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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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D’un narcissisme destructeur
Article mis en ligne le 18 avril 2022

par F.G.
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■ Daniel BERNABÉ
LE PIÈGE IDENTITAIRE
L’effacement de la question sociale

Traduit de l’espagnol par Patrick Marcolini
avec l’aide de Victoria Goicovich
L’Échappée, 2022, 320 p.



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Dans l’excellent avant-propos du livre signé Patrick Marcolini, le lecteur découvre cette étonnante confidence par laquelle Daniel Bernabé, auteur du Piège identitaire, répond aux critiques d’un économiste patenté – et accessoirement ministre du gouvernement espagnol – au sujet de possibles faiblesses théoriques de son livre. Plutôt que de ferrailler sur le terrain marécageux des arguties, Bernabé se rabat sur le nerf de sa démarche : non, il n’a pas rédigé de « thèse universitaire » censée rivaliser avec la production de quelques mandarins émérites mais « un essai politique qui veut s’adresser au plus grand nombre ». On imagine la grimace, sarcastique et dédaigneuse, d’un détenteur de chaire universitaire devant un coming out aussi grossièrement « populiste ». Surtout quand Daniel Bernabé enfonce ce clou – jubilatoire – que nous reproduisons in extenso : « Je n’ai pas un petit bureau au calme à l’université pour me consacrer à la recherche académique. Je suis un travailleur culturel précaire, ce qui signifie que pendant que j’écris mes livres à un rythme infernal, je suis aussi obligé de faire bouillir la marmite avec des articles et des reportages. Je n’ai ni le temps ni les moyens de passer quinze jours, comme le ferait un docteur en sciences sociales, à justifier le moindre petit paragraphe avec une citation d’un auteur obscur. Les gens comme moi doivent se contenter de suivre leur flair et d’écrire au fil de la plume. C’est comme ça qu’on produit de la littérature de combat, et pas autrement. » Ces moments de vérité où un auteur évoque les circonstances matérielles lui permettant d’écrire sont suffisamment rares pour être notés. Dans le cas présent, elles témoignent de l’urgence manifeste d’une voix décidée à maintenir le fer d’une « littérature de combat » dans le cœur du Léviathan économique. Et surtout, à rebours des micros-récits fractionnant les résistances en autant d’esquifs à la dérive, d’innerver ce lien vital entre luttes actuelles et grands récits du passé où les opprimés ont redressé, tous ensemble, l’échine et le poing. Citons le sociologue américain Vivek Chibber dans un article à charge contre les théoriciens du postcolonialisme : « Par quel artifice la mondialisation n’impliquerait-elle pas une forme d’universalisation du monde ? Dès lors que les pratiques qui se répandent partout peuvent légitimement être décrites comme capitalistes, c’est bel et bien qu’elles sont devenues universelles. Le capital avance et asservit une part de plus en plus importante de la population. Ce faisant, il façonne un récit qui vaut pour tous, une histoire universelle : celle du capital. [1] » Une condition humaine non pas éparpillée sur les confettis d’un archipel des douleurs mais appréhendée comme un tout menacé par un régime cohérent de prédations planétaires.

Marché de la diversité

Que l’animal Bernabé affirme avoir suivi « son flair » pour rédiger Le Piège identitaire laisse sourire. On devine la provocation, la posture du franc-tireur éloigné de toute coterie de bien-assis. Qui a lu son livre sait cependant que l’instinct de son auteur ne serait rien sans un cortex patiemment élevé à l’abri d’une politisation désormais arrimée au flux de slogans scandés en marques de lessive et d’anglicismes hashtagués à la nanoseconde près. Et si Bernabé se fixe comme objectif – pleinement atteint – de raconter ce patient « effacement de la question sociale » dans les mémos d’une gauche devenue allergique à tout récit émancipateur, c’est que le journaliste sait éminemment de quoi il parle. Il a suffisamment observé les choses – comprendre : les glissements idéologiques de ces dernières années et leurs implications matérielles – et dispose d’un recul historique suffisamment ancré dans le réel pour mesurer les auspices désastreux sous lesquels s’est rangée une partie de la critique sociale. Il a aussi eu le temps d’établir les coordonnées d’une partie du camp adverse : soit une certaine production universitaire qui a fait son miel en stimulant ses pontifes et autres doctorants en mal de sujets d’étude quant à l’édification sans cesse plus boursouflée et byzantine des cultural studies et de leurs multiples avatars. Avec quels résultats ! La notion de peuple n’étant plus qu’un tropisme protofasciste et celle de classe sociale un vestige globalisant pondu par quelque vieille barbe hétérocentrée, ne reste que l’individu, idéalement discriminé et nu comme un ver, affilié au gré de ses stigmates à d’autres mêmes que lui. Et c’est de ces alliances (intersections), tout autant foisonnantes que farouchement concurrentielles, que nous serions désormais en droit d’attendre et atteindre non pas le grand soir, ni même un quelconque petit matin, mais juste une espèce de stase libérale inclusive où tout un chacun aurait loisir de laisser s’épanouir les multiples expressivités de sa dynamique identité.

On ne va pas vous refaire l’historique, suffisamment documenté et critiqué dans les colonnes d’À contretemps, de la déferlante postmoderne qui, au prétexte de donner voix aux sans-voix, n’a su produire au fil des décennies que mise en rivalité de segments populationnels assignés aux cases d’un « marché de la diversité », pour reprendre les termes de Daniel Bernabé. De ce marché de dupes, dans le jeu duquel les publicistes libéraux paradent en promettant des gages à telle « minorité » tandis que le rouleau compresseur techno-capitaliste dissout, pan par pan, les possibilités de toute vie décente commune, l’auteur du Piège identitaire souligne l’étrange porosité avec l’agenda néolibéral. Des révolutions conservatrices des années 1980 (Thatcher, Reagan) aux troisièmes voix de la décennie suivante (Blair, Schröder) et jusqu’aux épigones estampillés « progressistes » des années 2000 (Obama, Macron), un implacable continuum s’est déroulé au cours duquel les classes dirigeantes ont patiemment défait le canevas des lois sociales arrachées dans l’après-guerre et provoqué la ruine tant physique que symbolique du monde ouvrier. Outre le fait d’être soudainement émiettés et précarisés, les prolos subissaient jusqu’à une disparition symbolique du champ social par la grâce d’une invisibilité médiatico-statistique. Quant aux classes populaires dans leur ensemble, face à la détérioration continue de leurs conditions de vie, elles finirent par se lasser des sirènes des gauches gouvernementales. De toutes façons, au fil du temps, ces gauches-là ne faisaient même plus semblant de s’adresser à elles, toutes obnubilées qu’elles étaient à choyer leur nouveau public cible : la fameuse classe moyenne. Soit, étymologiquement, celle des médiocres. Un ventre mou, pris entre l’étau des classes possédantes et exploitées, qui fut, à la manière du Canada Dry singeant d’une façon à la fois inoffensive et insipide la bière, ontologiquement conçu comme un ersatz de classe sociale. Comprendre : un agrégat d’individus, sans conscience collective et encore moins historique, essentiellement mu, à la manière d’un banc de méduses, par des courants qui s’imposent à lui. Quant à son mode d’être, il lui fut entièrement dicté par cet esprit boutiquier promu par la société de consommation. Parmi les étapes qui virent sa lente édification, Daniel Bernabé rappelle à quel point le virage néolibéral des années 1980 a joué dans sa consolidation : « Cette classe moyenne était composée de personnes dépourvues de tout credo politique explicite qui ne se reconnaissaient pas dans les catégories habituelles de gauche et de droite. Ce qui ne signifiait pas qu’elles étaient dépourvues d’idéologie, bien au contraire, puisqu’elles étaient animées d’un puissant instinct individualiste. Ces populations au style de vie imprégné de néolibéralisme étaient celles que les administrations Reagan et Thatcher avaient élevées au rang de garde prétorienne électorale. » Ce qu’explique avec un certain brio Bernabé, c’est qu’à partir du moment où de discrets architectes de la chose publique ont distillé le poison de la marchandise en tant que principal référent des mentalités d’une époque, l’espace politique lui-même s’est trouvé réduit au rang de « produit de consommation ».

S’il n’y a là rien de neuf sous le soleil d’une dénonciation de la marchandisation tous azimuts de nos espaces vitaux, l’apport de l’auteur tient en ce qu’il lie cette massive corruption de nos sociabilités à l’éclosion et à l’inflation des modi operandi issus d’une matrice postmoderne coupée de toute tradition de lutte et cherchant à faire masse dans ses confrontations avec les classes possédantes. Chaussées d’œillères – je ne vois que ce qui me concerne (et me rapporte) –, les sphères militantes ainsi formatées se croisent, telles des pousseurs de caddies dans les allées d’une galerie marchande, chacune remplissant sa besace au gré des contributions (souvent symboliques) récupérées auprès de telle enseigne politicarde. « Ainsi, bien que les inégalités continuent d’augmenter d’année en année, les aspirations identitaires ne se réalisent plus dans l’action collective, mais par la consommation de biens tangibles, ou d’idées politiques – ce qui revient au même », résume froidement Bernabé. Une condition qui confine au tragique et à l’absurde : la classe moyenne étant par définition un monde de l’indifférenciation, ses acteurs n’ont d’autre choix pour exister « individuellement » que de multiplier des affirmations, tantôt égotiques tantôt claniques, poussant toujours plus loin les curseurs d’une soi-disant singularisation alors qu’ils ne font que se conformer aux usages consuméristes du marché de la diversité.

Arrêtons-nous sur ce terme de « diversité » qui revient de manière récurrente sous la plume de Bernabé. L’auteur y voit une pièce maîtresse permettant aux politiques néolibérales d’avancer leurs pions tout en masquant habilement leurs intentions. Pour celles et ceux qui ont subi les pubs Benetton des années 1980, le germe était tout entier contenu dans ces images placides de mélange de « races ». Tandis que des rigueurs budgétaires jetaient des familles entières dans la dèche, la doxa progressiste vantait les promesses d’un horizon frelaté de vivre-ensemble. De la lutte contre l’exploitation aux luttes contre les discriminations, au fil des années et des alternances politiques, le pas serait sans cesse franchi, étiquetant et disqualifiant toute voix critique sous le néologisme bien commode d’une phobie de circonstance. Pire : l’ode à la diversité ringardisait définitivement le vieux clivage riche/pauvre consubstantiel à nos sociétés d’abondance (et de maltraitance) puisque, de la même manière que nous nous partagions entre gros et maigres, hétéros et homos, blancs et basanés, valides et handicapés, le fait d’être riche ou pauvre n’était rien d’autre qu’une déclinaison supplémentaire d’une société plurielle. Difficile dans ce cadre de remettre en cause les principes d’une redistribution des richesses inégalitaire, a fortiori quand un arrière-fond théologique justifiait l’obscène cohabitation entre les richards de la jet set et les cohortes de galériens comme relevant de la consécration divine d’une bien huilée méritocratie.

Introuvable « prolétariat de substitution »

« Bernabé facho, le peuple aura ta peau ! » : on entend déjà les autoproclamés porte-voix des minorités menacer d’un poing vengeur le journaliste espagnol. Et on ne peut que comprendre leur colère tant il est vrai que son implacable démonstration les fait passer pour les idiots utiles d’un Capital triomphant. Même si Bernabé est clair sur ses positions, il y a fort à parier qu’il ne sera lu et entendu que par celles et ceux ayant eu le même « flair » que lui : « Ce que j’affirme, c’est que tant que ces luttes [contre les discriminations] laisseront prise au marché de la diversité, tant qu’elles ne remettront pas en cause le néolibéralisme et son fonctionnement dans toutes les sphères de la vie quotidienne, elles seront généralement néfastes aussi bien à la gauche elle-même qu’aux groupes concernés. Et ce sera la droite qui tirera les marrons du feu. »

De la droite à son extrême, il y a le chapitre 6 du Piège identitaire intitulé : « La nouvelle extrême droite ». La leçon est simple : jouer la partition identitaire revient toujours à s’inviter sur les plates-bandes des droites radicales. Un jeu auquel, pour reprendre une formule du moment, les chalands des offres politiciennes préféreront toujours l’original à la copie : « Chaque fois que la gauche se déplace sur le terrain des identités opprimées ou minorisées, elle libère un espace que l’extrême droite pourra occuper avec profit. » On en arrive à ce paradoxe affligeant où le « peuple », celui-là même qui a fait la Révolution de 1789 ou la Commune de Paris, celui qui s’est vaillamment réinventé durant le soulèvement des Gilets jaunes, est ouvertement dragué par l’extrême droite, tandis que le business plan des gauches institutionnelles s’enferre à cibler un « prolétariat de substitution » à travers la défense de minorités discriminées.

En 1998, l’industrie médiatique célébrait l’élan fraternel d’une France « black-blanc-beur » à l’issue du mondial de foot. Plus besoin de souffle révolutionnaire, suffisait désormais que des jeunots en short, fraîchement millionnaires mais profondément issus de la diversité hexagonale, courent derrière un ballon, et le tour était joué. Quatre ans après, Le Pen père arrivait au second tour de la présidentielle. Sauf pour les plus lucides, la douche fut glaciale. Depuis lors, la séquence ne fait que bégayer et fortifier le venin de ses protagonistes. Le mur est là, prêt à accueillir notre crash social – et sociétal. Des prosélytes de l’écriture inclusive pensent encore qu’il suffit d’y taguer un smiley polychrome et dégenré pour en éviter l’impact.

Sébastien NAVARRO


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