■ Jordi Torrent Bestit (1943-2020), l’auteur de ce texte [1], fut un ami indéfectible et un abonné fidèle de notre revue, puis de notre site. Discret, chaque fois qu’il nous donnait de ses nouvelles c’était pour nous encourager à persister dans nos cheminements buissonniers. Sa culture était vaste. Son acuité de jugement aussi. Libertaire dans le moindre détail de ses refus, il manifestait pour la culture française de la dissidence un intérêt particulier et jamais démenti. Grand connaisseur de Castoriadis, avec qui il avait entretenu des contacts épistolaires suivis, il s’en était fait, sur le territoire espagnol, l’un de ses plus fins analystes.
La mort de l’ami Jordi à l’été 2020, des suites du Covid, nous priva d’une voix singulière, celle d’un homme de modestie, de délicatesse et de conviction dont chaque jugement nous rendait plus apte à poursuivre, dans l’esprit que nous affectionnons et qui tient pour beaucoup à notre méfiance des identités fixes, la tâche critique qui est la nôtre et qui aspire au décloisonnement de la perspective émancipatrice de quelques-unes de ses anciennes certitudes.
C’est donc en hommage à l’ami disparu que nous avons traduit en langue française ce beau texte sur Walter Benjamin qu’il avait publié en mars 2010 sur le site « Rebelión ». Il y en aura d’autres car, pour nous, les amis morts continuent de vivre.– À contretemps.
Walter Benjamin (1892-1940) est un auteur dont on ne saurait dire qu’il serait éditorialement marginalisé en Espagne. Depuis les premières traductions (généralement insatisfaisantes) de ses textes, réalisées par Jesús Aguirre pour l’éditeur Taurus à la fin de la période franquiste, jusqu’à la l’édition actuelle des premiers volumes de ses œuvres complètes (en cours de publication chez Abada), Benjamin n’a jamais cessé d’être à la portée du lecteur désireux de connaître les élucidations critiques fondamentales de ce penseur pluridisciplinaire et, en tant que tel, allergique – tant dans la forme que dans le contenu – à toute tentative d’assimiler la réflexion philosophique à la construction d’un système fermé. Néanmoins, on peut se demander s’il n’est pas un philosophe beaucoup plus cité que réellement lu [2], un trait qui, s’il devait se confirmer, le rapprocherait d’autres auteurs de la tradition émancipatrice. Bien sûr, une telle hypothèse ouvre immédiatement sur une série de questions à propos du rapport que l’on peut/doit (ou doit/peut, ce qui n’est pas exactement la même chose) entretenir avec les écrits de ladite tradition, sujet sur lequel nous ne saurions nous attarder, car tel n’est pas le but de ce texte.
À notre avis, le papillonnage de citations évoqué autour de ces auteurs est le résultat d’une tendance récurrente – qui tend d’ailleurs à refaire surface en toute époque de restauration et de défaite : la nôtre en est clairement une – à les muséifier en exposant leur vie et œuvre dans une vitrine d’objets curieux issus d’un passé aussi lointain qu’étrange. Il est probable que cette tendance soit également à l’origine de la difficulté, signalée il n’y a pas si longtemps par Carlos Piera à propos de Benjamin [3], que rencontre de plus en plus la tentative de les sauver des exégètes qui veulent en faire une affaire de culture exclusive. La présente note n’a, elle, d’autre objet que de se livrer, sur ce terrain, à une modeste incursion en certains sentiers praticables.
Il est vrai que, loin d’être innocente, la conversion des écrits de Benjamin en culture, du moins dans le sens où l’indique le commentaire de Piera, doit être attribuée à de multiples facteurs et circonstances. Il convient également de noter que cette conversion est loin d’être posthume. Et d’ajouter que l’intentionnalité des deux principaux auteurs de cette manipulation précoce relève de motifs plus politiques que culturels. Pour le reste, il ne convient guère de qualifier Max Horkheimer et Theodor Adorno d’exégètes. Les deux étaient bien plus que cela. Ils étaient, au-delà de leurs occupations de premier plan – c’est surtout vrai pour Adorno –, des amis de Benjamin, élément non essentiel pour ce qui suit.
L’histoire est connue, mais il n’est peut-être pas inutile de s’y arrêter brièvement. Au cours des années 1930, les difficultés matérielles et intellectuelles auxquelles Benjamin est confronté depuis longtemps, empirent. Exilé de l’Allemagne nazie en raison de sa double qualité de juif et d’auteur identifié à la gauche d’orientation marxiste, il a erré sur diverses routes du continent (en « vagabond céleste », pourrait-on dire) avant de se fixer définitivement à Paris. « S’installer définitivement », pour le cas, est une expression résolument inappropriée : pendant les sept années qu’il passa dans la capitale française (quittée in extremis en juin 1940, la veille de son occupation par les troupes d’Hitler), Benjamin n’eut jamais de domicile ni d’emploi stables (pour ce qui est du premier, il déménagea dix-sept fois sur une si courte période !). En 1933, il commença à collaborer à l’Institut de recherches sociales dirigé par Horkheimer, dans la revue duquel, Zeitschrift für Sozialforschung, l’auteur des Passages publiera un large éventail de textes.
Contraint lui aussi à l’exil, l’Institut, après une année passée à Genève, put finalement trouver un hébergement financier aux États-Unis, où certains des membres de la période francfortoise, ainsi que d’autres nouveaux venus, purent continuer à travailler relativement normalement, à l’abri des turbulences européennes, sous la stricte surveillance, comme par le passé, de Horkheimer et d’Adorno. Entre-temps, la survie de Benjamin, atteint d’une grave maladie cardiaque, apatride (il avait été déchu de sa nationalité allemande), sans ressources financières et de plus en plus isolé dans un pays galopant vers l’abîme, dépendait énormément – c’est le moins que l’on puisse dire – du modeste soutien financier, intermittent et jamais assuré [4], que ses amis de l’Institut, désormais basé à New York, pouvaient lui apporter. À partir de 1939, Horkheimer et Adorno tentèrent, compte tenu des risques croissants que Benjamin encourait en France, de lui obtenir un visa d’entrée aux États-Unis. Ces efforts n’aboutirent à rien. Notamment parce que Benjamin se montra très réticent à quitter la France jusqu’au dernier moment. De la même façon d’ailleurs, il ne fit preuve d’aucun enthousiasme à l’idée d’émigrer en Palestine, comme son ami Gershom Scholem l’y incita à diverses reprises [5].
Tant Horkheimer qu’Adorno, qui étaient de plus en plus disposés à déplacer – en les diluant – les catégories marxistes dans le champ de la psychologie sociale, ainsi qu’à assumer que la responsabilité d’une éventuelle séparation entre la théorie et la praxis devait toujours peser sur cette dernière, sont néanmoins restés attachés, du moins formellement, aux dogmes de la Théorie Critique. D’où – mais pas seulement, comme nous le verrons par la suite – le fait que, malgré l’intérêt qu’ils lui portaient, l’inclassable programme de travail que Benjamin s’était tracé suscitait chez eux une suspicion évidente. En effet, ils jugeaient nébuleuse et insuffisamment dialectique la cartographie imaginaire de la modernité que Benjamin se proposait de dresser du XIXe siècle en prenant Paris comme centre fantasmagorique, ce qui ne les empêchait pas d’y voir une tentative – sans précédent ni continuité – fondée sur une intentionnalité culturelle et politique réellement novatrice. Poussés par une méfiance qui n’est pas sans rapport avec la relation étroite – et non sans problèmes – qui unissait Benjamin à Brecht (véritable bête noire d’Adorno), ils conseillèrent au premier de modifier certaines de ses interprétations et d’éliminer – ou de remplacer, selon le cas – des formulations et des termes trop imprégnés d’éléments de nature idéologique, et qui, selon Horkheimer et Adorno, pouvaient facilement être perçues comme relevant d’une profession de foi politique penchant par trop vers le radicalisme. Compte tenu de sa situation personnelle précaire, Benjamin, même humilié au plus haut point, n’eut d’autre choix que de céder à cette pression corrective insistante exercée sur ses manuscrits.
Au vu de l’évolution de l’affaire, le mot de chantage fut utilisé concomitamment par certains amis de Benjamin – dont sa cousine, Hannah Arendt, et Gershom Scholem – pour caractériser l’attitude adoptée en ces moments cruciaux par Horkheimer et Adorno. Naturellement, ce terme fut rejeté avec véhémence par les inconditionnels collaborateurs de l’Institut. Ce fut le cas, par exemple, de Leo Löwenthal, ami et proche collaborateur de Horkheimer. Dans un long entretien autobiographique publié en 1980, Löwenthal exprime son indignation face aux preuves documentaires qui continuent de montrer le peu de marge de manœuvre physique et morale dont disposait Benjamin pour se défendre contre le mauvais traitement de sa dignité intellectuelle. « C’est en vain que vous chercherez une seule lettre, argumente Löwenthal devant son interlocuteur, dans laquelle il [Benjamin] proteste contre quelque suppression introduite par nous dans ses textes » [6]. Cette affirmation est aussi fausse qu’inique. Fausse, car les échanges épistolaires entre Benjamin, Horkheimer, Adorno et Gretel Adorno démontrent clairement, comme le souligne Bernd Witte dans son étude biographique sur Benjamin, que ce dernier « protestait à chaque fois avec véhémence » [7] contre la censure répétée dont ses textes étaient l’objet. Inique, car, étant fausse, l’affirmation frise le cynisme le plus flagrant quand elle laisse entendre que le silence de Benjamin prouverait implicitement qu’il aurait donné son « consentement » – pour reprendre les propres mots de Löwenthal – à tout ce que Horkheimer lui aurait proposé afin de « préserver la revue en tant qu’organe scientifique », comme il l’écrivit à Benjamin dans une lettre célèbre.
Tout en admettant que le terme de chantage a quelque chose d’insolent, voire d’infamant, on ne peut s’empêcher, cela dit, de percevoir dans cet épisode une certaine forme d’insalubrité intellectuelle et morale. Le prix à payer pour la préservation de la revue « en tant qu’organe scientifique » impliquait de dépouiller les textes de Benjamin de toute connotation politique ne correspondant pas au souci de fonder les activités de l’Institut sur un terrain exclusivement culturel. Et il convient de noter que Benjamin ne fut pas la seule victime à cet égard. Autre collaborateur marxiste de l’Institut, Siegfried Kracauer interdira strictement, par exemple, toute publication dans la revue d’un de ses textes après avoir constaté à quel point toute allusion politique radicale s’y voyait expurgée par la plume rouge de son ami Adorno [8].
Bruno Tackels, auteur d’une vaste étude biographique sur Benjamin [9], analyse dans le détail – en s’appuyant notamment sur l’examen de la correspondance à laquelle nous venons de faire référence – les modifications substantielles, « suggérées » notamment par Horkheimer, que Benjamin introduisit dans le manuscrit de l’un de ses titres les plus emblématiques : L’Œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique, texte conçu à l’origine comme une propédeutique introductive aux Passages, œuvre pour laquelle Benjamin ne cessait de rassembler des matériaux. Tackels étudie quatre versions différentes de ce texte – rien de moins ! –, dont il note et interprète l’évolution, de son départ politique à son arrivée culturelle, à partir des « variations » successives introduites par l’auteur.
Quel était l’horizon vers lequel, bon gré mal gré, pointaient les intentions de Horkheimer lorsqu’il priait instamment Benjamin de modifier son manuscrit de L’Œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique ? S’il n’est pas nécessaire de se perdre en conjectures sur ce sujet, il convient néanmoins de pointer à nouveau le fait que Benjamin fut bien contraint d’adoucir son trait en édulcorant ses propos des tournures et expressions susceptibles d’être identifiées à des positions marxistes explicitement politiques et, par conséquent, non conformes à l’image de respectabilité académique que tant Horkheimer qu’Adorno souhaitaient conférer aux activités de l’Institut dans sa nouvelle phase nord-américaine. Il était certainement essentiel pour façonner cette respectabilité que le matérialisme critique ne s’exprime pas dans des formulations politiquement incorrectes susceptibles de contrarier les autorités d’accueil. Dans sa célèbre étude sur l’École de Francfort, Martin Jay, historien pourtant peu enclin à juger sévèrement certains des épisodes les moins édifiants du parcours intellectuel et politique de l’École, admet qu’ « il est parfaitement clair que l’Institut ne se sentait pas en sécurité aux États-Unis et voulait éviter de compromettre sa position » [10].
Il s’agissait donc bien de réorienter la charge radicale du manuscrit original de Benjamin vers le terrain beaucoup plus aseptisé, du moins en principe, de la culture. Soit dit en passant : certains membres de l’École dite de Francfort – et Adorno en particulier – conféraient au terme « culture » un sens ambigu, proche de l’élitisme. Rien ne pouvait être plus étranger à Benjamin qui, malgré sa réputation d’auteur difficile d’accès, détesta toujours toute approche fondée sur la mythologie spenglerienne de l’existence supposée de « minorités choisies ». Limitons-nous ici à mettre en évidence quelques-unes des modifications terminologiques imposées en laissant de côté celles relatives au noyau interprétatif du manuscrit de Benjamin, qui sont d’une portée beaucoup plus grande et dont l’approche critique supposerait une ambition excédant le champ de cette note. Horkheimer procéda à la suppression du premier chapitre du texte, le plus explicitement politique, en même temps qu’il modifia des expressions telles que « fascisme » (remplacé par « État totalitaire »), « guerre impérialiste » (remplacé par « guerre moderne »), « réactionnaires » (remplacé par « conservateurs »), « communisme » (remplacé par « forces constructives de l’humanité »), etc. Ce bref échantillon atteste d’un fait vraiment étonnant qu’exprime ainsi Tackels : « Benjamin, victime absolue du fascisme en action, se voit ordonner par ses “amis”, victimes relatives et confortablement protégées (du fascisme) de ne pas prononcer le mot fascisme » [11]. Tout cela, soit dit en passant, une décennie avant l’apparition sur la scène du sénateur Joseph McCarthy...
Ce mois de septembre [2010] marquera le soixante-dixième anniversaire du suicide de Walter Benjamin à Port-Bou, dont la fosse commune du cimetière abrite la dépouille comme allégorie d’une modernité qu’il s’efforçait de démêler. N’avait-il pas de même souligné dans son dernier texte – Sur le concept d’histoire – que « la construction de l’histoire » devait être dédiée à la mémoire des sans-nom, étant donné qu’ « il est plus difficile de célébrer la mémoire des sans-nom que celle des renommés » ?
Parmi les papiers retrouvés dans la chambre où le philosophe acheva sa vie, une note se détache. On peut y lire : « Dans une situation sans issue, je n’ai pas d’autre choix que d’en finir. C’est dans un petit village des Pyrénées où personne ne me connaît que ma vie va se terminer. Je vous demande de transmettre mes pensées à mon ami Adorno et de lui expliquer la situation dans laquelle j’ai été plongé. Je n’ai pas assez de temps pour écrire toutes les lettres que j’aurais voulu écrire » [12]. Ainsi, dans ses dernières heures, se sachant l’un de ces « sans-nom », Benjamin se tourna une fois encore, et pour la dernière, vers l’homme qui l’avait justement forcé à admettre le caractère illusoire de certains des espoirs qu’il avait sans doute nourris à l’égard de la probité intellectuelle de ses amis d’Amérique. Les premiers qui, du haut de leur célèbre et illustre piédestal, avaient tenté de transformer ses écrits en culture.
Jordi TORRENT BESTIT
[Traduit de l’espagnol par Freddy Gomez]