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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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Sidération
Article mis en ligne le 1er avril 2022

par F.G.


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Sidération : anéantissement subit des forces vitales, se traduisant par un arrêt de la respiration et un état de mort apparente.

Serions-nous dans la réalisation absolue de la forme marchandise prédite au paragraphe 66 de La Société du spectacle ?

« Ainsi par une ruse de la raison marchande, le particulier de la marchandise s’use en combattant tandis que la forme marchandise va vers sa réalisation absolue. »

Absolu, le mot est lâché comme un lion dans l’arène. Absolu, mot dangereux abolissant les limites et les conditions. Abolissant les nuances et les marges.

Eppure ! comme l’avait dit Galilée avant d’être assigné à résidence parce qu’il avait compris l’importance du mouvement. Eppure de cet absolu qui nous enserre d’un écran à l’autre, des images nous parviennent d’un lointain de plus en plus obsédant. On en arrive à douter de sa propre existence. L’obsession la remplace. Hors de l’écran, quelle vie est-elle possible ? La pénurie de réel accompagne celle des matières. La prolifération d’un surnaturel programmé seconde la raréfaction des ressources naturelles.

Nos cerveaux sont censés être vidés par la peur, ratatinés par la propagande, sidérés et pétrifiés. Il faudrait avoir peur de penser, peur de voir, peur de dire. Il nous est imposé de nous émotionner là où on nous dit de nous émotionner et de nous mettre en état permanent de pathos, là où le pathos est utile. Nous sommes censés faire la claque. Et au passage s’en prendre quelques-unes.

Cela fait combien de décennies que l’on nous formate et déformate pour que nos larmes coulent dans le récipient prévu à cet effet ? Avec nos larmes ils cuisinent nos moelles substantifiques les grands cuisiniers de la propagande. Rien ne les arrête, rien n’arrête leurs grands hachoirs. Et vlan un peuple entier en fines lamelles et un autre sous les décombres. Mais réservons nos larmes pour la suite. Nous n’avons encore rien vu, rien entendu, rien compris. Nous sommes comme la jeune fille trompée, abandonnée, assassinée d’un opéra de Verdi ; non ti basta ancora ?, ça ne te suffit encore pas ? dit le père sacrifié. Non cela ne lui suffit pas, jamais, parce que le spectacle doit et va continuer.

Et que dit le père Ubu dans la pièce d’Alfred Jarry ?

« Certes oui je suis content, on le serait à moins ! capitaine de dragons, officier de confiance du roi Venceslas, décoré de l’ordre de l’aigle rouge de Pologne et ancien roi d’Aragon que voulez-vous de mieux ? »

C’est vrai quoi ? comme on dit dans les sitcoms qui mènent notre monde, alors quoi ? c’est vrai ! La vérité si il ment, que veut-il de plus ? Et nous que ne voulons-nous pas ?

Oh et puis merdre comme dirait Ubu, « de par ma chandelle verte », je m’en vais le nommer l’homme du moment, le roi Volodymyr Ier. Et ne vous méprenez pas, je ne roule pas pour Poutine, je ne roule pour personne. Je danse au bord du monde, comme nous toutes et tous, qui avons encore un œil sur les marges, qui avons encore ce privilège. Un privilège qui ne s’achète ni ne se vend. C’est comme le don du chant ou celui des maths, on l’a ou on ne l’a pas. On a suivi longtemps les nervures et surmonté les bosses, on a appris à nager dans les larmes, on voit l’envers et l’ombre et on a une longue lignée de perdants magnifiques et de femmes fatales aux imbéciles et aux niais derrière nous. Et bien que les imbéciles et les niais fassent désormais la pluie de missiles ou le beau temps des post-colonies, et qu’ils croient dur comme le fer de leurs éperons et de leurs chars d’assaut que le présent leur appartient, tolérant parfois que quelques femmes jouent aussi leurs rôles, les ongles peints et les yeux mouillés de larmes, agitant leurs mouchoirs devant les cohortes de treillis et de camouflés, ou peut-être devrais-je dire camouflets ? ceux que nous prenons en pleine gueule ? et bien que tout ça encombre nos imaginaires, ronge nos rêves, empoisonne nos désirs, nous continuons à penser, à voir, à dire.

Récapitulons. Nous étions occupés à comprendre, à déboulonner les statues du pouvoir, à éveiller nos consciences fatiguées par un nouveau siècle mal barré, mal fichu, on se tortillait dans le cercueil prévu à nos dimensions, et les clous sautaient et les planches commençaient à se disloquer, mais on se dégenrait et on continuait nos recherches inlassablement pour trouver la pierre philosophale de la juste mesure. Certes on se doutait bien que ça ne serait pas pour tout de suite, que ça n’allait pas de soi, que certains mots passaient à l’ennemi. Mais une Zad par-ci, une No Tav par-là, une gratuité au passage, une librairie dans les ruines, une cantine près d’un tas d’immondices, des amours illicites et métissées, des désirs inavouables enfin avoués, des miettes de liberté dans la soupe impopulaire, pas à pas, on gravait doucement les initiales de l’invisible sur leur implacable visibilité. Déjà nous sentions un malaise, nous sentions que quelque chose de vraiment malsain se préparait dans les coins. Ça s’est mis à marcher fort pour le grand capital, le spectacle s’est mis à fonctionner à pleins rendements, chaque heure du jour et de la nuit sur cette planète, des milliards d’humains se figent sidérés devant leurs écrans, dans une catoptromancie moderne où l’on ne voit pas l’avenir mais le Temps pur sans inclusions troubles, sans histoires, sans les milliards de vies qui lui donnent sa raison d’être à ce temps. Un temps d’avoirs débarrassé enfin des êtres. Le temps-argent. Le temps comptable. Décomplexé comme ils disent, avouant libéralement son libéralisme, ses hautes visées.

Soudain, de Panama Papers en Assange déchu, d’extraditions immondes en guerres larvées, de bidonvilles en favelas, de femmes pendues ou assassinées en villes réduites à néant, d’esclavage version camps de migrants en trahisons de tout acabit, soudain, la guerre. Comme si c’était la seule, la vraie, celle qui doit nous hanter. La guerre qui devrait être notre guerre. Une guerre de blancs. Une guerre qui est là à nos portes. Une guerre de devoir de guerre. Une guerre légitimée. Non seulement elle mettrait en lumière les derniers spectres du bolchevisme pour les anéantir une bonne fois, mais elle nous rapprocherait de nos valeurs véritables, elle assemblerait les valeurs de l’Europe, de la virilité, de la résistance. Mais à quoi nous demande-t-on de résister nous qui déjà sommes largement occupés à leur résister ? Devrons-nous désormais apprendre à résister à nos résistances ?

Et soudain, une flopée d’oligarques se sont matérialisés sous nos yeux habitués à d’autres mythologies. Une flopée d’oligarques blancs, mâles. Un monde de yachts de maisons surdimensionnées, de jeunes femmes en 3D, de puits de pétrole, de gaz de ville, de gazoducs, de gisements, de mines, d’entertainment, de jets privés, de diamants sur canapé, de clubs de foot, de vomissures d’un monde gâché, un monde de nouveaux riches, meublé chez Roméo et chaussé par Louboutin. Et dans l’ombre, les cohortes de femmes de ménage et de chauffeurs et de gardes du corps et d’escort-girls et de mineurs et de petites mains…

Tout, mes amis, tout, ils nous auront tout pris et pour pas un rond et à coups de cravaches morales. Révolution, résistance, fraternité, féminisme. Et le spectacle tourne et tourne. Un bouffon le fait tourner et le Russe là, sur son trône, cet idiot utile qui joue dans le même film que les autres finalement et brasse les mêmes biftons. Qui marche dans la combine. Gonflé de testostérone, prêt à ne pas en démordre, les canines coincées dans la menace atomique. Prêt à pousser sur le champignon s’il le faut. Le faut-il, tovarich ?

C’est qu’ils ont des comptes à régler derrière le rideau de fer enfin tiré sur le Spectacle. Final ? Qui sait ? Mais non ! Pas encore ! Il y a encore du pognon à se faire, il y a encore des populations à ratisser et la mode treillis-sweat-à-capuche ne fait que commencer. D’ailleurs de grands couturiers se penchent déjà sur le produit. Et puis Volodymyr vient de vendre sa série aux plus gros distributeurs du monde entier, du monde absolu, vient même de fourguer un bouquin (puis-je dire livre ?) aux éditions Grasset, des nouvelles : le brave soldat Volodymyr par lui-même, sans doute, et qui sera sûrement traduit dans 45 langues en trois jours et fera le tour du monde en deux, ils inventeront des langues si nécessaire. Volodymyr ! qui a parlé sur tous les zoom-zoom des gouvernements du monde, qui compte et recompte les royalties, qui a foutu un dawa monstre dans le show-biz, laissant sur le carreau tous les autres aspirants au vide de l’humanité, les a laissés sous perfusions cataclysmiques en séries. Choisissez entre bien et mal a-t-il ordonné à ses frères de la Knesset ! Comme si ce n’était pas ce que faisaient les gouvernements israéliens successifs depuis les accords d’Oslo ? Accords que l’on pourrait gratifier, faute de les ratifier, d’accords d’os-slow. Le bien et le mal ! Des siècles et des siècles, et voilà qu’un clown nous ramène au point de départ. Il nous enjoint à réfléchir et dans ce monde de miroirs ça ne devrait pas être difficile, il nous enjoint à réfléchir en bien et en mal : si Poutine est le méchant donc Volodymyr est le bon.

Ah bon, ben, beuh, repassez-moi mon hochet et ma tétine, père Ubu, de par votre chandelle verte. On va faire un jeu de cubes. Nous encuber les uns les autres. Donc si les membres de la Knesset doivent choisir entre bien et mal, cela signifie comme deux et deux font deux qu’il y a des bons juifs et des mauvais ? Les mauvais juifs étant ceux qui ne font pas les quatre volontés du bon Volodymyr ? Tiens c’est étrange. Je ne voyais pas les choses comme ça. Le 19 mars, je lis sur le journal italien Il Manifesto :

« Les droits de diffusion en Italie de la série Serviteur du peuple ont été achetés par La7, la nouvelle est arrivée hier. Mais cela fait déjà quelques jours que la popularité du (vrai) président ukrainien a incité les télévisions du monde entier à contacter Eccho Rights, la société de Stockholm qui distribue le programme produit par le studio fondé par Zelensky : Kvartal95. Mercredi dernier, Netflix USA, qui l’avait dans le catalogue il y a des années, a annoncé sur Twitter : “Vous l’avez demandé et voilà, Serviteur du peuple revient !” Au Royaume-Uni, Channel 4 a diffusé les trois premiers épisodes le 6 mars ; en France et en Allemagne il est disponible sur Arte depuis novembre dernier ; en Grèce, en Albanie et en Tunisie depuis quelques jours ; en Espagne, c’est Mediaset qui a annoncé l’achat il y a trois jours. »

Lorsqu’en 2015, la première saison de Serviteur du peuple a été diffusée en Ukraine (il y aura plus tard deux autres saisons), le propriétaire de la télévision qui l’a diffusée avait récemment marché sur Kiev escorté par une armée privée. L’oligarque Igor Kolomoisky, l’un des hommes les plus riches du pays, ayant des intérêts dans le pétrole, les banques (il était le propriétaire de la plus grande institution du pays, nationalisée depuis), dans les compagnies aériennes et aussi à la télévision, était alors le gouverneur de la région de Dnipropetrovsk (aujourd’hui Dnipro) et avait mal pris la décision du président Porochenko de révoquer l’administrateur de la société d’État pour le transport du pétrole, un de ses hommes de confiance. Kolomoisky avait à sa disposition pour cette marche (bloquée par les forces régulières) un bataillon de deux mille hommes entraînés et bien armés, faisant partie de l’armée qu’il finançait pour combattre les Russes dans les régions frontalières. Des troupes ouvertement néo-nazies, comme le célèbre bataillon Azov maintenant incorporé dans la Garde nationale, dont Kolomoisky, un juif, a été parmi les premiers financiers.

Kolomoisky est également le principal financier du parti né de la série lancée par sa télévision, le parti que Zelensky a appelé du même nom, Serviteur du peuple, et qui en deux ans l’a conduit à devenir le véritable président de l’Ukraine. Pendant la campagne électorale, ses liens avec l’oligarque lui ont été reprochés, en particulier par son adversaire Porochenko, mais cela n’a pas empêché Zelensky de jouer le rôle du moralisateur contre l’establishment, qui est d’ailleurs le pendant de son personnage dans la série télévisée. Mais c’est avec la publication des Pandora Papers, à l’automne 2021, que les accusations se sont matérialisées dans des mouvements monétaires, à partir de sociétés offshore attribuées à Kolomoisky vers des sociétés offshore (établies dans les îles Vierges, à Chypre et au Belize) dont Zelensky et ses partenaires de la société de production Kvartal95 sont considérés comme les propriétaires. Des mouvements en millions de dollars et coïncidant avec l’achat par la TV 1 + 1 de la série destinée à un succès écrasant. La série qui sera bientôt vue à la télévision – sans aller la chercher sur Youtube – dans la moitié du monde.

Igor Kolomoisky est-il du côté du bien ou du mal ? Nous le saurons en regardant, sidérés, le roi Volodymyr Ier sur tous les écrans du monde occidental, le seul monde qui compte, un monde blanc, binaire, manichéen, un monde en vêtements treillis et camouflage, un monde de vrais hommes qui vont jusqu’au bout du job, qui saluent les drapeaux, tuent pour la patrie la main sur le cœur et violent pour la patrie la même main sur la braguette. Des images interdites aux moins de 16 ans. Et les enfants jetés sur les routes, ensevelis sous les décombres ne regarderont pas, c’est promis ! Et tout ce que les survivants des ruines, les soldats embarqués dans le massacre, espèrent, c’est que la série finisse en happy end. Que Volodymyr épouse la princesse ukrainienne dont la famille avait fui les pogroms en 19.. ? La date est secrète, il ne faudrait pas nuire à la nouvelle propagande révisionniste et rappeler les massacres des hordes fascistes ukrainiennes, et il y a le choix entre ceux qui tuaient au nom du Christ et ceux qui faisaient payer les juifs pour Trotski. Pourtant (eppure !), le 27 juillet 1918, Lénine signe un décret « mettant hors la loi les pogromistes et tous ceux qui fomentent des pogroms » et « ordonnant à tous les soviets provinciaux de prendre les mesures les plus rigoureuses pour déraciner le mouvement antisémite et pogromiste ». Ça devait être juste avant le règne de l’Absolu, quand il y avait encore quelques interstices, quelques accrocs, quelques déchirures dans la toile de bâche vert merdeux qui a recouvert le paysage.

Tout ce qu’il faut maintenant c’est nous rendormir la tétine dans la bouche. Demain on ouvrira le journal, n’importe lequel, et la tête de Volodymyr qui était pourtant sur tous les écrans et les couvertures de magazine, les zooms de toutes les Chambres de députés, de Congrès, de palais présidentiels, qui faisait la guerre et le mauvais temps, plaçait Biden sur le trône du monde et tel autre sur les genoux de la reine des pommes et transformait la Russie en paria absolu, et faisait oublier par un effet d’hypnose inquiétant les autres guerres, l’Afghanistan, le prix monstrueux du pétrole, la fuite des oligarques en Israël et à Dubaï et mettait la moitié de l’Europe à genoux à coups de milliards d’euros sortis soudain par enchantement de tous les chapeaux pointus des banques européennes, réclamant des armes, des logements, des vivres, pour un humanitaire monochrome légitimé au nom de la grande et irremplaçable civilisation occidentale, l’immense civilisation de paix et de culture. Sa guerre, faisant soudain passer tous les autres réfugiés d’autres guerres pour des voleurs de poules, des terroristes en puissance. Et tant pis si Sa guerre légitime et recycle les tueurs tchétchènes, et tous les cinglés de la mitraillette, replace le biceps et le menton carré au sommet du box-office. Tant pis.

Mais demain, mes amis, ce bouffon devenu roi sera remplacé par un autre bouffon. Moins gourmand peut-être ? moins avide ? pire ? comment savoir sans détruire le suspense ? Et, par une longue pratique de l’effet d’optique, une guerre en cachera une autre, puis une autre. Certaines prendront de la valeur quand d’autres seront rejetées par la production, les feuilles des synopsis glisseront sur le sol déjà rendu glissant par la boue, le sang, la merdre, et les figurants ne se relèveront pas…

Mais en attendant place au spectacle :

« Et en avant ! cornegidouille ! tudez ! saignez ! écorchez ! massacrez ! corne d’Ubu. »

Qu’il dit Ubu Roi.

Patricia FARAZZI*

* Ce texte a été originellement publié dans « lundimatin#332 ».