■Issue de l’immigration russe « non somptueuse », comme elle aimait à le dire – de mère ukrainienne et de père russe –, Hélène Châtelain (1935-2020) fut d’abord comédienne de théâtre et travailla avec Jean Vilar, Jean-Marie Serreau, Roger Planchon, Georges Wilson, Kateb Yacine et Armand Gatti, dont elle fut la compagne de sa « parole errante ». Elle prêta son visage à La Jetée (1962), film expérimental de Chris Marker, superbe métaphore en plans fixes et voix off sur une image d’enfance. Mai 1968 marqua un changement de cap majeur dans son parcours artistique. D’une part, elle s’impliqua à fond dans l’aventure créatrice de Gatti ; de l’autre, elle devint documentariste. À son actif, plusieurs œuvres de talent dont Irlande, terre promise (1982) ; Nous ne sommes pas des personnages historiques (1985) ; Nestor Makhno, paysan d’Ukraine (1996) ; Goulag (avec Iossip Pasternak, 2000) ; Le Génie du mal (avec Iossip Pasternak, 2003) ; Chant public devant deux chaises électriques (2003) ; Efremov, lettre d’une Russie oubliée (avec Iossip Pastenak, 2004).
Elle fonda également chez l’éditeur Verdier la collection de littérature russe « Slovo » où elle publia les Récits de la Kolyma de Varlam Chalamov, officia comme conseillère littéraire et traduisit Boris Pasternak, Andreï Amalrik, Ekaterina Olitskaïa, Vassili Golovanov. Elle fut aussi libraire, voyageuse, femme de mots et d’images, mais surtout invariablement libertaire et « chercheuse de traces ».
Ce texte d’elle que nous avons décidé de publier ici répond sans doute à deux injonctions intimes : lui rendre, deux ans après sa mort, l’hommage qu’elle mérite et le faire coïncider avec l’actualité qui nous occupe : la sale guerre d’annexion menée par Poutine en Ukraine et la résistance que le peuple ukrainien lui oppose. De la lutte de Makhno et de ses compagnons de la Makhnovtchina, Hélène Châtelain disait qu’elle se situa « dans un siècle qui pour l’Ukraine fut successivement celui d’un pouvoir qui parlait russe, allemand, polonais, les langues des grands propriétaires, multiplié par un pouvoir en langue de révolution multiplié par un pouvoir en langue de guerre civile de mots qui au départ pensaient être les mêmes puisqu’ils se prononçaient et s’écrivaient pareils et qui se retrouvèrent les uns chasseurs, les autres gibiers. Mots à visage d’hommes traqués, chassés, exterminés, mutilés. Mutilation multipliée au fil des décennies par un pouvoir en langue de collectivisation, multipliée par un pouvoir en langue d’occupant, multipliée par un pouvoir en langue de famine, multipliée par, par, par… » [1]
Hélène Châtelain définissait l’anarchisme comme un « rapport habitable » à l’histoire. Jamais pacifié, jamais confortable, mais porteur d’une longue mémoire des vaincus qui furent capables de la faire vaciller du bon côté, celui qui encore et toujours nous inspire.
Bonne lecture !
À contretemps