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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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Un Moyen Âge rebelle
Article mis en ligne le 4 juillet 2022

par F.G.


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L’occultation du Moyen Âge est l’une des caractéristiques de la généalogie que l’Occident s’est donnée à lui-même (aussi bien du reste dans les versions les plus conventionnelles de celle-ci que dans des œuvres plus singulières, comme celle de Michel Foucault). Balloté entre le goût pour le merveilleux et le mépris pour une époque de repli, d’immobilisme et de désordre, le Moyen Âge demeure le trou noir de l’histoire européenne : un millénaire négligeable à l’heure de comprendre la formation de l’Occident et de sa puissance. C’est pour l’essentiel aux Lumières que l’on doit cette vision d’un Moyen Âge obscurantiste avec, en contrepoint, la construction d’un référent illusoire, situé dans l’Antiquité romaine, et la radicalisation de la fausse coupure entre Moyen Âge et Renaissance. Et il faut se résoudre à constater que le schéma historiographique qui s’est mis en place à partir de la fin du XVIIIe siècle domine encore de nos jours, tant les efforts pour se débarrasser des lieux communs sur les ténèbres moyenâgeuses semblent se heurter à des habitudes de pensée indéracinables.

Dans la lutte contre l’Ancien Régime, et en premier lieu contre une Église qui continuait de jouer un rôle social dominant, le Moyen Âge est devenu le sombre repoussoir de la modernité. Les penseurs des Lumières ont tout fait pour rendre cette époque non seulement détestable, mais également incompréhensible, sinon absurde. Aujourd’hui, il est grand temps de rompre avec cette vision caractéristique de la modernité, sans pour autant tomber dans l’idéalisation romantique du Moyen Âge qui, depuis le XIXe siècle, en constitue l’envers. Il s’agit de reconnaître dans le millénaire médiéval un moment décisif dans l’histoire de l’Europe occidentale. Loin du topos qui l’associe à la stagnation, le Moyen Âge est une époque animée d’une très forte dynamique [1]. Entre le XIe et le XIIIe siècle, la population et la production agricole doublent (ou triplent dans certaines régions), soit une croissance inédite depuis la révolution néolithique et que l’on n’observera plus avant la révolution industrielle. À cela s’ajoute l’essor des villes et de la production intellectuelle et artistique, sans parler de profondes transformations de l’organisation sociale et de l’Église elle-même, ou encore de nombreuses innovations techniques. C’est cette dynamique médiévale – bien plus que l’illusoire coup de baguette magique de la Renaissance et de Temps supposés modernes – qui rend compte de la trajectoire expansive de l’Occident et de sa capacité à se saisir bientôt d’un continent entier, l’Amérique, première étape d’un processus d’occidentalisation quasi généralisée de la planète.

Il ne s’agit pas plus d’idéaliser le Moyen Âge que de le déprécier, mais tout simplement de donner à ce millénaire la place qui lui revient si nous voulons tenter de comprendre un tant soit peu la dynamique historique qui conduit à l’affirmation de la modernité capitaliste et à l’imposition planétaire de la domination occidentale. C’est dans cette optique qu’il convient notamment de prêter attention aux tensions sociales qui se manifestent au cours du Moyen Âge, soit sous forme de révoltes ouvertes, soit sous forme de résistances plus souterraines mais non moins acharnées.

Les grandes révoltes du XIVe siècle

Haut en contrastes et particulièrement troublé (peste noire à partir de 1348 ; guerre de Cent Ans ; Grand Schisme de l’Église durant lequel, de 1378 à 1417, deux, voire trois papes se disputent l’autorité sur la chrétienté occidentale), le XIVe siècle est aussi celui des grandes révoltes [2]. Nombre d’entre elles concernent les milieux urbains, comme la révolte des Ciompi, qui met Florence à feu et à sang en 1378 : s’en prenant à l’oligarchie des grands marchands, les insurgés cherchent à imposer l’égalité entre les Arts mineurs (tels ceux des cordonniers, forgerons, tailleurs de pierre, etc.) et les Arts majeurs (particulièrement les métiers de la laine et de la soie) et à garantir la représentation sociale et la participation politique des artisans les plus modestes et des compagnons [3]. D’autres révoltes éclatent dans les campagnes, comme le soulèvement des Jacques, paysans d’Île-de-France, de Picardie et de Champagne dont la violence anti-seigneuriale, en 1358, frappe tant les esprits qu’ils donneront pour longtemps leur nom à tous les tumultes des campagnes : les jacqueries. Citons aussi la lutte que les paysans aragonais engagent à partir des années 1380 contre le statut servile des remensas (nom désignant une taxe de rachat) que tentent alors d’imposer les seigneurs (ils obtiendront finalement gain de cause auprès de Ferdinand le Catholique, en 1486). Mais l’insurrection anglaise de 1381 est sans doute la plus remarquable par son ampleur, par la profondeur de ses revendications et par l’union des milieux populaires urbains et ruraux. Le détonateur en est un nouvel impôt (poll tax) décidé par le Parlement en 1377, dans le but de couvrir les dépenses occasionnées par la guerre contre la France. Il avait été fixé à 4 deniers pour chaque personne de plus de quatorze ans, indépendamment de ses revenus, puis, malgré des essais infructueux de répartition plus équitable, son montant est triplé en 1380. Le 30 mai 1381, lorsqu’un officier royal se présente à Brentwood (Essex) pour vérifier la levée de l’impôt, les villageois l’obligent à fuir. Cet incident met le feu aux poudres et les actes de rejet de la poll tax se multiplient. Des agents royaux sont chassés, voire assassinés. En quelques jours, la rébellion s’étend à tout le sud-est de l’Angleterre. Les paysans attaquent des châteaux, comme celui de Rochester, et brûlent les archives seigneuriales. Le 7 juin, apparaît Wat Tyler : on ne connaît à peu près rien de lui, hormis ses talents d’orateur et son rôle dans l’amplification et l’organisation du mouvement. Le 10, il dirige une marche sur Canterbury : les rebelles prennent la ville, brûlent les archives du comte et dévastent le palais de l’archevêque. Ils libèrent aussi les prisonniers, parmi lesquels John Ball, un prédicateur populaire qui adressait aux insurgés des propos dont le chroniqueur Jean Froissart a conservé la teneur : « Bonnes gens, les choses ne peuvent bien aller en Angleterre, ni n’iront bien, jusqu’au moment où nous mettrons tous les biens en commun, où il n’y aura plus ni vilains ni gentilshommes [4] et où nous serons tous unis. À quoi servent ceux que nous nommons seigneurs ? Pourquoi nous tiennent-ils en servage ? [...] Ils ont les vins, les épices et les bons pains, et nous avons le seigle, le retrait [5], la paille, et buvons de l’eau. Ils ont le séjour et les beaux manoirs ; et nous avons la peine et le travail, la pluie et le vent aux champs ; et de nous et de notre labeur vient ce dont ils tirent leur état. » Ces paroles, admirables par leur claire conscience de l’injustice et de l’exploitation seigneuriales, expriment l’égalitarisme qui sourd dans la conscience populaire du Moyen Âge et qui éclate dans une révolte comme celle de 1381.

Le 10 juin, on dit que les rebelles sont déjà 50 000, uniquement dans le Kent, sans parler de l’Essex et des régions plus éloignées, où les paysans se soulèvent également contre les seigneurs (principalement ecclésiastiques). Les 11 et 12, les rebelles du Kent et de l’Essex marchent sur Londres. Le roi Richard, âgé de quatorze ans, se trouve dans la Tour de Londres, défendue par quelques centaines de soldats. Le maire de la ville lui propose de résister, mais la majorité de la population urbaine, artisans et marginaux, est prête à appuyer les rebelles. John Ball répète son sermon à la foule, réunie devant la Tour, ajoutant sa fameuse question, légitimation biblique de l’égalitarisme social radical : « Quand Adam bêchait et Eve filait, où était le gentilhomme ? »

Le 13 juin, plusieurs membres du conseil municipal s’unissent au peuple urbain des petits artisans et des apprentis et aident à ouvrir les portes de la ville. Les paysans et tous ceux qui ont pris part à la marche entrent dans Londres et détruisent les palais des nobles les plus riches et les plus impopulaires. Ils reçoivent aliments et boissons et s’installent pour dormir dans les rues. Le lendemain, le roi accepte une rencontre : face à la foule, il accepte toutes les demandes présentées par Wat Tyler, notamment l’abolition du servage et la liberté du travail artisanal. Il accorde en outre sa protection aux rebelles et concède des chartes de franchise à chaque district. Beaucoup se fient à la parole du roi et pensent qu’il est possible de rentrer dans leurs villages.

Mais une multitude demeure dans la ville et, le 15, le roi doit concéder une autre rencontre. Tyler lui présente de nouvelles revendications : récupération des droits communautaires paysans – notamment sur les forêts –, confiscation des biens de l’Église et quasi-disparition de la hiérarchie cléricale. Mais une provocation permet d’assassiner Tyler. Dans la confusion qui s’ensuit, la force armée réunie par l’aristocratie entoure les rebelles, mais le roi exige qu’on leur permette de se disperser. Une fois le mouvement à Londres désactivé, l’aristocratie et le haut clergé reprennent le contrôle de toutes les provinces et, le 2 juillet, le roi révoque toutes les concessions accordées lors du premier entretien avec Tyler.

En dépit de son échec rapide, l’insurrection anglaise de 1381 est l’une des plus importantes du Moyen Âge, en raison de son ampleur presque nationale, de la clarté de sa conscience anti-seigneuriale (et anti-ecclésiale) et de l’unité réelle qu’elle a permis de manifester entre dominés ruraux et dominés urbains (c’est du reste sa force qui explique sans doute le caractère étonnamment modéré de la répression). Aux pauvres de Londres, Froissart prête ces mots, au moment de l’arrivée de la marche des paysans : « Pourquoi ne pas laisser ces bonnes gens entrer dans la ville ? Ils sont des nôtres et tout ce qu’ils font c’est pour nous. » Pourtant, ce mouvement a succombé à une image illusoire du roi, tenu pour une figure sacrée, au-dessus des conflits et non point partie prenante de la domination seigneuriale, à laquelle il serait possible d’en appeler pour trouver protection et justice. Une illusion dont bien des révoltes seront victimes jusqu’au XVIIIe siècle.

Les communautés rurales
en lutte pour leur autonomie

Avant le XIVe siècle, les révoltes ouvertes sont de bien moindre ampleur que les épisodes que l’on vient d’évoquer. Néanmoins, les résistances des villageois sont monnaie courante et rien ne serait plus regrettable que de reproduire l’image d’Épinal du serf misérable écrasé par la toute-puissance des seigneurs féodaux. Dans les siècles centraux du Moyen Âge, la majorité des paysans continuaient de dépendre d’un seigneur, mais sans pour autant être soumis à un statut servile [6]. La domination seigneuriale se caractérisait par des ponctions en travail, en espèces, en argent, ainsi que par un écheveau entremêlé d’obligations diverses, parmi lesquelles l’exercice de la justice seigneuriale jouait un rôle notable. Mais les villageois disposaient de parcelles, pour lesquelles le seigneur exigeait certes plusieurs versements annuels. Toutefois, ils pouvaient les cultiver en toute liberté et les transmettaient à leurs héritiers.

Au cours des XIIe et XIIIe siècles, la résistance presque quotidienne des paysans affrontait silencieusement et tenacement le pouvoir seigneurial afin de consolider les droits coutumiers de la communauté villageoise et de fortifier son organisation, ou encore pour limiter les prétentions du seigneur, empêcher qu’il n’exige de nouvelles taxes ou obtenir la transformation des corvées [7] en paiement en argent, dont l’inflation se chargerait bien vite de diminuer la valeur. Un exemple parmi tant d’autres : à la fin du XIIIe siècle, dans les environs de l’abbaye de San Salvadore, en Toscane, les paysans maintiennent un moulin communal en activité durant trente-cinq ans, malgré les interdictions répétées de l’abbé, leur seigneur. Ils brisent ainsi le monopole du moulin et du four, qui constitue alors dans toute l’Europe l’un des aspects majeurs, et très rémunérateur, du pouvoir seigneurial. Au même moment, l’évêque d’Osma, en Castille, se lamente des actes de ses dépendants : vol d’animaux, déviation des canaux d’irrigation, déplacement des limites de parcelles, obstruction face aux officiers de l’évêque [8]… Toutes ces actions participent d’une stratégie claire de la communauté, afin d’empêcher les projets de l’évêque qui tend à déplacer l’habitat paysan dans les zones où son contrôle serait mieux assuré. Ainsi, la communauté villageoise d’Osma démontre sa force et sa capacité de résistance face à son seigneur.

Dans presque toutes les régions d’Occident, les communautés rurales obtiennent la reconnaissance écrite de leurs droits, consignés dans des chartes de franchise. De même que dans les villes, où ces documents existent également, ils sont tantôt le résultat d’un conflit ouvert, tantôt le fruit d’un processus plus négocié. Dans le Languedoc, particulièrement dans la région de Béziers, les communautés conquièrent une forme d’organisation particulièrement avantageuse [9]. À partir du milieu du XIIIe siècle, chaque communauté villageoise élit librement ses représentants (lors d’une assemblée rassemblant tous ses membres masculins majeurs), sans intervention ni contrôle du seigneur, afin d’exercer une charge collective, renouvelée annuellement : le consulat. Le consulat possède une personnalité morale, dispose d’une maison, d’un sceau et d’un coffre pour ses fonds propres. Il obtient la concession de certaines taxes seigneuriales et peut acheter terres et biens. Il représente la communauté en cas de litige et organise tout ce qui a trait à la vie du village, notamment les travaux agraires et l’entretien des chemins. Les consuls ne reçoivent aucune rétribution et sont élus, sans possibilité d’un second mandat, par l’assemblée communale (tous les hommes de plus de quatorze ans). Le plus souvent, mais pas dans tous les villages, il revient à l’assemblée de prendre les décisions les plus importantes, les consuls étant seulement chargés de leur application.

À partir du XIVe siècle, cette « démocratie villageoise » tend à péricliter, car la frange la plus aisée de la paysannerie prend le contrôle des institutions communales, notamment de l’élection aux charges du consulat. Il y a cependant des exceptions. Par exemple, dans certaines vallées des Alpes, les communautés continuent de consolider leur autonomie [10]. Dans la région de Briançon, elles mettent entièrement fin aux ingérences des nobles locaux dans leurs modes d’organisation. Dès 1265, elles confirment leur dénomination comme universitas [terme équivalent à communitas (« communauté »)] et, dans la première moitié du XIVe siècle, elles promeuvent de nouvelles formes confédératives associant plusieurs villages, avec pour objectif principal de reconquérir et de défendre leurs pâturages d’altitude. En 1343, cette confédération organise ses instances, notamment une « assemblée confédérale », afin d’équilibrer les contributions de chaque communauté et de prendre toutes les décisions nécessaires en matière d’exploitation des forêts, d’irrigation et de contrôle des chemins.

Les villageois de l’Europe médiévale ont donc expérimenté des formes multiples de résistance face à la pression des dominants (même les dîmes, soit un dixième des récoltes et autres productions dû à l’Église, n’étaient pas versées sans réticences et elles entretenaient un anticléricalisme latent). Rébellions ouvertes ou, plus souvent, sourdes tensions tissées de micro-¬conflits durables, les luttes villageoises ont permis de desserrer l’étau des contraintes seigneuriales, d’accroître la maîtrise des producteurs sur le processus de production, et surtout de créer et de fortifier, au moins pendant un temps, une organisation communautaire autonome. En ville comme dans les campagnes, et malgré leurs contradictions, les révoltes et les luttes populaires du Moyen Âge permettent d’entrevoir à la fois un égalitarisme politique (une organisation communautaire fondée sur le pouvoir de l’assemblée) et un égalitarisme économique (l’idéal d’une répartition égalitaire des richesses, qui prend alors le monde édénique pour modèle), qui du reste appartiennent au patrimoine des sociétés précapitalistes de tous les continents.

Jérôme BASCHET
[Offensive, n° 28, décembre 2010]


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