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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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Hors-jeu international et jeu internationaliste
Article mis en ligne le 9 mai 2022
dernière modification le 8 mai 2022

par F.G.


■ En certains moments historiques où la stupéfaction devant l’horreur d’une guerre d’agression nous lie de facto au camp de l’agressé, il n’est jamais vain de chercher notre voie – celle de la nécessaire raison critique – dans nos archives de mémoire. Ce texte datant de 1977 de Santiago Parane – pseudonyme de Louis Mercier (1914-1977), à qui nous avions consacré, il y a vingt ans de cela, un numéro thématique d’À contretemps – nous aide, pensons-nous, à réaffirmer certains principes : penser avec sa propre tête contre les entreprises de désinformation et de propagande de tout bord, mais aussi comprendre qu’ « une seule vérité est éclatante : nul ne fera notre jeu si nous ne le menons nous-mêmes ».– À contretemps.


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Le mouvement anarchiste se montre particulièrement discret dans ses analyses des relations et des conflits internationaux. Ses publications périodiques ou ses livres ne traitent que rarement, ou très circonstanciellement, des problèmes de politique étrangère. Il existe certes un certain nombre de principes généraux – contre tous les impérialismes, contre les nationalismes, contre la guerre, contre les armements –, rituellement répétés, qui planent quelque peu au-dessus des événements, des tensions ou des guerres lointaines. Cette répétition économise l’observation des faits et leur interprétation, plutôt qu’elle n’y invite.

Ce silence et ces généralités, présentent un danger sérieux, celui de voir le quotidien, fait de désinformation et de propagande, modeler progressivement les réactions des militants et conduire à ce que leur comportement pratique face à des situations de fait diffère de leur convictions affichées, ou les contredise.

Le piège du choix, identique en fin de compte à celui qui fonctionne si souvent pour les questions sociales, réside dans l’exploitation des sentiments pacifistes et internationalistes à des fins guerrières ou impérialistes. Il n’est pas question d’appeler les libertaires à s’engager dans une lutte entre régimes d’exploitation ou entre États visant à l’hégémonie régionale ou mondiale. Il est plus intelligemment, et plus utilement, fait appel aux sentiments anti-autoritaires, aux convictions antitotalitaires, aux nécessités de la défense de conquêtes ouvrières, de libertés acquises. De même qu’au nom des valeurs dont se sert la « gauche », il est demandé non de participer aux règles parlementaires, mais d’empêcher – par le vote – le triomphe d’un candidat de « droite ». Ou de faire bloc avec ceux qui défendent le « progrès » contre ceux qui s’accrochent aux privilèges du passé.

Le procédé donne des résultats. Il faut reconnaître qu’il n’est souvent pas besoin de le mettre au point du dehors ; il surgit spontanément, au sein même des milieux anarchistes. Ainsi le Manifeste des Seizeen 1914.

La prise de position des Kropotkine, Grave, Malato, Mella ou Moineau n’est pas exceptionnelle, ni conditionnée par une situation unique. On la retrouvera, sous un autre langage, en d’autres conjonctures, en 1936 en Espagne et en 1939 – comme on pourrait la détecter aujourd’hui même.

Tout au long de la guerre civile espagnole, en effet, l’idée d’un « camp démocratique » favorable à la République a été défendue, propagée, par les adversaires de la révolution sociale – républicains bourgeois et staliniens –, mais elle a pénétré jusque dans nos rangs. Et elle s’y est maintenue. Sans discussion. Dans l’équivoque.

Ainsi, dès le début de la Seconde Guerre mondiale, un homme de la taille de Rudolf Rocker a pu parler du Commonwealth britannique comme d’une « communauté de peuples libres »... Mais remarquons qu’entre les affirmations pacifistes, ce cri jeté sans aucune considération pour les données ou les perspectives de la réalité visible – le tract lancé par Louis Lecoin « Pour une paix immédiate » en fournit un modèle –, et les plaidoiries justificatrices de ceux qui se rallient à un camp, il existe surtout un immense no man’s land d’ignorance et de sclérose mentale.

Malgré les nombreuses expériences, la somme de connaissances acquises et entrées dans notre mémoire collective est maigre. Il y eut, pendant la guerre 14-18 des manifestations de la pensée et de l’action anarchistes qui témoignèrent de la lucidité et du courage des compagnons. Il y eut Zimmerwald et cent exemples de la présence libertaire. De 1939 à 1945, il n’y eut pas grand-chose qui ressemblât à cette ténacité audacieuse et prometteuse. À quelques exceptions près. L’une collective : l’équipe de War Comentary à Londres. Les autres, individuelles ou à partir de petits noyaux, celui de L’Adunata dei Refrattari étant le plus solide. Le reste bascula dans l’illusion sanglante, le silence ou l’accommodement.

En pleine guerre, sous les bombes, l’effort de connaissance des éditeurs de War Comentary – succédant à Spain and the World – ne cesse pas. Avant toute chose, il s’agit de ne pas se laisser entraîner par les torrents de mensonges, accompagnement naturel des haines et des combats. Un effort qui pourtant ne s’imagine pas triomphant. Tout est difficile, lent, incertain, précaire. Marie-Louise Berneri – qui, avec Vernon Richards et l’équipe de Freedom Press, anime le journal – le dit explicitement : « Nous ne pouvons bâtir avant que la classe ouvrière ne se débarrasse de ses illusions, de son acceptation des patrons et de sa foi dans les chefs. Notre politique consiste à l’éduquer, à stimuler ses instincts de classe et à enseigner des méthodes de lutte. C’est une tâche dure et longue, mais à ceux qui préfèrent des solutions plus simples, comme la guerre, nous soulignerons que la grande guerre mondiale qui devait mettre un terme à la guerre et sauver la démocratie, n’a produit que le fascisme et une nouvelle guerre ; que la guerre présente provoquera sans nul doute d’autres guerres, tout en laissant intacts les problèmes fondamentaux des travailleurs. Notre façon de refuser de poursuivre la tâche futile de rapiécer un monde pourri, et de nous efforcer d’en construire un neuf, n’est pas seulement constructive, elle est la seule solution. [1] »

Il ne s’agit pas d’incantations à la paix, mais de suivre l’actualité et d’en extraire chaque jour la leçon, de dénoncer les bourrages de crâne, de rappeler par des exemples immédiats et évidents que la Grande-Bretagne est un empire qui règne sur des peuples esclaves, que les États-Unis vont mettre à profit leur entrée en guerre pour étendre leur aire de puissance, que la Russie soviétique est un totalitarisme qui écrase prolétariat, paysannerie et peuples ; que les mots perdent tout sens quand un Tchang Kaï-chek, tyran hier, devient grand démocrate le lendemain..., que les idéologies couvrent des intérêts indéfendables. « Ne nions pas que... l’opinion américaine, et peut-être Roosevelt lui-même, n’exprime pas une véritable sympathie pour les démocraties. L’opinion des masses – ou plutôt ce que la presse leur fait croire – n’a rien de commun avec les intérêts combinés des capitalistes et des impérialistes qui déterminent la conduite du pays. Mais on doit reconnaître que ces intérêts ont tout à gagner dans une guerre européenne. [2] »

Cette volonté de continuer à voir clair, de penser avec sa propre tête, va se manifester pour dire, exposer, propager les vérités crues. Par des publications, mais aussi par des tracts distribués aux soldats, ce qui donnera lieu à procès. Par une correspondance qui devra se faufiler dans la masse épaisse des censures et des contrôles, avec les isolés, les rescapés, les tenaces de quatre coins du monde – et qui sont l’Internationale.

Sans doute la tradition anglaise fournissait encore, restes sans cesse grignotés du libéralisme d’expression, un terrain plus favorable à cette affirmation et à cette recherche anarchistes qu’en des pays entièrement militarisés ou soumis à un régime de police toute-puissante. Mais ces possibilités sont exploitées à fond, et non pas escamotées en attendant des jours sans problèmes. Comme, ailleurs, l’illégalité et la clandestinité s’adaptent et répondent à la loi et à la répression. L’argument ne tient pas, quand il est avancé, que ces libertés doivent être défendues en se mettant à la disposition d’un pouvoir qui s’ingénie à les réduire. Ce qui est à noter, c’est que, dans les pays dictatoriaux, nombre d’éléments de résistance ont agi en liaison avec des services d’État « ennemis » en vue de participer à l’effort de guerre de l’autre camp, et non pour des objectifs propres.

C’est là que s’établit la différence fondamentale, pour les anarchistes, entre l’action favorisant le triomphe d’une coalition contre l’autre, et celle qui correspond à des buts de libération sociale. Différence qui était sensible en Italie, en France, aussi bien que dans les pays dits « neutres » – comme en Amérique latine –, là où les grèves étaient soutenues, déclenchées ou condamnées non par rapport aux intérêts de la classe ouvrière, mais suivant le critère du « bon » ou du « mauvais » bénéficiaire sur le plan international.

Il existe, en dépit des situations locales parfois très complexes, un fil conducteur : c’est la guerre sociale que nous menons, et non la guerre entre nations ou entre blocs. Les « forces de libération » ne s’y tromperont pas en Italie – 1944 – quand les autorités militaires nord-américaines autoriseront la parution de toutes les publications de toutes les tendances « antifascistes », sauf les journaux anarchistes. De même que, dans le port de Buenos Aires, les staliniens s’opposeront aux mouvements revendicatifs dès lors que la production des entreprises intéressées était destinée au ravitaillement des alliés – ennemis la veille – de l’URSS.

Reconnaissons que nous ne possédons pas de doctrine éprouvée. Nos « ancêtres » ne nous aident guère.

Dans la logique marxiste, et pour ce qui concerne la politique internationale, il existe la même croyance dans le caractère « progressif » de l’expansion capitaliste dans le monde – étape inévitable pour que soient réunies les conditions nécessaires à la victoire du prolétariat – que pour le développement économique des nations. Miklós Molnár résume fort bien cette théorie : « Si le progrès réalisé par la bourgeoisie conquérante grâce au développement de ses forces productives est l’étalon universel pour mesurer les peuples, leur place au soleil et la légitimité de leurs revendications nationales, il est tout aussi impossible de se placer aux côtés des peuples “asiatiques” qu’aux côtés des “sous-développés” du Vieux Continent. Autrement dit, si Marx et Engels avaient voulu adopter un concept anticolonialiste... ils auraient dû l’élaborer au sujet des peuples opprimés d’Europe également et vice-versa. Faute de se placer sur le terrain de l’autodétermination sans discrimination, ils s’enferment dans le carcan de leur vision matérialiste et, dirait-on ¬aujourd’hui, “productiviste“ du monde. Dans une position idéologique, donc ? Pas du tout, puisqu’il s’agit d’une idéologie fondée sur une analyse de la réalité et qui se voulait scientifique. Ce n’est pas un vœu, un programme, un idéal que Marx et Engels prétendaient exprimer par leurs thèses, mais bien la tendance générale du développement historique. [3] »

Il y aurait quelque cruauté à rappeler à nos bons simili¬-marxistes d’aujourd’hui qui se portent au secours des colonisés ou néo-colonisés (sauf quand il s’agit de colonies soviétiques) les positions de leurs maîtres à penser (il leur reste des maîtres, mais pas de pensée). Molnár le rappelle : « ... le contenu moral du colonialisme, son infamie et sa stupidité n’infirment pas aux yeux de Marx sa nécessité en tant que processus historique global. Quelque détestables que soient les motifs et les méthodes de colonisation britanniques, ils accomplissent une tâche historique somme toute progressiste » [4].

Côté Bakounine, le raisonnement est inverse : « La conquête faite par les nations civilisées sur les peuples barbares, voilà leur principe. C’est l’application de la loi de Darwin à la politique internationale. Par suite de cette loi naturelle, les nations civilisées étant ordinairement les plus fortes doivent ou bien exterminer les populations barbares ou bien les soumettre pour les exploiter, c’est-à-dire les civiliser. C’est ainsi qu’il est permis aux Américains du Nord d’exterminer peu à peu les Indiens ; aux Anglais d’exploiter les Indes orientales ; aux Français de conquérir l’Algérie ; et enfin aux Allemands de civiliser, nolens volens, les Slaves de la manière que l’on sait. [5] »

Mais si l’examen des relations entre Russie, Allemagne et Pologne donne l’occasion à Bakounine de conclure de manière tout à fait opposée aux opinions de Marx, le premier considérant l’Allemagne comme l’État le plus porté à l’expansion et le second estimant que la Russie tsariste est destinée à s’étendre par la nature même de son régime retardataire et absolutiste, il n’en reste pas moins que, pour le Russe, c’est le problème de l’État qui est essentiel. « L’État moderne ne fait que réaliser le vieux concept de domination [...] qui aspire nécessairement, en raison de sa propre nature, à conquérir, asservir, étouffer tout ce qui, autour de lui, existe, vit, gravite, respire ; cet État [...] a fait son temps. [6] »

Ici, déjà, le principe étouffe les analyses détaillées. Il n’est pas sûr qu’il soit suffisant pour dominer les entraînements de la passion

On ne peut mieux résumer une certaine mentalité qui régnait dans les rangs de l’émigration cénétiste en France qu’en citant la réponse faite en novembre 1944 à l’Union nationale espagnole (UNE) – fabrication du PC espagnol –, qui, lors d’un congrès tenu à Toulouse, avait décidé d’éviter de nouvelles effusions de sang en Espagne : « Magnifique déclaration avec laquelle nous sommes totalement d’accord. Mais pourquoi dit-on aux Anglais une chose et une autre totalement différente aux Français et aux Espagnols réfugiés en France ? Pourquoi les porte-parole de l’UNE appellent lâches les exilés espagnols qui se refusent d’entrer dans les rangs de leurs guérillas qui prétendent reconquérir l’Espagne l’arme au poing ? C’est nous qui portons le drapeau de l’unité de tous les Espagnols amants de la liberté et de la République. C’est nous qui, dans un Front populaire, avons défendu la République, une République que l’UNE considère morte. C’est nous qui disons aux Anglais, aux Américains, aux Russes et à tous les peuples démocratiques du monde – et très particulièrement aux Espagnols exilés en France – que l’on doit tenter de libérer l’Espagne en évitant une nouvelle tuerie cruelle entre Espagnols. [7] »

Que d’illusions, que de vaines et gloriolantes espérances, quel manque de connaissance des motivations qui déterminaient la politique des États « démocratiques ». Le livre de José Borras dont nous avons extrait cette citation abonde en enfantillages de ce type et en guimauve littéraire, en lieu et place d’une difficile mais indispensable analyse des conjonctures politiques internationales. La garde est baissée devant la froide détermination des États, égoïstes par nature. Après les désillusions, inévitables, viendront les aventures lancées à coups de jeunes, à coups de morts et d’arrestations, un prix aussi mal calculé que l’était la croyance en des gouvernements bourgeois démocratiques animés… des meilleures intentions.

Car le mouvement libertaire espagnol, du moins dans ce qu’il déclare officiellement, n’a rien appris de ce que vaut « l’antifascisme » national ou international : « Une des constantes qui ont nettement marqué le comportement politique des partis et organisations exilés a été de croire – et de faire croire – que si les antifascistes espagnols perdirent la guerre civile et s’ils ne sont pas encore parvenus à abattre la dictature franquiste, la faute en est aux puissances étrangères. [8] »

S’agit-il d’une interprétation particulière, marquée par les circonstances propres au conflit ibérique ? Il ne le semble pas, car nous retrouvons ce raisonnement, non plus à chaud, mais comme expression naturelle d’un courant de pensée, chez nombre de militants, et à propos d’autres guerres. Ainsi, sous la plume d’un excellent militant asturien, Ramón Álvarez, quand il parle d’Eleuterio Quintanilla, organisateur et propagandiste anarchiste du premier tiers du XXe siècle : « Tant que la guerre ne se manifesta pas par le choc brutal des armées sur les champs de bataille transformées en tombes gigantesques, de jeunes gens qui avaient rêvé d’une “belle époque” prolongée, Quintanilla se déchaîna contre la guerre. Il n’ignorait pas que les tueries collectives ont toujours assuré le salut du capitalisme, coïncidant chronologiquement avec les cycles de crises économiques, résultats des inévitables contradictions d’un système social basé sur l’exploitation et le profit. Une fois mortes les illusions reposant sur un internationalisme trop jeune pour être enraciné dans la conscience civique – bien qu’il doive constituer la première aspiration d’un idéaliste sincère –, Quintanilla décida rapidement de défendre le camp occidental, car il représentait une plus grande somme de libertés, où était possible l’ensemencement révolutionnaire. Alors que la victoire du kaiserisme aurait signifié un recul sensible, dont les conséquences seraient retombées de préférence sur les couches les plus pauvres de chaque nation. [9] »

Dans la plupart des cas, le choix d’un camp est déterminé par le sentiment d’impuissance chez le militant. Demeurer en dehors de l’affrontement public majeur lui semble l’exclure de toute action, de toute existence. Or, il ne s’agit pas d’être neutre, mais de refuser les règles d’un jeu qui n’est pas le sien. C’est le choix d’un camp qui fait disparaître sa personnalité propre. Son engagement signifie son suicide en tant que militant anarchiste.

Que les circonstances l’obligent à se trouver inséré, en uniforme ou en civil, dans les appareils de l’une des parties belligérantes, ne l’engage pas. Ce serait sa justification de ce qu’il n’a pas le pouvoir d’éviter qui le mettrait hors du combat social. C’est à partir de cette – de sa – situation de fait, non choisie, qu’il peut commercer – ou continuer – d’agir. Pour agir, il doit travailler à suivre et à comprendre les événements, tâche peu aisée mais possible. De même qu’il doit connaître le milieu où il se trouve placé, pour en saisir la diversité et les contradictions. Tous éléments de connaissance qui lui serviront, dans l’immédiat ou dans le temps. Les aspects sociaux d’un conflit, d’une tension, d’une guerre ne sont jamais absents longtemps. Non plus que les réactions individuelles. Là est son terrain.

Quant à la sempiternelle considération que tout acte, tout sentiment exprimé, toute attitude font le jeu de l’un ou l’autre antagoniste, elle est sans nul doute exacte. Le tout est de savoir s’il faut disparaître, se taire, devenir objet, pour la seule raison que notre existence peut favoriser le triomphe de l’un sur l’autre. Alors qu’une seule vérité est éclatante : nul ne fera notre jeu si nous ne le menons nous-mêmes.

Ne pas vouloir participer aux opérations de politique internationale, dans l’un des camps en lutte, ne signifie pas qu’il faille se désintéresser de la réalité de ces opérations, de ces formes de guerre permanente prenant les aspects les plus variés – commerciales, politiques, militaires –, de ces stratégies. Oublier que les États-Unis, par vocation et volonté de puissance, sont partout présents dans le monde, veulent assurer la défense et la garantie de leur métropole qui dépend d’un ravitaillement de nature intercontinentale ; oublier les tendances à l’hégémonie mondiale de l’Union soviétique ; oublier la capacité expansionniste de la Chine ; oublier que les poussées d’indépendance qui secouent l’Afrique, l’Asie et l’Amérique latine sont à la fois volontés populaires, surgissements de nouvelles classes dirigeantes et pions des rivalités entre grandes puissances, c’est se condamner à donner dans tous les panneaux. C’est au contraire par le tri continu des éléments décisifs entre manœuvres de type nationaliste ou impérialiste et courants de libération authentiques que la critique libertaire peut et doit s’exercer si elle veut être instrument de connaissance et de combat.

Or, à chaque fois que le militant prend position, avec l’espoir d’occuper une place dans la « marche de l’histoire », ou qu’il refuse de manifester son soutien à une poussée sociale par souci de ne pas favoriser une autorité gouvernementale, il erre ou perd toute existence. Il faut se rappeler à ce propos l’attitude d’intellectuels libertaires italiens estimant « progressiste » la liquidation de la féodalité tibétaine par l’Armée rouge chinoise (à quoi il était possible – aussi absurdement – de mettre en parallèle le rôle moderniste de la conquête mussolinienne de l’Abyssinie). Ou encore les réticences de milieux anarchistes français lors de l’insurrection hongroise de 1956, dans laquelle ils voyaient la main de la propagande nord-américaine. Plus tard, la critique des méthodes dictatoriales castristes fut assimilée à la défense de l’impérialisme yankee. Et plus récemment nous avons pu lire dans un journal anarcho-syndicaliste norvégien une défense inconditionnelle du MPLA d’Angola.

Ce sont exemples non de clairvoyance, mais de soumission aux artifices des propagandes, d’absence d’information directe ou de travail d’analyse. Exemples de l’inutilité des principes si ceux-ci ne sont pas constamment nourris et vérifiés par l’effort de connaissance.

Par contre, là où nous trouvons des alliés naturels, là où surgissent des forces sur le plan social qui brisent le faux dilemme des blocs bons ou mauvais, nous ne sommes ni assez vigilants ni assez solidaires. Du moins en tant que mouvement, car fort heureusement, individus, noyaux et initiatives agiles n’ont jamais manqué. Il va sans dire que nos alliés naturels ne sont pas, dans les pays de l’Est, les services nord-américains, ni, en Amérique, les hommes du KGB. Mais réduire la compréhension des situations nationales et la complexité des rapports internationaux à ces cirques – comme il est aisé et courant de le faire – serait lamentable pour des militants rétifs par principe aux sortilèges manipulés desmass media.

Si nos alliés naturels se trouvent parmi ceux d’en bas qui, sous des formes infiniment variées luttent ou se défendent dans les entreprises ou dans les quartiers populaires des villes ou des burgs bulgares, cubains ou sud-africains, russes ou chinois, argentins ou nord-américains, ou à Hong Kong ou au Japon, nos ennemis non moins naturels sont les systèmes et les régimes qui les dominent, les exploitent ou les répriment. De même que nos préoccupations portent sur l’évaluation des résultats des mille formes de résistance aux conflits – non pas théoriques, mais réels –, c’est-à-dire sur la façon de savoir, par exemple, si les dizaines de milliers de déserteurs ou de réfractaires nord-américains ont accéléré la liquidation de la guerre au Vietnam – ce qui ne nous place nullement à la traîne ni aux ordres du gouvernement de Hanoï.

À regarder de près, nous ne sommes pas absents du combat si nous menons le nôtre tout en connaissant et en dévoilant celui des autres. Nous dirions même que notre combat dépend étroitement de la connaissance de celui des autres. Les chausse-trapes se préparent évidemment bien à l’avance. Pour ne pas y tomber, nos généralités préventives ne sont pas suffisantes. Il nous faut dès maintenant apprendre à détailler : antagonisme-collaboration entre États-Unis et URSS, eurocommunisme, libérations du type angolais, éthiopien ou cambodgien, démocratie à la japonaise, etc. Des détails qui nous renforceront dans notre hors-jeu international et notre possible action internationaliste.

Santiago PARANE
Interrogations, n° 11, juillet 1977, pp. 3-13.


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