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Digression sur deux amis en guerre
Article mis en ligne le 28 mars 2022
dernière modification le 4 avril 2022

par F.G.


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J’ai deux amis. Le premier s’appelle Petro. Sans crier gare, il a quitté Paris et son travail d’ouvrier du bâtiment pour rejoindre son Ukraine natale. C’était quelques jours avant l’ « opération spéciale » de Poutine. Comme ça. Pour être auprès des siens, au cas où ils auraient besoin de lui. Le second s’appelle Oleg. Étudiant tardif à ses heures libres, il gagne sa vie comme serveur dans un restaurant russe parisien. C’est par lui que j’ai su pour Petro. Inquiet, il voulait savoir si j’avais de ses nouvelles. Je n’en avais pas.

J’avais mis Oleg et Petro en contact, il y a de cela quelques années. Oleg travaillait à une thèse sur Nestor Makhno et l’armée révolutionnaire insurrectionnelle d’Ukraine et Petro avait de lointaines origines dans la région de Zaporijjia où quelques-uns de ses ancêtres avaient rejoint les rangs de la Makhnovtchina. J’avais présenté Petro à Oleg à l’occasion d’une rencontre – en 2018, je crois – autour du film d’Hélène Châtelain, Makhno, paysan d’Ukraine. La fraternisation avait été immédiate. Le Russe et l’Ukrainien s’étaient appréciés jusqu’à devenir amis.


Sur fond de temps d’incertitude et accablé par les nouvelles du jour, la visite d’Oleg m’a laissé un goût amer. Nous avons parlé de choses et d’autres, des nouvelles qu’il recevait de Moscou, de sa thèse qu’il comptait abandonner, de cette xénophobie antirusse qu’il sentait monter – le restaurant où il travaille, plutôt désert en ces heures troublées, venait d’être tagué d’un rageur et stupide « Complices de Poutine ! ». J’ai cherché à savoir s’il avait vu Petro avant son départ. J’ai appris qu’il avait reçu un message téléphoné : « Quand l’idée de liberté passe pour anecdotique, c’est le plus souvent qu’on l’a perdue par distraction. Je ne peux être qu’auprès des miens et de mon peuple. » J’ai appris que leurs relations s’étaient dégradées au fil de l’avancée des périls et qu’à leur dernière rencontre – furtive – ils avaient campé l’un et l’autre sur des positions que, pour ce qui concerne Oleg du moins, puisqu’il me l’a dit, il n’aurait jamais pensé pouvoir défendre un jour. En clair, le venin était déjà dans la plaie. C’est au moment de nous quitter, sur le pas de ma porte que j’ai eu cette phrase : « Il ne faut jamais parler la langue du pouvoir ». Oleg m’a regardé en haussant les épaules comme si j’étais hors-jeu. La guerre avait déjà gagné les consciences, même celles qu’on pouvait penser vaccinées contre les ravages de la pensée militarisée.


Ce qui fait le plus souvent histoire, c’est ce qu’on n’attendait pas. Là, ce n’est pas exactement le cas. La logique de Poutine étant ce qu’elle est, l’inattendu fait toujours partie des hypothèses. Ce qui fait histoire, pour l’occasion, c’est que la manière dont Poutine a décidé sans faillir d’envahir l’Ukraine en y mettant les moyens – massifs, mais foireux au vu du résultat immédiatement constatable, à savoir que la population ukrainienne résiste à l’agression – a plongé le monde, et plus encore l’Europe, dans une crise majeure dont personne ne mesure encore les effets. Si l’opération réussit, le tsar risque de pousser le bouchon plus loin. Si elle foire, comme c’est plus probable à moyen terme, même en cas de victoire militaire, l’homme du bunker, blessé dans son orgueil de malfaisant, risque pour le coup de se montrer, comme c’est logique, vraiment inattendu. Qu’il soit devenu dingue ou pas importe peu, d’ailleurs. Il est aux manettes d’un pays qui s’effondre et où il joue peut-être sa dernière partie.

C’est en gros ce que, quelques jours plus tard, j’ai dit à Oleg, qui m’écouta sans vraiment réagir. Je le sentais comme perdu à cette terrasse de café où il m’avait fixé rendez-vous. Je l’interrogeai. Il hésita. Je l’incitai à me dire ce qu’il pensait, sans filtre, sincèrement. Il hésita encore : « À vrai dire, rien. Rien qui ne soit capable de faire idée, ligne explicative. L’émotion est sans doute trop grande pour penser. En vrai, je déteste autant Poutine que Zelensky, autant un nationaliste pro-russe qu’un nationaliste pro-ukrainien. C’est ce qui explique qu’aujourd’hui je suis de nulle part. Et c’est bien inconfortable. »

Au fond, je comprends Oleg. J’ai appris qu’ici ou là quelques anarchistes ukrainiens s’enrôlaient, en tant que volontaires, dans des unités patriotiques combattantes, apparemment autonomes mais toutes placées sous l’égide de l’armée ukrainienne, alors que d’autres, pacifistes, semblent plutôt portés à favoriser des convergences de solidarité entre les oppositions sociales – russe et ukrainienne – à la guerre.
– Tu t’es déjà demandé, ai-je dit à Oleg, ce qu’aurait bien pu faire Makhno dans une situation pareille ?
– Ce qu’il a fait, m’a-t-il répondu tout de go, quand il a compris qu’il lui fallait, le 28 août 1921, échapper à la fatalité historique en se réfugiant dans l’anonymat parisien pour y mourir de tristesse.


Et puis les jours ont filé sans que l’ami Oleg me rappelle. Un soir, je suis passé au restaurant où il travaille pour constater qu’il était « fermé pour travaux » sans date de réouverture. Dans la même semaine, par une connaissance, j’ai appris qu’une chanteuse de ses amies – et activiste anti-Poutine réfugiée en France – avait vu tous ses concerts annulés parce qu’elle avait le mauvais goût de chanter… en russe en des temps où il fallait choisir entre le Bien et le Mal. C’est sûr : il faudrait organiser des exercices de pratique de la dialectique pour en finir avec le dégueulis de bons sentiments qui nous accablent. Marre !

Au soir d’une journée de fin d’hiver, l’idée m’est venue de revoir ce film d’Hélène Châtelain sur le paysan de légende. Il était là, le film d’Hélène, sur une de mes étagères, et comme m’attendant. Je savais ce qu’il avait à me dire, mais je voulais en être sûr, histoire de me laver l’esprit des lassitudes de ce présent viral et militarisé. Qu’est-ce qui fait que, dans le chaos d’une actualité qui s’emballe et nous avale, l’attention portée au passé des anciens combats pour l’émancipation humaine réactive toujours le principe-espérance ? C’est précisément que ce passé n’est jamais tout à fait passé, qu’il est là, vaincu, écrasé, inabouti, mais toujours prêt à servir, si l’on s’en ressaisit, pour nourrir nos imaginaires de résistance aux impérialismes de toutes sortes et aux poussées nationalistes qu’ils suscitent invariablement en retour. L’histoire de la « Makhnovtchina » nous prouve que, si des alliances peuvent être nécessaires pour vaincre l’ennemi principal du moment – les « blancs », Denikine, Wrangel and Co., pour le cas –, c’est toujours, à la fin, le plus cynique des alliés qui gagne. En cela, les makhnovistes ne pouvaient pas refuser l’alliance avec les bolcheviks, mais on peine à croire qu’ils aient pu penser un seul instant remporter la mise en faisant triompher leur propre idée de la révolution, si différente de celle de l’Armée rouge. Ils se sont alliés aux bolcheviks par nécessité, mais sans ignorer que les circonstances leur étaient contraires. Jusqu’à la défaite finale, la leur.


En ce sens, Oleg a sans doute raison de refuser le campisme, de se vouloir de nulle part. Je le connais assez pour ne pas douter de la détestation qu’il voue à Poutine et à sa clique et pour être sûr qu’il se situe résolument dans le camp de leurs opposants les plus convaincus. Je sais aussi qu’il porte en lui quelque chose du poids de ce malheur russe qui fait que, quoi qu’il arrive, l’hypothèse du pire est toujours la plus probable. On dira que cette prégnance du malheur relève d’une disposition de l’âme slave, de la mélancolie active qu’elle sécrète, mais je me méfie de ce genre de généralité obscurcissante. Dans le cas de mon ami Oleg, l’illusion n’a pas plus d’avenir que l’enthousiasme qui la génère. À quarante ans, tout penchant de ce genre semble lui être interdit, même provisoirement. En d’autres temps, son grand-père, jugé « ennemi du peuple », puis son père, déclaré « agent de l’étranger », furent encabanés. Lui, il est à la fois porteur de cette histoire intime – dont il tire fierté – et de l’autre histoire, la grande, infiniment broyeuse en cette terre – « maudite », dit-il –, qui, des premiers soviets libres de Petrograd à la révolte de Cronstadt et à l’Ukraine de Makhno, a noyé dans le sang et les larmes des pauvres tous leurs rêves d’égalité et de liberté en détruisant pour longtemps l’idée même de communisme.

Bien sûr, il sait, Oleg, que la guerre qu’a déclarée Poutine est une guerre de pure agression, mais il sait aussi – parce qu’il n’aime pas les demi-vérités – que le « serviteur du peuple » ukrainien, ce « président Zelensky » qui chavire l’Occident, serait prêt, avec les subsides de l’Union européenne et sous la protection de l’Otan, à livrer l’Ukraine au camp du Bien, celui du néo-libéralisme dévastateur qui est le nôtre et que nous combattons chaque jour comme nous le pouvons. Comme il sait qu’il y a autant d’ultra-nationalistes, de fascistes, de néo-nazis, de rouges-bruns dans les deux camps. Libre à chacun de contester cette logique de l’équivalence, mais à condition de le faire à partir de bons arguments et non sur la seule base des propagandes de guerre émanant des deux camps. Je comprends, oui, qu’Oleg ait choisi la sécession, l’écart, pour n’écouter que sa seule conscience. J’y vois un choix honorable.


Raconter une vie, c’est, à partir d’impressions sensibles fragmentaires et isolées, lui découvrir ou lui donner une unité. Une unité intérieure, j’entends, qui peut être une unité de contraires. Une vie, c’est comme une ville d’avant la destruction, un territoire qui s’adapte par force aux accidents de terrain, aux dénivelés, aux contingences. Les hauts et les bas y sont intimement mêlés, les uns n’existant que par rapport aux autres, en regard, le plus souvent confusément, dans une sorte de tension permanente entre flux et reflux. La vitalité naît de ce cheminement. On ne peut définir un être humain que par rapport à ce qu’il aime. Il faut donc l’avoir fréquenté de près, mais aussi accédé à certains de ses secrets et percé quelques-uns de ses mystères.

Au vingtième jour de cette sale guerre, Oleg m’a appelé de Barcelone où il a, semble-t-il, décidé de faire retrait et de poser son errance. Sa voix était blanche. Il venait d’apprendre, par la compagne de Petro sa mort dans des circonstances confuses. Il aurait perdu la vie sur le coup, dans une banlieue de Kiev, en faisant des courses. D’une balle perdue, mais pas pour tout le monde. Terrassé par le chagrin, Oleg m’a demandé ce qu’il pouvait faire. Je n’avais pas de réponse. Je n’ai su que lui dire de rester en contact avec sa compagne, ce qu’il comptait bien faire. J’ai posé une dernière question à Oleg : « Sais-tu s’il était combattant ? » Sa réponse fusa : « Combattant de la vie. Il voulait sortir les siens de cet enfer, pas davantage. »

De Petro il me reste une impression et un souvenir. L’impression, d’abord : celle d’avoir fréquenté un être qui tournait davantage son regard vers le dedans que vers le dehors. Par convenance personnelle, mais aussi parce qu’il savait que le présent ne lui apprendrait rien. Au contraire du passé, son arrière-passé plutôt… Le souvenir, maintenant : cette longue étreinte qui l’avait uni à Hélène Châtelain après la projection, déjà évoquée, de son film sur Makhno et, la voix brisée, ce commentaire qu’il lui fit : « Merci pour eux, merci pour nous. Eux, les makhnovistes ; nous, leurs héritiers. » « De rien, de rien, vous le méritez », lui répondit Hélène en ukrainien, la langue de sa mère.


En ce triste soir, c’est à Petro, si présent dans ma mémoire, et à Oleg, si seul dans son malheur, que je pense et à qui je dédie cet extrait du testament que la Makhnovtchina laissa aux travailleurs du monde et que Voline publia dans La Révolution inconnue : « Prolétaires du monde entier, descendez dans vos propres profondeurs, cherchez-y la vérité, créez-la vous-mêmes ! Vous ne la trouverez nulle part ailleurs. »

Que maudite soit la guerre !

Freddy GOMEZ

Texte en anglais



Texte en espagnol




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