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Digression sur la ressouvenance
Article mis en ligne le 4 juin 2022

par F.G.


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La salle était comble et j’étais arrivé un peu en retard. En me voyant franchir la porte, l’intervenant, penseur en vogue dans les milieux activistes parisiens proches de l’autonomie, me fit un signe de la main. Ce monde est finalement aussi étroit que les lieux de rencontre où il se côtoie – et nous nous connaissions, au moins de vue. Je répondis à son salut et pris place sur la dernière chaise disponible. Au fond et à gauche de cette auberge à livres subversifs plutôt bien fournie. Ma voisine, une jeune femme en mal de notes, probablement étudiante, avait suspendu le mouvement de son stylo. À voir les pages déjà noircies de son carnet qu’elle compulsait un peu nerveusement, je me dis que j’avais dû flâner par trop dans les rues printanières de mon quartier.

Quand vint l’heure du débat, et passé le temps où les accros du micro baladeur font leurs gammes, une voix gouailleuse au timbre bien posé me réveilla de ma torpeur. Se dispensant de micro, l’orateur conclut ainsi : « Vos spinozistes approximations sur les affects et l’amitié révolutionnaire m’apparaissent in fine aussi foireuses que ces jeux de mots et calembours que vous affectez. Elles ne dénotent qu’un certain talent pour le bluff, trait majeur de l’intelligentsia spectaculaire de ces temps déconstruits. De connaître quelque chose au sujet qui vous occupe, vous n’auriez pas omis de vous référer aux groupes d’affinité de la tradition anarchiste, qui devraient être au cœur de votre réflexion, ne serait-ce que pour en pointer les limites, qui sont moindres toutefois que celles dudit Comité invisible. » Le silence se fit pesant et ma voisine, qui avait cessé de noter, émit quelques onomatopées désapprobatrices. Sans réponse de l’intervenant, l’animatrice passa à la question suivante. Elle portait, si j’ai bien compris l’exposé un peu chaotique de celle qui la posa, sur les radieuses perspectives qu’ouvrait l’intersectionnalité. « Pas de réponse, donc, sur les groupes affinitaires de l’anarchie ? », m’écriais-je, histoire de manifester ma sympathie au perturbateur. L’intervenant s’excusa à sa lacanienne manière : « Je fais un nœud à ma langue pour me souvenir d’étudier ce sujet qui, je l’admets, n’entre pas dans mon périmètre de compétences. » « Comme les autres ! », le coupa le questionneur avant de quitter la place sans regret. Une fois debout et de face, sa longiligne silhouette et son impayable dégaine me remirent la mémoire en mouvement. Nous nous connaissions pour sûr, et depuis perpète.


Antoine R. avait blanchi sous le harnais, mais ça lui allait bien. Une fois, l’émotion des retrouvailles passée, j’appris qu’il avait déserté Paris – son Paris ! –, depuis deux ans pour s’installer dans le Lot, du côté de Luzech, où le hasard faisant bien les choses – enfin, parfois ! –, l’ancien prof de philo qu’il était, auteur de quelques ouvrages abscons et détenteur de surcroît d’une retraite acceptable, avait trouvé, sur le tard, de quoi mettre ses concepts à l’épreuve de la vie pour en vérifier la valeur. À le voir, à l’écouter, sa quête avait porté : il avait trouvé sa Nadja en se baladant du côté de Saint-Cirq-Lapopie sur les traces d’André Breton ; il animait des cercles informels de discussions philosophiques ; il fréquentait tout le petit monde des anarcho-écolos sécessionnistes du coin ; il avait même appris à jardiner, ce qui relevait du défi pour le métropolitain endurci qu’il avait été.

– Et t’as quitté ton paradis rural juste pour venir contrarier le lacano-spinoziste de « Lundi Matin » ?
– Au passage, mais pas que… J’avais besoin de me ressourcer aux senteurs de la Ville, de ses quartiers interlopes, des derniers bouges qu’elle secrète et des librairies qui résistent. C’est en passant faire des emplettes dans celle-là que j’ai appris que notre ami de Paris-VIII y tenait, ce jour, salon devant sa cour. Tu le connais ?
– C’est beaucoup dire. Je le lis parfois, c’est déjà pas mal. Pour le reste, il fait partie de l’avant-garde intellectuelle pseudo-instruite de cette basse époque.
– Je prends note de l’expression pour la prochaine fois, apprécia Antoine.
– Elle n’est pas de moi, mais – légèrement détournée – de Debord.
– Excellente référence !


Antoine, je l’avais connu dans des circonstances qui valent remémoration. C’était au temps où, dix ans après la grande vague de l’après-68 et de retour d’Espagne, j’avais besoin d’un point d’ancrage. Il travaillait alors, comme conseiller, à l’édition des Œuvres complètes de Marx en Pléiade-Gallimard, coordonnée par Maximilien Rubel, et me sollicita, à travers une connaissance commune, pour intégrer l’équipe des correcteurs. Après des études brillantes, Antoine préparait parallèlement l’agrégation de philo. En ces temps de dégagement du militantisme effréné de la décennie écoulée, cette rencontre fut, pour moi, décisive. D’abord parce que, à son contact, la critique que j’avais commencé d’entamer d’un certain type d’activisme militant aliéné, prenait sens, au-delà de ma seule expérience. Antoine se définissait alors comme « anarcho-marxien sous influence benjaminienne », ce qui relevait pour moi d’un insondable mystère. Sur un autre plan, sa connaissance minutieuse de sujets connivents – le surréalisme, le baroque anglais du XVIIIe, les conflits internes à la Première Internationale, la filmographie de Cassavetes et l’anarchisme ouvrier espagnol, entre autres – rendait nos rencontres particulièrement stimulantes. Il m’en reste d’ailleurs un souvenir ébloui.


C’est ce que je disais à Antoine R. à cette heure étrange où, entre chien et loup, les berges du canal Saint-Martin étaient peuplées d’une faune bruyante de jeunes gens qui, canettes en main, semblait fêter la fin d’un monde, le nôtre.

– C’est toujours comme ça ? me demanda Antoine.
– Je ne sais pas, mais c’est probable. Les rares fois, en tout cas, où le hasard me pousse à sortir dans la nuit, je n’y croise que des gens qui semblent y peupler leur ennui en le noyant dans la mauvaise bière et la tchatche sans effet.
– Chaque époque a ses tares ; la nôtre fut celle d’un entre-deux que notre nostalgie habille d’extrapolations hasardeuses. C’est le propre de la ressouvenance de réinventer le réel.
– Je constate que tu n’as pas cessé d’être benjaminien…
– Et pourquoi donc aurais-je cessé de l’être, vieux frère ? Au prétexte qu’aujourd’hui tout le monde s’en revendique, même les lacano-spinozistes crétinisés de Paris-VIII ?
– Benjamin disait « remémoration » ou « souvenance », si je ne m’abuse…
– Lorsque Benjamin chercha, en français, un équivalent au néologisme allemand Eingedenken, qui devrait se traduire en réalité par « immémoration », il ne choisit pas « remémoration », mais récupéra le mot désormais inusité de « souvenance » avec l’idée, juste, que le passé vient à l’esprit sans qu’on ait spécialement voulu le convoquer à ce moment-là et, plus largement, que la mémoire peut devenir sujet. « Ressouvenance », c’est une transcription plus moderne qui me convient.
– Et « anarcho-marxien », tu l’es encore ?
– Plus que jamais – et je tiens à l’ordre de l’énoncé : « anarcho » d’abord et « marxien » ensuite. Mais bon, j’admets que, désormais, tout le monde se fout des filiations construites. Nous sommes, toi et moi, d’un temps, le dernier sans doute, où la critique des idéologies de la fausse conscience exigeait de la rigueur de pensée et des échappées belles hors de ses sentiers balisés. Les deux choses en même temps, dans une dialectique vitaliste du dépassement. On dit qu’il faut vivre avec son époque. Je dis, quant à moi, qu’il faut vivre avec son propre temps et ses propres images dialectiques. Paris n’est plus Paris… mais, dans nos « ressouvenances » partagées, Paris reste la ville par excellence, celle que personne ne nous enlèvera.


Une partie de cette nuit, nous arpentâmes la ville au compas de nos souvenirs. En remontant la rue Jean-Pierre-Timbaud vers Ménilmuche, une halte dans un bistrot nuiteux nous combla d’aise. Une accordéoniste à la belle jeunesse avait, répertoire compris, toutes les apparences de l’ancien temps. Son récital, entrecoupé de bravos, déclina les anciennes chansons de la canaille parisienne. Extatique et un peu éméché, Antoine lui lança : « Et Le Triomphe de l’anarchie, de Charles d’Avray, tu connais, môme ? ». Elle connaissait la musique ; pour les paroles, elle comptait sur lui. Fissa, le philosophe la rejoignit, et attendit son signal. Il vint après une étrange entrée du genre cumbia :

… Tu veux bâtir des cités idéales,
Détruis d’abord les monstruosités.
Gouvernements, casernes, cathédrales,
Qui sont pour nous autant d’absurdités.
Dès aujourd’hui, vivons le communisme,
Ne nous groupons que par affinités,
Notre bonheur naîtra de l’altruisme :
Que nos désirs soient des réalités ! ...


Un triomphe !

Mistoufle – c’était son nom d’artiste de rue – avait vingt-cinq berges et le genre alerte. Sous le charme, Antoine s’enhardit :

– Tu sais, môme, ça fait cinq plombes qu’on dérive dans Paris, mon copain et moi, en essayant de retrouver les sensations de nos jeunesses perdues. Tu viens de nous faire le plus beau cadeau qui soit : une ressouvenance aux petits oignons !
– Une quoi ?
– Un retour de mémoire, mais où le passé-présent devient un présent-passé. Présent au sens d’offrande, bien sûr, dans la deuxième occurrence.
– Et c’est bon ?
– Plus que bon, lâcha Antoine, en buvant une goulée de bière, énorme ! De quoi penser que, comme les hasards, il y a des affinités objectives. Et tu joues souvent ici ?
– Ici ou ailleurs, aux heures tardives. La liberté du soir est toujours un peu enivrante quand rien d’autre ne nous occupe l’esprit que l’idée que nous avons tout le temps de vivre ou de mourir. La jeunesse est insouciante.

Et Mistoufle nous tira sa révérence en la ponctuant, poing levé, d’un sonore « Ne nous groupons que par affinités » !

– Incroyable, non ? me dit Antoine, qui n’en revenait pas. Il faudrait la présenter au lacano-spinoziste de Paris-VIII, histoire de lui faire comprendre ce qu’est l’affinité.
– Et c’est quoi, en somme ?
– Ça, bordel, précisément ça : nos retrouvailles, le charme qu’on y trouve, nos pas perdus dans la ville défaite, le bonheur des ressouvenances partagées que le temps n’efface pas, nos connivences indomptées et ce bouquet final : une situationniste de vingt-cinq berges, belle à tomber, qui caresse son piano à bretelles en poussant la goualante pour quelques pochtrons de bistrot – dont nous sommes – qui terminent leur nuit en chantant Le Triomphe de l’anarchie. Difficile de faire mieux, non, compagnon ?

Freddy GOMEZ


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