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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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Retour sur le néo-(post)anarchisme
Article mis en ligne le 13 juin 2022
dernière modification le 2 juin 2022

par F.G.


À Marc Tomsin, in memoriam.

■ Tomás IBÁÑEZ
DERNIERS FRAGMENTS ÉPARS
POUR UN ANARCHISME SANS DOGMES

Paris, Rue des Cascades, 2022, 320 p.



Texte en PDF

L’éditeur et ami Marc Tomsin, « l’anarchiste aux semelles de vent », aurait apprécié, pour sûr, à sa juste valeur l’engagement éditorial des « Amis de Rue des Cascades » qui, depuis Athènes, Marseille et Paris, ont conjugué leurs efforts pour sortir le premier des deux titres qu’il avait en préparation au moment de son décès [1].

Ce troisième opus des Fragments épars… de Tomás Ibáñez [2] – « derniers » en date, mais qui ne signent aucunement un « adieu », précise l’auteur – rassemble dix-neuf contributions publiées, entre 2016 et 2021, en français, espagnol, italien, portugais et grec. Organisées en cinq chapitres – « Variation sur les anarchismes », « Tensions dans la pensée anarchiste », « Tensions dans la pratique anarchiste », « Néo-totalitarisme, pandémies, capitalisme et autonomie » et « Répressions et luttes, d’hier et d’aujourd’hui » –, les thématiques abordées accordent, en défense et illustration, une belle part à l’anarchisme contemporain « postmodernisé » – que l’auteur voit comme une « profusion de singularités » dont l’atomisation serait la force et l’ingouvernabilité la vertu.

Parallèlement, Tomás Ibáñez élargit le prisme à des approches d’intérêt, notamment sur la digitalisation du monde, le principe de prévention comme légitimation de politiques de contrôle tous azimuts, le néo-totalitarisme émergeant à la faveur des crises systémiques du système capitaliste – dont la gestion de la pandémie du SARS-Cov-2 eut valeur préfigurative. Ou encore à des analyses clairvoyantes, notamment celles liées à la « crise catalane » et aux dérives « indépendantistes » qu’ont pu connaître certaines entités libertaires locales, au principe d’autonomie chez Castoriadis ou encore aux « éclats d’utopie » libertaire que provoqua sur le territoire de l’État espagnol la mort de Franco et aux années tumultueuses d’une CNT de la « transition » aussi vite reconstruite que déconstruite.

Mais l’essentiel des écrits sélectionnés pour ces Derniers fragments… – une grosse moitié – s’accordent, pour l’essentiel, à enfoncer le clou de la vitalité supposée d’un postanarchisme enfin débarrassé de la métaphysique de la modernité – celle des Lumières –, qui aurait encombré le projet émancipateur libertaire jusqu’à ce que Michel Foucault éclaire de sa torche conceptuelle – le pouvoir est partout, même dans l’anti-pouvoir, pour faire court… – une nouvelle génération d’anarchistes gagnée à l’idée d’en finir avec les grands récits, de renoncer à l’universalisme et de s’ancrer dans le présent des dominations en y constituant des « espaces de dissidences » fondés sur un mode d’organisation forcément « souple et fluide ».


À l’intention des rares lecteurs qui ne le sauraient pas encore, Tomás est un ami de longue date, un vrai, un de ceux que l’exposé de divergences raisonnées ne fait pas fuir. Plutôt le contraire : en atteste la longue conversation que nous maintenons depuis des années – et dont il existe de copieuses traces écrites.

J’ai pour ma part la conviction que, dans le rapport plus iconoclaste qu’irrespectueux que Tomás entretient avec l’anarchisme – disons traditionnel –, il y a quelque chose qui relève d’une constante et d’un défi. S’il est un homme de mémoire, la sienne chevauche plusieurs anarchismes, celui dont il a hérité – et dont il lui fallait forcément dépasser les limites sans trahir l’utopie qui le portait – et celui qu’il s’est fait lui-même dans le vaste champ expérimental des années 1960. Ainsi, il a longtemps gardé du premier – l’anarchisme des pères, de sa mère plus précisément – l’idée que le grand récit de la résistance libertaire au franquisme fondait une sorte de pacte intergénérationnel que les activistes des Jeunesses libertaires de son temps [3], auxquelles il appartenait, se devaient d’honorer, mais en le débarrassant des pesantes contraintes bureaucratiques et, plus encore, des « principes, tactiques et finalités » d’un anarchisme ossifié jusqu’à l’extrême dans un interminable exil. En creux, c’est la quête d’un « néo-anarchisme » qui l’inspira alors et dont il sera, tant au sein de l’historique Fédération ibérique des jeunesses libertaires (FIJL) espagnole que dans les groupes et regroupements libertaires français qu’il fréquente, un adepte conséquent.

Quiconque connaît Tomás sait que Mai 68 fut sa grande affaire – qu’il vécut à plein avec ses amis libertaires du Mouvement du 22-Mars. Aujourd’hui encore et malgré le passage du temps – un demi-siècle tout de même –, la moindre évocation de l’Événement étoile son regard de lutin transgressif. Malgré les reniements futurs de quelques éminents représentants de sa génération politique, malgré leurs arrangements avec le réel et au-delà du fait qu’il fut, lui, l’un de ceux qui paya au prix fort son engagement de l’époque en se voyant frappé, comme étranger, d’expulsion du territoire – mesure corrigée, puisqu’il était réfugié politique, en assignation à résidence en Corrèze – pour avoir participé aux derniers combats de Renault-Flins, Mai 68 demeure sa référence éblouie.

L’autre événement qui compta beaucoup, énormément – sans doute trop, oserais-je –, pour Tomás, ce fut la découverte de Foucault, pas le Foucault surconstruit par ses futurs épigones de la French Theory, mais le Foucault du texte : celui d’Histoire de la folie à l’âge classique (1961), Les Mots et les Choses (1966), L’Archéologie du savoir (1969) et L’Ordre du discours (1971), pour nous en tenir à sa production de l’époque pré et post-soixante-huitarde, qu’il a beaucoup étudiée. On ne sait jamais au fond d’où viennent vraiment les influences, de quels soubassements elles émergent et quels manques elles comblent. Dans le cas de Tomás pourtant, on peut y voir le résultat d’une quête : celle qui lui permit, in fine et sous caution foucaldienne, de passer d’un néo-anarchisme soucieux de rénovation conceptuelle de l’anarchisme old school à un postanarchisme émancipé des fixités idéologiques/organisationnelles d’une modernité délégitimée auxquelles il devra désormais préférer le pragmatisme de dispositifs ponctuels de résistance infiniment recomposables et habilités à intervenir sur tous les terrains qu’il aura choisis d’investir ou de déserter.


Il y aurait donc, à lire les Derniers fragments… de Tomás Ibáñez, une bonne nouvelle : l’anarchisme contemporain se serait enfin défait de la vieille métaphysique qui aurait été son terreau, hérité de la modernité et sur lequel il se serait développé en des temps très anciens. Vivement donc, il puise aux post-concepts qui font l’époque et son esprit dans le monde à part de la déconstruction universitaire des savoirs, pour développer ses enthousiastes intuitions sur un supposé heureux glissement de terrain du pôle d’anarchie. Il serait plus simple d’admettre que, de la même façon que l’anarchisme – traditionnel, classique, on ne sait plus comment dire… – d’une autre époque, celle de la modernité (dont la Grande Révolution de 1789 restait le phare, un phare dont il s’agissait de ranimer la flamme éteinte pour qu’elle éclairât de nouveau le chemin de l’émancipation humaine), le postanarchisme n’est que le produit de la sienne, celle de la postmodernité déconstructive qui, sur tous les terrains – y compris celui des cabinets de conseil du Monde de l’Economie –, s’attache pied à pied à défaire les anciens repères, communs, solidarités et résistances qui fondaient un monde humainement vivable. Car si l’anarchisme traditionnel ou classique, malgré tous ses défauts, participait de la métaphysique des modernes, ce qui reste en grande mesure à démontrer, le postanarchisme contemporain procède, lui, plus sûrement et sans toujours s’en douter – c’est même là son point aveugle –, d’un alignement conceptuel sur les postulats du poststructuralisme dominant qui sont aussi, du moins pour partie, ceux du néolibéralisme : culte de la confusion, perte du sens historique, goût de l’imprévisible, brouillage généralisé, relativisme, iconolâtrie des réseaux, incapacité à s’accorder sur des devenirs partagés.

Il y a, au demeurant, quelque chose d’authentiquement étrange dans l’enthousiasme que suscite, depuis maintenant plusieurs années, chez Tomás Ibáñez, une possible fusion entre la postmodernité triomphante au sein des lieux de pouvoir intellectuel et un certain imaginaire anarchiste en voie de reconfiguration autour de ses thématiques. Outre que c’est un peu comme si, en d’autres temps, on se serait félicité que l’anarchisme se fût rallié à l’idéologie dominante de son époque – à savoir le marxisme scolastique des pontifes de l’Université –, on se demande bien pourquoi cette fusion conceptuelle pourrait favoriser l’irréductible singularité de l’anarchisme et ses intentions profondes. La démonstration reste à faire. L’on pourrait prétendre, à rebours, que si singularité du postanarchisme il y avait, elle tiendrait plutôt au fait que sa principale caractéristique pourrait être de favoriser une dangereuse mutation de la pensée contre le pouvoir qu’incarna en toutes époques l’anarchisme en pensée pour l’idéologie de la fin du sujet politique autonome qui fonde la postmodernité. Et que c’est là une inquiétante nouveauté historique qui n’a pas l’air de perturber ses panégyristes – dont Tomás Ibáñez à vrai dire n’est pas, ou pas vraiment, malgré les apparences.


Car là encore, il y a un mystère Ibáñez qui le porte vers deux mouvements contradictoires : un goût certain pour la nouveauté anarchiste qu’il traque partout où elle se manifeste et une méfiance, retenue mais réelle, des apparences qu’elle peut prendre et des effets qu’elle peut avoir. Ainsi, à bien le lire, on saisit que son intérêt pour le postanarchisme ne fait pas de lui un postanarchiste. C’est la nouveauté qu’il semble incarner qui l’intéresse, pas la prétention qu’il pourrait avoir à se substituer à l’anarchisme dit classique, dont il faut – a-t-il toujours pensé – rénover les approches sans trahir les intentions. Au fond, l’ami est resté fondamentalement soixante-huitard dans son aspiration, c’est-à-dire d’un autre siècle. Ce qui pointe dans ses énoncés, c’est cette sensibilité invariablement néo-anarchiste qui aspirait – et aspire toujours – à déboulonner les fétiches, les croyances, les poncifs et les vieilles lunes d’une anarchie certes inspirante, mais par trop renfermée sur elle-même. Le problème, c’est que ce travail est fait depuis longtemps, et pour beaucoup grâce aux coups de boutoir de la génération 68, la sienne.

Se resituer dans son temps, ce n’est pas, par conséquent, coller à son idéologie dominante, son dernier chic culturel – la postmodernité –, pour finir de déconstruire ce qui l’est déjà, mais penser le cadre même d’un anarchisme possible, ouvert, plastique, susceptible d’intégrer à son irréductible aspiration à la révolte et à la singularité, les apports nécessaires à son dépassement comme fausse conscience. Ces passerelles et convergences, à vrai dire, existent déjà. Elles traversent, notamment, toutes les luttes sociales et écologiques de cette dernière décennie. Elles naissent de la pratique, de l’implication. Ici et ailleurs. C’est ce terrain qu’il faut continuer d’investir, non pour le contrôler ni lui apporter une supposée vérité, mais pour s’y nourrir, ressourcer, apprendre, vérifier, se dépouiller de nos anciennes certitudes.

Je ne pense pas que, sur ce point, l’ami Tomás soit en désaccord. Quant à savoir si Foucault peut nous inspirer dans les combats qui nous attendent et qui ne manqueront pas de nous surprendre, chacun est libre de le penser ou d’en douter. Pour ma part, je serais plutôt de ceux qui croient qu’il faut tout reprendre depuis le début. Dans le pas de côté quand il est nécessaire et dans la fidélité toujours renouvelée aux anciens combats pour l’émancipation sociale et humaine.

Freddy GOMEZ


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