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Digression sur le coup d’après
Article mis en ligne le 7 avril 2022
dernière modification le 18 avril 2022

par F.G.


« La France tient par ses policiers et ses gendarmes. »
Emmanuel Macron [1]

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Une certaine tradition révolutionnaire antipolitique à laquelle, malgré ses non-dits, ses manques et ses approximations, je continue, au moins imaginairement, de me référer – l’anarchisme social –, manifesta traditionnellement, en matière électorale, une saine aspiration à l’abstention, entendue comme refus de délégation de pouvoir à qui, démocratiquement élu, aspirerait à l’exercer sans qu’aucun contre-pouvoir ne soit jamais susceptible de le révoquer.

On pourra y voir une commode, altière et surplomblante position de principe, mais ce serait ignorer que, là où le mouvement libertaire organisé avait la capacité de peser sur le rapport des forces, il lui arriva aussi de déroger à ce qui n’était pas un dogme quand la cause le méritait.

Ce fut notamment le cas en Espagne, en février 1936, quand, par tactique, la Confédération nationale du travail (CNT) décida de ne pas faire, comme à son habitude, de campagne abstentionniste contre les forces de la coalition du Front populaire. Non que les anarcho-syndicalistes aient pu croire aux lendemains chantants, mais parce que le programme électoral des forces de gauche plus ou moins coalisées contenait au moins une mesure qui leur tenait à cœur : la mise en liberté des 30 000 prisonniers sociaux qui peuplaient les prisons d’Espagne depuis la terrible répression de l’insurrection des Asturies d’octobre 1934. Le lendemain de la victoire de la gauche, la CNT décida d’ailleurs de faire aboutir in petto la promesse en allant elle-même exiger, et plutôt fermement, cette libération aux portes des prisons. Avec succès.


À périodes fixes, l’élection présidentielle rompt, en ce pays de monarchie républicaine, le temps fixe ou fuyant du pouvoir pour, démocratie représentative obligeant, rappeler aux urnes des citoyens plus ou moins convaincus de devoir encore faire leur devoir. Le bloc bourgeois y va sans problème. Le bloc populaire traîne plus volontiers les pieds en votant souvent, quand il vote, avec les mêmes pieds. C’est un classique. Après cinq années de Macronie disruptive et, dans un contexte où, nous disait-on, la partie était gagnée d’avance pour son petit chef de guerre, la tension monte dans les coursives. Et elle monte parce que, d’un côté, le vieux Mélenchon, candidat de ladite Union populaire, non seulement ne baisse pas, mais pourrait encore grimper jusqu’à arriver au second tour. D’un autre côté, la Dédiabolisée d’extrême droite, après avoir plié Zemmour et siphonné une partie de ses électeurs – qui, pour beaucoup, ne feront que rentrer au bercail après avoir éprouvé un temps le frisson national-identitaire du crevard de CNews – est annoncée plutôt haute en cas de duel avec notre Zelensky national aux petits pieds. Bref, le suspense est grand et, avec lui, couvent les paris, illusions, craintes, tout ce qui fait en somme le charme de ces suspensions citoyennes où les mobilisations sociales sont au plus bas en attendant le lendemain d’un avenir en commun, d’une grande purge ou d’une peste blanche adoubés par les urnes. Qui serais-je pour dauber les électeurs, ceux de mon camp s’entend, et ignorer que, sorti vivant de ce quinquennat d’horreur où les éborgneurs eurent pignon sur rue quand ils voyaient du jaune, où l’on nous balada de Charybde en Scylla en pleine pandémie, où l’on nous QR-coda comme des bestiaux, où les pauvres sauvèrent l’honneur de la décence ordinaire, où l’État-Macron fit méthodiquement le lit du fascisme, qui serais-je donc pour me gausser d’être pur en méprisant ceux qui croient au pouvoir du suffrage et l’utilisent, quitte à déchanter. Il m’importe peu, en somme, que l’on s’abstienne par conviction théorique ou que l’on vote par souci pratique. À condition de le faire en cohérence dans les deux cas : en refusant de légitimer le système dit représentatif dans le premier ; en choisissant le bon bulletin dans l’autre – et il n’y en a finalement qu’un pour qui croit que le vote peut avoir une vertu.


La seule question qui se pose à mes yeux est celle de l’après-élection. Cette question – que déjà La Boétie, au XVIe siècle, considérait, en insoumis définitif, comme à l’origine de tout principe d’insubordination à la servitude volontaire – doit s’énoncer en ces termes : « Cela s’appelle-t-il vivre ? » Cette question est à la portée de n’importe qui. Elle se pose dans n’importe quel contexte de survie diminuée ou humiliée. Y répondre, c’est définir, à toute époque, le sens et les conditions du vivable, de l’humainement vivable. C’est la seule question radicale qui compte. En toute logique, la réponse à cette question est un « non » pluriel des accablés conduisant, logiquement, à l’impérative nécessité de la révolte. Cette question aucun sondage d’opinion ne la posera, aucun bulletin glissé dans une urne ne la résoudra jamais. Elle ne peut surgir que du dedans de l’humiliation – et surtout de la fierté qui naît d’en faire levier collectif contre le système qui humilie.

L’essentielle différence entre la pensée radicale et l’extrémiste réside dans le fait que, quand la seconde est intolérante, idéologique, butée, ultra, pure et exclusiviste, la première, ancrée dans des convictions fermes mais toujours ouvertes, s’institue dans l’autonomie qui seule peut participer, comme appel d’air, à une réinstitution du social et du politique.

C’est pourquoi, aux déconstructeurs qui veulent s’en défaire, il convient d’opposer, pour réarmer la théorie critique, un retour aux « Lumières radicales ». La démarche suppose de séparer ce qui fondait sa propre critique de la religion et des inégalités de ce qu’en a retenu « le projet de modernisation capitaliste qui, avec l’expansion du capitalisme au travers du colonialisme, a dominé le monde durant les siècles derniers [2] ». Sans réappropriation de ces « Lumières radicales » et de la pensée critique qui les prolongea, il est fort improbable que la question de l’émancipation sociale, humaine, anti-technologique – qui pourtant pointe à travers tous les combats de notre temps sans repères – fasse fondement d’une perspective globale de transformation. Le postulat critique des Lumières, disaient déjà Adorno et Horkheimer dans La Dialectique de la raison, fut « de libérer les hommes de la peur et de les rendre souverains ». Ce fut son principal apport, une avancée majeure dans la perspective d’émancipation générale. Celui de la postmodernité intellectuelle, c’est le contraire : tout déconstruire de cette perspective, au nom de ce relativisme qui fait sa légitimité critique, jusqu’à nous transformer en monades d’un éternel présent qui nous annihile.

Quand la fascination pour l’apocalypse pénètre au point que nous connaissons la sphère politique, culturelle et esthétique, elle devient, toutes variantes et contre-variantes comprise, réactionnaires et postmodernes, l’idéologie nihiliste dominante d’un temps vide de sens. En contre apparaît pourtant, dans des pratiques variées, un besoin contre-idéologique de radicalité au sens premier du terme : tout reprendre depuis le début et en partant de la racine. Le retour de cette radicalité soucieuse de poser les bases d’une vie vivable, c’est-à-dire digne et bonne, est la meilleure nouvelle de ces temps maudits.


Il y a un biorythme de l’histoire : ça touche le fond et ça repart, mais selon des rythmes différents.

Si Macron repasse, le carnage social est assuré, et les troupes sont déjà prêtes. On peut parier que le ressentiment des vaincus sera aussi large que justifié, mais le ressentiment n’est jamais de bon conseil pour entrer en résistance. Si c’est la Dédiabolisée qui prend l’Élysée, il lui faudra faire gaffe à ne pas déclencher tout de suite la guerre civile – ce qu’elle a dû comprendre depuis qu’elle est devenue « républicaine » –, mais il est probable que la tension monte vite. Si c’est Mélenchon, le risque est autre : c’est celui d’une euphorie populaire trompeuse, d’une prime au sauveur, d’un laisser-aller attentiste. Toutes choses qui se payent cher en désillusions et en temps perdu. C’est pourtant un classique du genre depuis qu’aucun syndicat, et a fortiori aucune classe « pour soi », n’est désormais en capacité de faire plier le patronat.

Ce qui fait le plus souvent histoire, c’est ce qu’on n’attendait pas. Toute révolution est inattendue. Elle participe invariablement d’un processus autonome de reconfiguration massive du visible, du pensable et du possible, et plus encore d’une révélation : l’ordre des sociétés, apparemment assumé par des États et dépendant de la logique globale du Capital, peut s’effondrer en un rien de temps. Car il ne repose que sur une apparence de réalité, celle qu’ont construite les dominants et que propagent, chacun à leur poste, leurs porte-voix salariés.


À partir du moment où la « classe historique » a cessé de l’être parce qu’elle n’est plus essentielle à la reproduction du capital algorithmé et que les travailleurs ont muté en humains exploités, en prolétaires au vrai sens du terme, les appels incantatoires à la grève générale ne sont d’aucun effet. C’est précisément de cette incapacité des milieux militants traditionnels à penser le réel de ce changement dans toute son horreur que provient, à gauche, leur prédisposition à cultiver la nostalgie des anciens combats et, à l’extrême gauche, à déplacer chaque fois davantage son curseur vers le sociétal et les luttes contre les discriminations. Prolétaires, les Gilets jaunes, si nettement laissés-pour-compte, l’étaient, au sens étymologique, à un point tel qu’il est curieux qu’aucun sociologue ou historien ne s’en soit rendu compte. Prolétaires – c’est-à-dire « rien » – ils le furent jusque dans leur refus catégorique de toute institution de médiation, en décidant, comme dans la chanson, de se sauver eux-mêmes. Ils le furent jusque dans leur appétence au débordement, leur goût de l’offensive, leur volonté de faire famille et amitié communes, leur ardeur au combat. C’est pourquoi on les disqualifia, on les insulta, on les mutila, on les brisa. Jamais répression ne fut plus sévère depuis la guerre d’Algérie.

Le quinquennat de Macron fut finalement riche en résistances, en fraternités de lutte, en mouvements de toutes sortes, convergents ou pas. C’est qu’il apparut vite que le nouveau monde de Jupiter était l’ancien en pire, celui qui déjà nous priva de tout – et surtout de l’espoir de le vaincre. Cette séquence, cela paraît évident, a ouvert de nouvelles perspectives de refus que nous ne soupçonnions pas tant on nous avait raconté, y compris dans nos chapelles, que le peuple était perdu pour la cause de son émancipation.

Ce qui viendra électoralement parlant, de désespoir ou d’espérance, nul ne sait. Notre seule certitude, c’est que le coup d’après c’est pour bientôt, et que cet après déjà nous appelle. Dans l’état d’un monde insupportable d’inégalités, chaotique sur le plan géopolitique, intenable sur le plan écologique, nombreuses et déterminées seront les communautés en révolte qui entreront en conflit contre le sort que leur fait le système d’exploitation et de domination qui détruit leur humanité.

Quoi qu’il advienne de cette élection, c’est là qu’il faudra être.

Freddy GOMEZ


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