agressé. Et une fois encore, nous y verrons l’effet d’une bonne conscience à peu de frais. Ce qui nous intéresse, depuis le début de cette sale guerre, c’est de mettre en lumière des voix qui, venant du camp de l’émancipation, essaient de penser ce conflit dans la globalité de ses enjeux et sans revêtir d’uniforme.– À contretemps.



Je vis, depuis le début de l’intervention militaire russe en Ukraine, dans un état d’effarement permanent, un effarement dont l’origine a deux motifs : la difficulté que j’éprouve à imaginer des solutions à des problèmes urgents et la compréhension très limitée qui est la mienne de ce qui se passe actuellement. Je compense l’un ou l’autre de ces points faibles par des idées générales qui, bien que respectables, ne me sont guère utiles puisque leur mise en application est tout sauf simple. Je pense aux déclarations qui en appellent au rejet des guerres, des armées, des alliances militaires et des empires – ou encore au slogan « Pas de guerre entre les peuples, pas de paix entre les classes ».

Dans les coulisses, il n’est pas difficile de discerner ce qui se joue : un sale conflit – ou plusieurs – dans lequel les CV des acteurs intervenants sont pleins de taches, d’arrogance et de pourriture. Il semble que les conflits qui, comme ceux de Palestine ou du Sahara occidental, permettent d’identifier facilement les agresseurs et les victimes aient été laissés loin derrière nous. S’il y a bien sûr des victimes, et elles sont nombreuses, dans l’Ukraine de ces temps-ci, ce qui en ressort ne relève pas d’une collision entre modèles économiques, systèmes politiques ou cosmovisions idéologiques, mais d’une confrontation sordide et brutale entre empires.

Dans un tel scénario, l’option dominante, seul placebo susceptible de nous sortir de l’effarement, est d’adhérer à ce que défend l’un ou l’autre des camps opposés. Cette adhésion, bien sûr, se doit d’être inébranlable, c’est-à-dire exempte de doutes ou de nuances. Nous nous devons de soutenir l’Ukraine et l’OTAN ou de serrer les rangs derrière la Russie de Poutine. La première option postule que le conflit oppose les démocrates ukrainiens aux hordes asiatiques ; la seconde des nazis dirigés par Zelensky à d’aguerris antifascistes russes.

Les lourdes conditions préalables que suppose, pour sortir du bourbier où nous sommes, la défense de l’une ou l’autre de ces deux options sont nombreuses et, pour ce qui me concerne, inassumables. L’une implique d’ignorer le contexte du conflit actuel au prétexte que seul ce qui est censé se passer dans le présent offrirait un intérêt. Partant de là, d’un côté, l’OTAN et ses misères – le harcèlement auquel l’organisation militaire occidentale a soumis la Russie au cours des trois dernières décennies et son soutien à un processus actif de tiers-mondisation d’une grande partie de l’Europe centrale et orientale – ne sauraient être prises en compte. L’autre fait silence sur le fait que la Russie de Poutine est le paradis du militarisme impérial, des oligarques, du conservatisme et des inégalités. En conséquence, et dans le cadre de ce jeu manichéen, il est acquis d’avance que ceux qui critiquent l’OTAN défendent la Russie de Poutine et que ceux qui remettent en cause le statut de cette dernière ne font qu’encourager l’agressivité occidentale. Dans les coulisses, on administre les doses nécessaires de russophobie ou d’ukrainophobie, on choisit sans vergogne les arguments ronflants qui soutiennent l’une ou l’autre option, on rejette sans détail ceux qui sont susceptibles de les remettre en question et on oblitère toute considération critique sur la duplice morale que pratiquent les Tyriens et les Troyens.

Ceux d’entre nous qui, sans grand succès, tentent de rompre avec cet argumentaire simpliste, oublieux et manichéen, ont bien du mal à résister. Nous prenons des coups de toutes parts et nous devons fournir, sans qu’on nous en accorde la place, des explications détaillées sur ce qui fonde notre position. Mais la chose ne s’arrête pas là : confortablement installés dans nos doutes, nous serions incapables de manifester de l’empathie à ceux qui se voient forcés de vivre sous les bombes, ce qui attesterait d’un déséquilibre entre les exigences de notre propre cohérence et la réalité de la souffrance des gens ordinaires.

Pour que rien ne manque au tableau, notre effarement se voit démultiplié par les manipulations auxquelles se livrent, ici et là, les médias, et qui nous placent dans l’obligation de répondre – et je parle maintenant de ce qui nous touche de près – à la censure qui pèse sur les opinions remettant en cause le rôle des puissances occidentales, mais également au soutien que cette censure a reçu de la part de tant d’experts, supposés ou réels, et à la dictature des toutologues qui s’impose partout dans le paysage médiatique. Il y a quelques jours, quelqu’un m’a reproché, non sans raison, le fait que nous, à gauche, passions 80 % de notre temps à nous interroger sur le jeu de l’OTAN. À vrai dire, je n’ai eu d’autre choix que de répondre au questionneur que, parmi les nombreuses obligations qui nous incombaient, à nous qui étions dans l’effarement, il y avait celle de dénoncer les silences coupables et dissimulateurs dominant sans partage au sein des médias de l’establishment. Même au prix d’accorder moins de poids à des réalités qui mériteraient, et c’est vrai, d’être prises en considération. Et parmi elles, l’agression militaire de la Russie contre l’Ukraine, qui est manifestement indéfendable.

Mais en fin de compte, la source principale de l’effarement dont je parle n’est autre que notre faiblesse ou, ce qui revient au même, notre difficulté à tisser des liens avec les peuples qui résistent à la logique des empires – qui n’est, en fait, que la logique du capital sous ses diverses formes – et au militarisme omniprésent. Pourquoi faisons-nous si peu, sans aller plus loin, pour les déserteurs des deux camps, pour les résistants civils et pour ceux qui ont décidé de ne pas se plier aux impositions de pouvoirs très dissemblables ?

Pour le coup, la conviction que nous devrions, ici et là, et dans l’urgence, nous ressaisir, ne contribue pas à apaiser notre effarement. Au contraire ! Pour nous, ce qui se dessine, sur un ton sombre, c’est un renforcement inquiétant du rôle de l’OTAN, dont on connaît les méthodes : encore plus de militarisme, d’autoritarisme, de répressions, d’ingérences et d’interventions. Pour les Ukrainiens et les Russes qui résistent aux pouvoirs qu’ils affrontent, le risque de croire qu’il suffirait, pour s’en sortir, de lécher le miel de la démocratie libérale et de l’État de droit. Il y a quelques jours, à Barcelone, un jeune Russe m’a demandé ce que devrait faire l’opposition dans son pays. Mi-blagueur mi-sérieux, je lui ai répondu que le mieux serait qu’elle occupe les usines, les autogère et crée des soviets partout... Comme en 1905 et en 1917 ! Si mon incitation relevait d’une sorte de toast au Soleil, elle était aussi l’expression la plus authentique de ce que je crois nécessaire de faire ici : tirer les freins d’urgence, redistribuer radicalement les richesses, chercher des réponses collectives, c’est-à-dire sortir du capitalisme et du spectacle à deux décors qu’il nous monte, et qui sont faits pour durer : l’écofascisme et l’effondrement.

Ces deux concepts, d’ailleurs, ne font qu’amplifier ma difficulté à comprendre ce qui se passe. Vous vous demandez peut-être comment j’arrive à faire le tri dans tout cela. La réponse est simple : je ne peux pas. Mais, après tout, je préfère mon effarement aux certitudes gratifiantes des autres. En attendant, et malgré tout : « Pas de guerre entre les peuples, pas de paix entre les classes ! »

Carlos TAIBO
(28 mars 2022)
Traduit de l’espagnol par Laura Reverte
Illustration de tête : Remedios Varo.