Ferré m’avait fait quitter mon studio froid et humide à cause d’un texte. Il posait problème selon lui. On devait en parler avant son éventuelle diffusion. C’était urgent. Le ton était inamical, pressant. Après un moment d’hésitation, j’acceptai de passer au local pour éviter une nouvelle crise. En partance de La Courneuve-8-mai-1945, je devais emprunter ma correspondance à Gare de l’Est. J’étais déjà dans la ligne 4 quand Ferré m’envoya un curieux message. Mon mentor se défilait quelques minutes avant notre rendez-vous. Ce n’était pas dans ses habitudes. Trentenaire sarcastique et de faible constitution, il n’en demeurait pas moins que le courage n’était pas son fort. Il m’écrivit succinctement s’être fait remplacer par des camarades de la direction. La discussion fraternelle n’était plus à l’ordre du jour. C’était devenu un guet-apens. La scène de crime parfaite.
J’arrivai à la première heure devant l’imposante porte du local. Après avoir passé le portail de sécurité, on me demanda de patienter dans la loge ou de sortir prendre un café. Je n’avais pas deux euros en poche. Le chef d’orchestre, qui avait la phobie des transports en commun, était pris dans les embouteillages. Nous étions pourtant censés défendre le service public. Tandis que je poireautais avec le camarade de garde, les conspirateurs prenaient le soin d’échafauder le plus cruel des stratagèmes. Je grelottais. Le téléphone finit par sonner après une trop longue attente. C’était le signal. Je fus invité à monter les escaliers de cet immeuble qui m’était devenu familier depuis toutes ces années. Les marches de bois usé grinçaient à chacun de mes pas lourds. Mon corps amaigri tremblait de peur sans doute, de froid sûrement. L’hiver parisien était rigoureux en ce début d’année 2011.
Les regards des rares camarades croisés au cours de cette ascension matinale exprimaient une surprise mêlée de pitié. On pouvait même discerner chez certains une gêne sincère, voire un trouble difficilement contenu. Surtout chez ceux avec qui j’avais partagé un peu plus qu’une camaraderie austère, un compagnonnage sans fraternité. D’autres sourires n’étaient que de pure forme. Trop polis. Trop crispés pour être honnêtes. C’était à peine si j’avais droit à un bonjour en passant à leur hauteur. Les rumeurs allaient bon train au 87 de la rue du Faubourg Saint-Denis. Et aux dernières nouvelles j’étais devenu le mouton d’un Aïd laïque. Le coupable innocent qu’il fallait sacrifier pour le salut de l’Internationale, du genre humain, bref de la bureaucratie. Cette journée commençait bien tristement.
Arrivé à l’étage vers lequel on m’avait orienté, je frappai à la porte, avec timidité, sans savoir exactement qui m’attendrait. En bon révolutionnaire, il me faudrait toutefois rester de marbre en toutes circonstances. Seldjouk, dont l’amabilité était proverbiale, m’invita sèchement à entrer. Mais le secrétaire général n’était pas seul dans ce bureau spacieux au mobilier vétuste. J’ai très vite reconnu Doriane et Ulysse, à mon grand désarroi. Mes trois bourreaux étaient installés dans la pièce de telle sorte qu’aucun de mes gestes, aucune de mes paroles ne puissent leur échapper. La crème du lambertisme décadent m’encadrait avec la sévérité de notre légendaire service d’ordre. Le rapport de forces était clairement en ma défaveur. Les choses étaient claires. Ils ne m’avaient pas fait venir pour discuter. Il leur fallait en finir avec l’ « affaire Aiolos ». Une fois pour toutes.
Fidèle à ses habitudes, le bedonnant Seldjouk alla droit au but. Ce n’était pas la première fois qu’il me convoquait et cela commençait sérieusement à l’agacer. Mon texte déposé pour le congrès de notre courant communiste internationaliste ne sera pas publié dans le bulletin intérieur. Et il me fallait être bien attentif aux raisons pour lesquelles cette décision exceptionnelle fut prise après d’âpres débats au sein de la direction. Comment avais-je pu avancer une critique de notre politique en Algérie alors que Louisa Hanoune recevait des menaces de mort et subissait une campagne de calomnies ? Est-ce que je lui voulais du mal ? Est-ce que j’étais complice des agents de l’impérialisme ? Comment avais-je pu insinuer que notre organisation ne soutenait pas assez clairement les revendications des Palestiniens ? Sur quels éléments m’appuyais-je pour m’exprimer de la sorte ? Est-ce que ce n’était pas faire preuve de malhonnêteté intellectuelle ? Comment avais-je pu discerner dans la discussion préparatoire au congrès les partisans d’une lutte politique et ceux d’une lutte économique ? N’avais-je pas compris à mon âge qu’il n’y avait qu’une seule section et qu’il était normal que des nuances s’expriment ?
Chacun connaissait sa réplique par cœur. Grand inquisiteur, Seldjouk savait exactement appuyer là où cela pouvait blesser. Il ne s’était pas hissé au sommet de l’appareil sans cruauté. Son objectif premier était de me déstabiliser. En réalité, il n’avait pas l’intention de démontrer que mes arguments n’étaient pas fondés. Cette logorrhée verbale n’avait pas de sens en dépit du ton solennel. J’avais saisi assez vite que le but était de m’arracher des aveux. C’est pourquoi Doriane, tout en me fixant derrière ses lunettes, affichait son mépris le plus flagrant en me traitant de mauvais étudiant. Un comble pour l’enseignant-chercheur précaire que j’étais. Je n’avais pas non plus cédé à d’autres amabilités : avec mon crâne rasé, on pourrait facilement m’assimiler à un skinhead... Cependant, il m’en fallait davantage. Exaspéré par mon calme olympien, Ulysse finit par me demander pourquoi j’avais écrit ce texte. Il y avait bien une raison, une explication. La colère déformait son visage émacié. Ce n’était pas normal de penser, écrire et surtout envoyer une contribution pareille dans le cadre du centralisme démocratique. Je devais avouer ici et maintenant. Fini de jouer.
Cette mascarade me faisait rire intérieurement. C’était ma façon de résister face au grotesque de ces quinquagénaires persuadés de défendre les intérêts de la classe ouvrière en humiliant un de ses rejetons. Pour respecter les formes, Seldjouk finit par saisir son stylo et commença à rédiger une motion sur une feuille vierge. Dans le plus pur style de la bureaucratie stalinienne, je devais reconnaitre mes fautes politiques, ma malhonnêteté et accepter de retirer mon texte qui n’avait pourtant jamais été publié. Décidemment, les voies de la dialectique étaient impénétrables. Ces authentiques héritiers de Léon Trotski et Pierre Boussel firent pression pour que je vote en faveur de cet acte d’accusation infâme. Sonné, ébloui par les rayons du soleil, je cherchais encore une sortie honorable. Sans trop d’espoir, je proposai de corriger ou d’amender cette prose. Impossible me rétorqua Seldjouk dans un rictus sardonique. Ce serait la dénaturer, la vider de sa substance.
On procéda donc au vote et le résultat fut sans appel. Trois voix pour, une seule contre. La mienne. J’ai refusé de me tirer une balle dans le pied ou plutôt dans la tête comme je le déclarai dans un souffle. Perdre dans un conflit inégal pouvait encore passer. Mais piétiner volontairement mon honneur pour le plaisir d’un triumvirat de permanents était inenvisageable. Nous n’avions plus rien à nous dire. La séance fut levée. Je tendis ma main à Seldjouk qui l’accepta, un brin décontenancé. Avec franchise, je le remerciai pour ce moment sans m’adresser à ses complices. Surpris par ma détermination, ils avaient échoué à me briser. En prenant congé de cette clique, je reprenais ma liberté de pensée et d’action. Les rivages du marxisme-léninisme, une île dans un océan de radicalité, s’éloignaient pour de bon. Mes dérives intellectuelles et politiques m’invitaient déjà à emprunter un autre chemin. Une voie qui me priverait de cette convivialité sincère que l’on découvre dans la lutte, de la satisfaction du devoir accompli à l’annonce du succès d’une manifestation, de la complicité qui se noue autour des lectures choisies dans la bibliothèque de nos illustres prédécesseurs.
Mais en dévalant une dernière fois les escaliers du local, je me demandais surtout comment j’avais fait pour me mettre dans une situation pareille. Mes semblables pensaient à travailler plus pour gagner plus, à veiller au solde positif de leur hassanate, à préparer leurs prochaines vacances dans l’hémisphère Sud, aux prénoms de leur progéniture ou que sais-je encore... Enthousiasmé par le Printemps arabe, je tirais toujours le diable par la queue à 28 ans passés. Mon seul patrimoine était constitué de centaines de livres qui débordaient de ma bibliothèque. Mes parents s’inquiétaient de mon célibat chronique. Je ne pouvais leur faire admettre que je vouais mon existence à comprendre le monde pour mieux le transformer.
De retour dans le taudis que je louais bien trop cher, je décidai de passer un coup de fil à Kazan, mon dernier allié. Ce camarade et néanmoins ami m’assurait ne pas comprendre ce qui s’était passé. Il demanda s’il pouvait se rendre utile pour arranger une situation qu’il trouvait profondément injuste. Le corps traversé par un frisson, je répondis, dépité, qu’il n’y avait plus rien à faire. J’avais sous-estimé l’instinct de survie collectif de bureaucrates qu’un conflit sourd opposait pourtant. Bien involontairement, je leur avais donné l’occasion de retrouver un semblant de cohésion en s’acharnant contre un petit-fils de réfugiés messalistes. J’avais péché par une trop grande confiance dans le centralisme démocratique, en négligeant le côté administratif des choses.
Ce chien d’Ulysse avait raison finalement.
Pourquoi avais-je écrit ce texte ?
Nedjib SIDI MOUSSA*
*Nedjib Sidi Moussa est l’auteur des indispensables ouvrages La Fabrique du musulman (2017) et Algérie, une autre histoire de l’indépendance (2019). Il anime, par ailleurs, un remarquable site qui a « pour vocation de diffuser des textes sur l’anticolonialisme, la révolution, l’émancipation ».