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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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Albert Camus, un libertaire
Article mis en ligne le 20 août 2022

par F.G.


■ Cet hommage de l’ami Jordi Torrent Bestit [1] à l’auteur de L’Homme révolté a été prononcé à la Journée d’hommage à Albert Camus célébrée le 19 avril 2018 à la Bibliothèque Gòtic-Andreu Nin de Barcelone. La version française que nous en donnons ici a été traduite à partir du texte légèrement modifié et augmenté inséré dans le n° 44 – juin 2018 – de la revue Trasversales [2].



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Il existe, on le sait, une abondante bibliographie sur Albert Camus et son œuvre. Et de même sur sa trajectoire personnelle de résistant pendant l’occupation nazie, d’intellectuel antifasciste indéfectiblement engagé dans la défense des républicains espagnols vaincus [3], de figure de proue des courants existentialistes de l’après-guerre et, enfin, de personne privée, de simple être humain ayant éprouvé, pendant la guerre d’Algérie, des sentiments dramatiquement contradictoires sur un conflit déchirant.

Demeure, cela dit, une caractéristique de l’écrivain qui, sans être ignorée, n’a fait l’objet, ces dernières années, d’aucune attention spécifique [4] – je dis bien spécifique. Je veux parler de l’étroite relation que Camus entretint avec le mouvement libertaire. Il me semble que, dans l’hommage qui nous réunit ici aujourd’hui, il n’est pas déplacé d’esquisser, même superficiellement et en termes simples, quelques-uns des éléments attestant de cette profonde et permanente corrélation.

Bien avant qu’il ne revendique, dans une lettre à Gaston Leval, son double attachement à Bakounine – « Bakounine vit en moi » – et à la tradition syndicaliste révolutionnaire, l’une des sources d’inspiration de L’Homme révolté, la proximité de Camus avec l’anarchisme est née, pourrait-on avancer, d’une série d’expériences politiques personnelles sans lien direct avec cette pensée.

Quelques événements significatifs peuvent ainsi être mentionnés : la révolte des mineurs asturiens de 1934, l’expulsion du jeune Camus de la section algérienne du Parti communiste français – dans lequel il milita de 1935 à 1937 – en raison de son désaccord avec la politique ouvertement colonialiste du gouvernement du Front populaire, sa fréquentation des milieux d’exilés espagnols à Oran et sa découverte de l’exploitation de la population berbère de la région de Kabylie, qu’il décrivit en termes très sévères, en juin 1939, dans un long reportage pour Alger républicain [5] dans lequel il ne manquait pas de souligner que le peuple kabyle « a vécu sous les lois d’une démocratie plus totale que la nôtre » dans la mesure où, au niveau local, elle s’inspirait de principes fédératifs dignes d’attention.

J’ouvre ici une brève parenthèse en avançant l’hypothèse que ces premières expériences fondèrent, en lien avec ses pauvres origines familiales, la genèse de cette double fidélité de toute une vie : « Il y a la beauté et il y a les humiliés, disait-il. Quelles que soient les difficultés que l’entreprise peut présenter, je ne serai jamais infidèle ni à la seconde ni à la première. » Je referme la parenthèse.

La question demeure ouverte de savoir pourquoi les biographes les plus fiables et documentés de Camus – Herbert R. Lottman et Olivier Todd – ont-ils négligé, ou au moins minimisé à ce point la question de son identification à la pensée libertaire. Il aura fallu attendre la publication récente des travaux de Lou Marin [6] pour saisir pleinement l’importance décisive qu’eurent, dans sa découverte de la pensée et de l’action anarchistes, deux figures féminines de haut vol – celle de Rirette Maîtrejean et celle de Simone Weil –, élément d’autant moins négligeable qu’il infirme la malveillante opinion colportée par Simone de Beauvoir selon laquelle Camus aurait été incapable de valoriser chez la femme autre chose que des qualités associées à sa condition d’objet sexuel dont on peut faire sa proie.


Anarchiste et ancienne compagne de Victor Serge, Rirette Maîtrejean s’est liée d’amitié avec Camus au journal Paris-Soir. Elle avait alors cinquante-trois ans et y travaillait comme correctrice quand Camus y était lui-même, à vingt-sept ans, secrétaire de rédaction. Lors de l’occupation allemande, la plupart des employés du journal quittèrent la capitale, pour Clermont-Ferrand d’abord, pour Lyon ensuite. À partir de cette expérience partagée, Camus et Maîtrejean tissèrent une relation durable. C’est elle qui, dans les années 1950, mit Camus en contact avec certaines des personnalités les plus actives du syndicalisme révolutionnaire, de l’anarchisme ou du marxisme anti-autoritaire, notamment certains collaborateurs de La Révolution prolétarienne. Pour mémoire, j’en cite quelques-uns : Alfred Rosmer, Pierre Monatte, André Prudhommeaux, Louis Lecoin, Jean-Daniel Martinet, Maurice Joyeux.

Il convient de souligner que, contrairement à Sartre, qui n’a jamais donné une seule ligne à une publication libertaire, constante fut la collaboration de Camus avec des revues et journaux libertaires, tout comme sa participation aux rassemblements et conférences organisés par les anarchistes espagnols en exil. Ainsi, six jours seulement avant l’accident fatal qui lui coûta la vie, Camus avait été interviewé, dans ce que l’on peut considérer comme son dernier acte politique, par la revue anarchiste Reconstruir de Buenos Aires.

Quant à Simone Weil, philosophe à l’œuvre et au parcours très singuliers – elle participa à la guerre civile espagnole comme milicienne de la colonne Durruti sur le front d’Aragon et, membre de la « France libre », organisation de résistance gaulliste, mourut à Londres à l’âge de trente-quatre ans –, on peut dire que c’est sans doute grâce à elle que Camus saisit l’importance et la valeur de la pensée de Proudhon. Considérable fut, en effet, l’influence exercée sur Camus par la pensée politique et sociale de Simone Weil, qui se définissait elle-même comme une « hérétique par rapport à toutes les orthodoxies ». Roger Quilliot, responsable de l’édition des œuvres complètes de Camus à « La Pléiade » (Gallimard), souligna ainsi que « la sympathie que (Simone Weil) suscitait chez Camus a contribué à le rapprocher des milieux syndicalistes révolutionnaires dans lesquels elle évoluait depuis longtemps et où il trouvait une flamme intransigeante identique ».

Chez Simone Weil, ce que Camus admire le plus, c’est sa capacité à lier la théorie et la pratique, à sacrifier sa vie personnelle – via l’anarcho-syndicalisme – au nom du projet émancipateur. Par ailleurs, il partage la perspective weilienne à partir de laquelle la philosophe aborde des questions comme le pacifisme (pour elle, comme pour Camus, Gandhi était une figure digne d’un grand respect), les apories causées par la tension permanente entre liberté, égalité et justice et, plus particulièrement, la violence révolutionnaire, thème très discuté dans les milieux libertaires et sur lequel Camus n’a cessé de réfléchir, partant de l’hypothèse, centrale dans son essai L’Homme révolté, que la violence est inévitable, mais à condition qu’elle soit soumise à autolimitation pour ne pas se voir délégitimée par ses excès.

C’est précisément cette thématique qui conduisit Simone Weil à écrire une lettre à Georges Bernanos après la publication, en 1938, des Grands Cimetières sous la lune, dénonciation véhémente de la répression franquiste à Majorque, où Bernanos vivait au moment du soulèvement militaire. Ce témoignage était d’autant plus inhabituel qu’il provenait d’un auteur monarchiste et catholique dont le fils lui-même était phalangiste. Weil se tourna vers Bernanos pour l’informer que, sans égaler l’horreur des massacres franquistes, des crimes avaient également été commis dans le camp républicain et qu’ils ne pouvaient que jeter de l’ombre sur la cause de justice et d’égalité pour laquelle la République se battait. Ce fut Camus qui, en 1954, soumit la lettre de Simone Weil à la revue libertaire suisse Témoins [7], qui la publia. Son contenu ne manqua pas de susciter l’indignation de nombre d’ex-combattants républicains.

Nouvelle brève parenthèse... Bien sûr, il ne serait jamais venu à l’esprit de Simone Weil ou d’Albert Camus de se prononcer sur la violence révolutionnaire comme l’a fait Jean-Paul Sartre en 1973 : « Il est nécessaire pour un régime révolutionnaire de se débarrasser d’un certain nombre d’individus qui le menacent ; je ne vois pas d’autre procédé que la mort. Il est toujours possible de sortir de prison. Il est probable que les révolutionnaires de 1793 n’ont pas tué suffisamment. » Parenthèse refermée.

Autre preuve de l’admiration que Camus vouait à la figure et à l’œuvre de Simone Weil, sa décision d’intégrer au catalogue de la collection « Espoir » de Gallimard, dont il était le directeur, pas moins de sept de ses ouvrages, dont La Condition ouvrière. Par ailleurs, Camus travailla depuis 1946 à l’édition des écrits historiques et politiques [8] de Simone Weil – qui paraîtront en 1960, au lendemain de sa mort.


Quelques notes d’ordre plus général pour conclure, en espérant qu’elles ne seront pas jugées trop périphériques en regard du sujet abordé.

Dans une lettre à Panaït Istrati, Victor Serge affirmait qu’il fallait défendre farouchement l’idée de révolution comme cause des hommes et de l’avenir, mais aussi contre ses propres maladies et ceux qui les entretenaient. Les réserves politiques que l’on peut encore percevoir à l’égard de Camus dans certains cercles de gauche peuvent être attribuées, pour une grande partie et avec une certitude raisonnable, à l’obstination dont il fit preuve dans sa dénonciation du rôle mystificateur joué par nombre d’intellectuels de son temps trop enclins à entretenir les « maladies » du projet émancipateur par déformation des faits et manipulation de la vérité – une vérité qui, plutôt que de la vertu, relevait pour Camus de la passion (c’est pourquoi, faisait-il remarquer, la vérité est souvent si peu charitable). Camus manifesta avec constance, en effet, un rejet radical de toute conception instrumentale de la vérité – telle que défendue par Sartre notamment, pour qui l’idée vraie était liée à l’action efficace. Là encore proche des postulats libertaires, Camus était doté d’une conscience aiguë de l’immense dommage qu’une telle conception pouvait infliger au projet émancipateur en ouvrant la brèche au pragmatisme le plus vulgaire – religion naturelle de presque toutes les canailles, disait Antonio Machado. Ce pragmatisme qui a beaucoup servi – et sert encore – à légitimer les épisodes les moins édifiants de notre contemporanéité.

Camus se rapprocha du mouvement libertaire et de certaines figures du marxisme anti-autoritaire par besoin d’y trouver d’autres clés d’interprétation de la réalité passée et présente, des clés moins intrinsèquement liées au caractère fantasmagorique des lois déshumanisées de l’Histoire et qui font si peu de cas, dans la pratique, de l’admirable capacité créatrice de tout collectif anonyme désireux de se libérer de l’exploitation économique et de la domination politique. Tout laisse à penser qu’il y avait aussi dans cette approche un désir de rencontrer des individus dotés d’une plus grande dignité humaine et politique que celle qui émanait des milieux sophistiqués de la frivole intelligentsia parisienne philo-communiste – entendons par-là philo-stalinienne – de son époque.

Par-delà la reconnaissance universelle que lui valut son grand talent d’écrivain, Camus paya à un prix fort de solitude, de mépris et d’incompréhension son refus réitéré de devenir un compagnon de route – un de plus ! – du PCF et son inébranlable conviction qu’aucun positionnement opportuniste ne justifiait de purger le débat politique de ses indispensables implications éthiques. Cette attitude lui valut d’être suspecté de moralisme bourgeois – un « anarchiste sentimental », dira de lui Tony Judt. Tout comme ses positions sur le conflit franco-algérien inspirèrent, dans une claire démonstration d’ignorance et de bêtise, le jugement d’Edward Saïd selon lequel il n’aurait été qu’une « figure tardive de l’impérialisme ».

Tout atteste ainsi que ce « Ah ! oui, Camus écrivait bien, mais pensait mal » est encore destiné à faire long feu. Mais peu importe. Pour de nombreux lecteurs, Camus demeure un auteur qui mérite d’être lu pour ce qu’il fut, et indépendamment des jugements de ses commentateurs, ceux-là mêmes qui ne lui pardonnèrent jamais d’avoir, eu égard aux nombreuses réalités ignominieuses de son temps, eu raison avant l’heure. Il perçut, en effet, que l’une des composantes essentielles de la résignation et de la servitude – cette passion du XXe siècle – tenait au fait que s’installait, au creux de son temps, la croyance que le mal était le bien et l’idée que l’on n’y pouvait rien. Cette détestable abstraction, Camus la combattit sans équivoque et avec la même intensité que nombre de syndicalistes révolutionnaires et de marxistes anti-autoritaires de son époque.

Jordi TORRENT BESTIT
[Traduit de l’espagnol par Freddy Gomez]


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