Je préfère le chemin que je fraie à celui que je trouve.
Seuls les drapeaux s’accommodent des voies tracées.
Aucune époque n’a disposé comme la nôtre des possibilités d’affranchir l’homme de l’oppression et jamais un tel manque de conscience n’a propagé autant de résignation, d’apathie, de fatalisme. Esclave, depuis des millénaires, d’une économie qui exploite son travail, l’homme a si peu misé sur son autonomie et sur ses facultés créatrices qu’il risque de se laisser emporter par la révolte impuissante, le ressentiment et cette peste émotionnelle si prompte à aveugler l’intelligence sensible et à se jeter dans la barbarie. Ceux qui jadis bravaient l’armée, la police, la mitraille et les tanks s’indignent en manifestant à date fixe mais n’osent pas affronter leurs patrons de peur de perdre un emploi que l’effondrement du système est en train de leur ôter. L’idée ne leur vient même pas d’occuper des usines qu’ils sont seuls capables de faire marcher, alors que l’incompétence des hommes d’affaires les liquide en les jouant en Bourse, en les perdant, en licenciant les travailleurs et en poussant le cynisme jusqu’à leur faire rembourser les sommes escroquées.
Comme le confirment partout les élections dites « libres », la débilité des gouvernements n’a d’autre support que la débilité croissante des foules, s’épuisant en résignation amère et en colères sans lendemain. La société de consommation a transformé les citoyens en démocrates de supermarché, dont la jouissance fictive s’assume à court terme et dans la crainte de n’avoir pas, à long terme, de quoi la payer. La pensée s’est faite larvaire. Elle se nourrit d’idées reçues, ridiculisées depuis des décennies. On voit ressurgir les détritus de ce nationalisme, cause d’innombrables guerres et de massacres. Il n’est pas jusqu’aux religions en déroute qui ne tentent de se relever en prenant appui sur la vogue d’un mahométisme où la foi religieuse s’efface de plus en plus au profit du populisme.
Nous sommes environnés de moutons qui rêvent de devenir bouchers. C’est à la mort et au déclin qu’ils croient le plus fermement. Ils sont épris de leurs terreurs. Plus ils savent qu’ils s’enliseront dans l’ornière et n’atteindront qu’à des impasses, mieux ils s’obstinent à dépérir dans le confort de la décrépitude auquel leur science se consacre.
Pourtant il faudra bien qu’ils se réveillent, maintenant que le capitalisme s’effondre, implose comme cet empire dit « communiste », hier encore réputé invincible. Il faudra bien qu’ils lâchent prise, ceux qui s’y accrochaient en le consommant et ceux qui s’y engluaient dans une critique rageuse et stérile. Il faudra bien qu’ils réapprennent à se redresser, à marcher, à rejeter les béquilles imposées par un pouvoir qui, depuis des siècles, les persuade de leur incapacité de se gouverner eux-mêmes. N’est-ce pas le moment de rappeler les mots de Loustalot, proclamant lors de la Révolution française : « Les grands ne sont grands que parce que nous sommes à genoux. Levons-nous ! » N’est-ce pas le moment de restaurer l’autonomie des individus et de jeter les bases d’une société autogérée ?
En révoquant un passé d’oppression, nous redécouvrons le cours de l’émancipation qui, tel un fleuve souterrain, n’a jamais cessé de saper les stratifications de la barbarie. La Commune de Paris, les conseils d’ouvriers, de paysans et de soldats dans la Russie de 1917, les soviets de marins à Cronstadt en 1921, les collectivités libertaires d’Andalousie, de Catalogne et d’Aragon de 1936-1937 remettent en lumière une expérience psychologique et sociale qui, interrompue prématurément par une impitoyable répression, n’a fait que s’esquisser et aspire à se poursuivre et à s’affiner. Ce qui a été soigneusement occulté par l’histoire officielle reparaît aujourd’hui dans son insolente modernité. Si les pionniers de la liberté individuelle et collective ressurgissent du passé, n’est-ce pas que notre présent a besoin de leur exemple pour restaurer une volonté d’émancipation, ensommeillée depuis des décennies ?
À la croisée de nos chemins surgissent des êtres aussi divers que Jörg Ratgeb, Jöst Fritz, Sébastien Castellion, La Boétie, Cyrano de Bergerac, Jean Meslier, Henri Joseph Du Laurens, Robert Misson, Matthias Knützen, Twistelwood, Blake, Hölderlin, John Brown, Claire Démar, Tahiri (dite Qurratu’l-Ayn), Ernest Cœurderoy, Ravachol, Louise Michel, Bonnot, Mecislas Goldberg, Marius Jacob, Flores Magón, Pouget, Albert Libertad, Zo d’Axa, les soldats qui se mutinèrent contre la grande boucherie de 1914-1918, Anton Ciliga, Victor Serge, Jan Valtin, Vassili Grossmann, Ret Marut dit Traven, Sabaté, Ascaso, Durruti, Constant Malva, Manouchian, Armand Robin, Joe Hill, Frank Little, Jean Malaquais, Maurice Blanchard, Arthur Koestler, Walter Benjamin, Ödön von Horváth, Victor Kravchenko et tant d’autres qui, dans une indicible solitude, se dressèrent contre l’oppression et contre l’imposture des libertés marchandes. Comment ne pas saluer au passage les combattants juifs du Bund qui luttèrent à la fois contre l’antisémitisme et contre la cochonnerie religieuse inculquée dès l’enfance, parce qu’ils combattaient avant tout l’exploitation de l’homme par l’homme ?
En ramenant au grand jour le Mouvement du Libre-Esprit, que l’histoire frelatée du christianisme s’employait à dissimuler, j’ai montré qu’à l’encontre du mensonge, communément reçu, d’une religiosité omniprésente au Moyen Âge, la résistance à la prégnance chrétienne n’a cessé, du XIIe au XVIe siècle, d’opposer au puritanisme hypocrite de l’Église et à son mépris de la nature humaine et terrestre la liberté des désirs, de la jouissance amoureuse, de l’affranchissement individuel et de la solidarité.
On doit au Karmate Abou Tahir, qui, en 930, s’était emparé de La Mecque, pillant la ville, massacrant les pèlerins et s’emparant de la Pierre Noire, le propos : « En ce monde, trois individus ont corrompu les hommes : un berger [Moïse], un médecin [Jésus] et un chamelier [Mohammed]. Et ce chamelier a été le pire escamoteur, le pire prestidigitateur des trois. » Il a non seulement inspiré Averroès qui déclare : « La religion judaïque est une loi d’enfants, la chrétienne une loi d’impossibilité et la mahométane une loi de pourceaux. » Il a aussi accrédité l’existence du Livre des trois imposteurs, ou De l’inanité des religions, qui hante l’imagination du Moyen Âge sans que l’on n’ait jamais trouvé sa trace (il a été attribué à Frédéric II ou à son chancelier, Pierre de La Vigne, mais sa seule version connue, antidatée 1598, a été composée vers 1753). On en retrouve pourtant des échos chez le Portugais Thomas Scoto, professeur à l’école des Décrétales de Lisbonne, poursuivi en 1344 par l’Inquisition pour avoir nié les dogmes, assuré que le monde serait mieux gouverné par les philosophes que par les théologiens et déclaré : « Trois imposteurs ont trompé le monde. Moïse a trompé les juifs, Jésus les chrétiens et Mahomet les sarrasins ». Brûlé à La Haye en 1512, Herman de Rijswijck affirmait : « Le monde a été de toute éternité et n’a pas commencé par la création, qui est une invention du stupide Moïse », « le Christ fut un imbécile et le séducteur des hommes simples », « j’estime que notre foi est une fable comme le prouvent les bouffonneries de notre Écriture, les légendes bibliques et le délire évangélique ».
La démarche des partisans du Libre-Esprit professe moins le refus de la religion que son dépassement. Dieu est nié en ce sens qu’étant présent en chacun il suffit d’en prendre conscience pour s’affranchir des entraves et des lois du pouvoir spirituel et temporel.
Groupés autour du philosophe Amaury de Bène, les amauriciens seront exécutés en 1209 parce qu’ils niaient le péché et prônaient la prééminence du désir. La béguine picarde Marguerite Porète subira le même sort en 1310 pour avoir identifié Dieu et les libertés de nature dans son livre Le Miroir des simples âmes (le texte nous est parvenu avec d’évidentes interpolations, visant à lui prêter un sens purement mystique). À la même époque, la Bruxelloise Blœmardinne (vers 1250-1335) identifie l’amour charnel à la perfection du Dieu que chacun porte en soi. Son rayonnement était tel que l’Inquisition n’osa sévir contre elle, en dépit des attaques du mystique Jan Ruysbroeck. Ses idées sont reprises et pratiquées par les Homines intelligentiae, les Hommes de l’intelligence, poursuivis à Bruxelles en 1411 et qui rejettent tous les mandements de l’Église, défendent les libertés de l’amour, prônent le droit de suivre ses désirs et rejettent les interdits promulgués par les institutions cléricales et laïques. Ce sont leurs adeptes qui, fuyant la répression et enthousiasmés par les nouvelles venues de Bohème, rejoignirent les partisans de Jan Zizka dont le collectivisme avait séduit une bonne partie des hussites. Ceux-ci menaient la guerre aux catholiques, responsables de la mort sur le bûcher, à Constance, en 1415, du prédicateur Jan Hus, hostile à la corruption papale. Confronté au courant libertaire des Pikarti ou adamites, Zizka, dont les staliniens firent un héros national tchèque, ne se comporta pas moins cruellement que les inquisiteurs et envoya massivement au bûcher, en 1421, des hommes et des femmes dont le seul crime était de vouloir vivre dans une innocence édénique.
On retrouve la doctrine du Libre-Esprit chez Isabel de la Cruz, condamnée à Tolède en 1529. Pour elle et ceux que l’on appellera les alumbrados, l’illumination qui révèle la présence de Dieu conduit à une telle perfection que nul ne peut plus pécher, ni véniellement ni mortellement. L’illumination rend libre et délie de toute autorité. Faire l’amour, c’est s’unir avec Dieu. À Canillas, près de Salamanque, Francisca Hernandez (vers 1520) passe pour avoir atteint un tel degré de sainteté que la continence ne lui est plus nécessaire. Malgré les persécutions, un groupe d’alumbrados se manifesta encore à Llerena vers 1578. Rendus impeccables par l’extase orgasmique, ils prônaient une vie de liberté et d’amour, aux antipodes du puritanisme et du culte de la charogne propagé par le christianisme (l’un d’eux, raillant la Passion du Christ, disait : « À quoi bon se préoccuper chaque jour de la mort de cet homme ! »).
Éloi Pruystinck d’Anvers s’inscrit dans la mouvance du courant libertaire hostile au catholicisme et au protestantisme. Couvreur de son métier, il est de ceux qu’illusionnent les attaques de Luther contre Rome. En 1525, il traverse l’Allemagne pour aller, dans sa candeur, exposer ses idées libertaires à celui qui venait de recommander aux nobles d’exterminer les paysans stimulés par son esprit de révolte. Luther s’empressa de dénoncer aux magistrats d’Anvers « un serpent qui s’est glissé parmi les anguilles ». Arrêté en février 1526 avec neuf de ses amis, il est condamné à un châtiment léger : la pénitence publique et le port d’un signe le désignant comme hérétique. Autour de lui se constitue un groupe où de riches marchands côtoient de pauvres ouvriers, unis par le désir de jouir des plaisirs de la vie, d’établir entre eux des liens de solidarité, de rechercher leur bonheur dans le souci de ne nuire à personne. Parmi les loïstes, les pauvres accèdent à une existence sans souci pécuniaire, à la faveur d’une prise de conscience où les riches se livrent aux plaisirs, sans avoir à redouter ni les remords ni le péché ni les angoisses des possédants ni le ressentiment des dépossédés. Ne croirait-on pas à une première esquisse du projet de Fourier, voire de la Thélème imaginée par Rabelais ? La répression s’abattit sur les loïstes en I544. Plusieurs furent décapités. Éloi fut brûlé le 24 octobre.
Cependant se propagent à Lille, avec un nommé Coppin, à Rouen, à l’initiative de Claude Perceval, et jusqu’à la cour de Marguerite de Navarre, à Nérac, les idées de ceux que Calvin fustigera du nom de « libertins spirituels ». En 1546, le dictateur de Genève dénonce aux magistrats de Tournai le tailleur Quintin Thiery, qui raille les Écritures, rejette le péché et la culpabilité et mène joyeuse vie en proposant à chacun de suivre ses désirs sans se préoccuper des fables évangéliques. Quintin et ses amis seront exécutés à Tournai en 1546.
Il faudrait citer encore Noël Journet, brûlé à Metz (1582] par les protestants pour avoir relevé les incohérences, les absurdités et les horreurs de la Bible ; Geoffroy Vallée, exécuté à Paris en 1574 parce que, rejetant toutes les croyances, il dressait ce constat : « Toutes les religions ont observé d’ôter à l’homme la félicité du corps en Dieu afin de le rendre toujours plus misérable. »
« Nous nions Dieu et nous le précipitons de ses hauteurs, rejetant le temple avec tous ses prêtres. Ce qui nous suffit à nous, conscientaires, c’est la science non d’un seul mais du plus grand nombre. Cette conscience que la nature, mère bienveillante des humbles, a accordé à tous les hommes, à la place des Bibles. » Ces mots sont de Thomas Knutzen (1646-1674 ?). Partout où il passe, le jeune agitateur essaime ses pamphlets contre la religion, les consistoires et l’aristocratie. Il accréditera l’existence du mouvement international des « conscientaires » où il se faisait le porte-parole de tous les partisans de la liberté individuelle et de la destruction de toute autorité. De fait, ses écrits, publiés clandestinement par des émules, passèrent en France où Naigeon les fit connaître à son ami Diderot. On perd la trace, en 1674, de ce poète de la liberté dont la vie fut une errance et un combat permanent.
Je ne souhaite pas ajouter des contre-allées aux voies officielles de l’histoire. Je ne veux pas qu’un tribunal culturel anathématise les monarques sanguinaires, les généraux fauteurs de guerre, les inquisiteurs en tout genre, les tueurs incongrûment statufiés et célébrés dans les panthéons de la mémoire : Bonaparte, responsable de millions de morts ; Louis quatorzième, persécuteur des protestants et de la libre-pensée ; Luther, massacreur des paysans ; Calvin, assassin de Jacques Gruet et de Michel Servet ; Léopold II de Belgique, un des plus cyniques criminels du XIXe siècle, dont la pratique du « caoutchouc rouge » n’a guère ému jusqu’à présent les consciences. J’émets seulement le vœu qu’au répertoire de leurs répugnants panégyriques viennent s’ajouter la liste de leurs forfaits, la mention de leurs victimes, le souvenir de ceux qui les affrontèrent. Car il est bon que soit enseignée la connaissance des êtres qui, au nom de la générosité humaine, les ont dénoncés. En ces temps de servitudes volontaire, il est salutaire de rappeler l’audace des résistants à la tyrannie, car c’est de cette audace-là que va dépendre aujourd’hui le sort des Hommes et de la Terre.
Raoul VANEIGEM
[Offensive, n° 28, décembre 2010 [1]]