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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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Digression sur une défaite
Article mis en ligne le 21 février 2022

par F.G.


« Alors votre défaite n’est rien parce que,
toujours proclamée par les vainqueurs,
elle ne donne pas à tout coup tort aux vaincus. »

Victor Serge



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Au comptoir du Bar des amis, Mathias Steiner ne tenait pas la forme. C’était, il est vrai un jour où tout semblait invariablement devoir virer au gris. Un de ces jours d’après, de ceux qui pèsent de leur poids de doutes quand, enfin acquise, l’idée de la défaite ronge les cœurs et les esprits les plus vaillants. La grande marée avait une fois encore accouché d’un retour à l’ordre. Les derniers soupirs de l’émeute qu’à dix-huit ans il venait de vivre lui nouaient l’âme. Et il s’en accablait. L’idéal, se disait-il, serait de savoir apprivoiser à l’avance les déceptions à venir. Areski, le patron des « Amis », n’osait pas interrompre son monologue intérieur. Il est vrai qu’on ne sait jamais consoler les chagrins, surtout quand on porte soi-même son poids de misères.

Conscience prise de la vanité de paraître, Antonio Ferrer, ancien guérilléro d’Espagne, s’était résolu à n’être plus qu’une ombre sans escorte fouillant seul les vestiges d’un monde ancien. Depuis, il errait dans les couloirs de sa mémoire et les rayons de sa bibliothèque qu’il savait assez vaste pour l’occuper jusqu’à son dernier jour. À la dérobade, la vie lui apportait parfois quelques joies simples et il s’en contentait. C’est ainsi que « les événements » l’avaient saisi et qu’il y avait participé à sa manière, retrouvant aux nuits de barricades certains réflexes de l’ancien temps et s’étonnant de s’improviser conseiller militaire. Pour le reste, Antonio gagnait sa vie comme lecteur d’espagnol dans un lycée de la banlieue sud de Paris où il avait fait la connaissance de Mathias. Le Bar des Amis était son quartier général et son bateau ivre.

Quand, de loin, Areski le vit franchir la porte, il lui signala la présence de Mathias en pointant son pouce vers le bas, signe que son moral était en berne. Antonio s’approcha du zinc, s’installa à ses côtés, se commanda une bière et se plongea dans ses souvenirs. De Mathias, qui avait été une figure subversive de leur lycée-caserne, il gardait la souvenance d’un incident qui avait fait sa réputation en le confrontant à un cuistre qui, écrivaillon à succès, y était professeur de lettres adulé par son administration. Sommé par l’agrégé de justifier son dégoût affiché des Poèmes barbares de Leconte de Lisle, puis accusé de peiner à l’exercice, Mathias avait eu cette réplique : « Le goût se forme souvent dans la conversation, et l’on finit par hériter de celui d’autrui à force de le fréquenter. Mieux vaut donc y renoncer avant de devoir constater son propre naufrage esthétique. Vous êtes à la magie poétique, Monsieur le Professeur, ce que Leconte de Lisle est à sa pratique : l’écho boursouflé de son néant ! » Cela dit, le contestataire se leva dans un éclat de rire général et quitta la classe. Immédiates furent sa convocation chez le proviseur et la sanction que méritait l’offense en cette époque d’avant le désordre : quatre jours d’exclusion. Ce qui permit à Mathias, en ces jours de printemps, de préparer activement, dans un moment ascendant de l’histoire, l’assemblée générale qui, début mai, allait décider de l’occupation du lycée.

La tête dans ses pensées, Antonio, accoudé au comptoir, croisa le regard un chouia implorant d’Areski. C’est du môme qu’il faut s’occuper, semblait-il lui dire, et c’était vrai. Mathias fixait sa tasse à café comme pour y chercher une réponse. Antonio le saisit par l’épaule. « Viens, gamin, on va se mettre à l’abri des oreilles indiscrètes », lui dit-il, en lui désignant l’arrière-salle, celle des conspirateurs comme il l’appelait. « Remets-nous ça, frère berbère, ou autre chose pour Mathias. La vie tient à des détails. »


– Tu connais ce proverbe hassidique : « Si vous voulez retrouver le feu, cherchez-le dans la cendre » ?
– Voilà que tu fais dans l’ésotérisme kabbalistique maintenant ?
– Non, Mathias, c’est plus simple : il y a des phrases qui ferment les verrous et d’autres qui les ouvrent. Quelles soient kabbalistiques ou pas importe peu. Ce qui importe, c’est ce qu’on en retient en temps de défaite. Tu devrais le comprendre, toi qui préféreras toujours, du moins je te le souhaite, Rimbaud à Leconte de Lisle. À propos, je ne sais pas si tu es au courant, mais le foireux homme de lettres que tu as mouché du temps de tes ardeurs n’a pas passé le printemps. Il est mort.
– De peur ?
– D’une crise cardiaque, en tout cas. Comme quoi on vit toujours à titre posthume, même quand on aspire à devenir Immortel en entrant à l’Académie.
Mathias esquissa un sourire et s’alluma une clope après avoir tendu son paquet à Antonio, qui déclina l’offrande.
– Toujours hygiéniste à ce que je vois…
– J’ai suffisamment brûlé ma jeunesse – et pas seulement en clopant – pour admettre, le temps venu, que, pour tenir la distance, il fallait garder un peu de souffle. Je dirais que cela dépend d’avantage de l’idée que, l’âge venant, on se fait de la nécessité que d’une quelconque prédisposition à l’hygiénisme qui, je te l’accorde, n’était pas étrangère, comme l’espérantisme, l’amour-librisme et le naturisme, à certains cercles anarchistes de ma jeunesse…
– … On a perdu, Tonio, encore une fois on a perdu…
– Perdu quoi, Mathias ? La vie ? L’occasion ? La liberté ?
– Déconne pas, j’ai pas le cœur à rire. On a perdu, c’est tout. Ce bonheur immense d’avoir défié le hasard, tutoyé l’impossible, ouvert des perspectives, le voilà réduit à ce rien qui m’habite, à cette impression pénible d’être revenu à la case départ, à cette absence que je ressens et qui m’oppresse. On a perdu…
– Pardonne-moi si je suis méthodique, mais on n’a rien perdu. Ils ont gagné, c’est sûr, mais on n’a rien perdu. On n’a pas vécu une révolution, Mathias, mais un soulèvement, ce qui n’est pas pareil. Ce que, toi, tu as perdu, ce ne sont que quelques illusions qui étaient de trop. Il vaut mieux que tu l’admettes. On a perdu, nous, la révolution, la guerre d’Espagne et la résistance au fascisme. On a été massacré, abandonné, trahi de partout, par tout le monde, cent fois. Ça c’est une défaite, une défaite dont on ne s’est pas relevé. Et ce n’est pas pareil, mais alors pas du tout pareil. Il faut savoir de quoi l’on parle.
– Tu fais chier avec tes vieilles histoires, Tonio. C’est le présent qui m’intéresse.
– Mais ton présent, Mathias, c’est déjà du passé puisqu’il n’est plus qu’un souvenir malheureux. On passe toujours du présent au passé, et vice-versa d’ailleurs. C’est la vie même, ce mouvement. Vous vouliez recommencer la guerre d’Espagne, mais sans en avoir ni les moyens ni l’envie. Moi, je n’ai rien perdu de ce qui me reste de ce soulèvement, inattendu et admirable, qui m’a libéré de quelques-uns de mes doutes. Ce fut comme la fin d’un monde où le monde était trop net d’évidences absurdes, un moment où tout redevenait intimement vivable. Je dois te le dire, Mathias : moi, en ces jours, j’ai été heureux comme un enfant qui va au manège, mais tranquillement heureux, sans exaltation, sans fausses croyances. J’ai côtoyé l’impossible quand je n’y croyais plus. C’est assez pour moi, môme. On n’a rien perdu, on a tout gagné. Tout est là, désormais, et tout sera là à jamais, sous la cendre qui recouvrira le souvenir d’un moment où nous nous sommes sentis vivants. Le feu qui y couve appartient désormais à tout le monde. C’est le feu de l’histoire.
Silencieux, Mathias écoutait Antonio en ressentant cette soudaine impression de faire lui-même partie désormais du cercle des porteurs de torche. Au fond, se disait-il, l’Espagnol avait toujours été pour lui un passeur de réminiscences, mais davantage encore un adepte du dépassement des défaites. La leçon portait.


Durant ce long tête-à-tête, Areski avait fait quelques allers-retours discrets dans l’arrière-salle. Histoire de sentir l’ambiance, de capter les ondes. Au dernier de ses déplacements, il avait entendu Mathias rire de bon cœur. C’était à la suite d’une réplique d’Antonio :
– Être anarchiste, c’est avoir conclu un abonnement tacitement reconductible avec la défaite, et s’en satisfaire. La victoire serait, en anarchiste, pire à vivre. Le seul titre honorifique que je serais enclin à accepter sans usurper ma réputation, serait celui d’expert en défaites.
– Tu as toujours le dernier mot, avait ponctué Mathias.
– Avoir le dernier mot importe peu ; c’est d’avoir eu le premier qui compte et, souviens-toi, il était hassidique. Une nouvelle preuve de mon éclectisme.
Le reste de la conversation se déroula au comptoir où Areski avait ouvert une cuvée du patron.
– Tu lis toujours de la poésie, petit ?
– La poésie n’a de sens que pour celui qui s’y perd en cherchant un chemin qu’il sait ne jamais pouvoir trouver. Car c’est le chemin et lui seul qui fait sens, la quête, pas le but. Il y a du vice là-dedans, et plus encore quand on mêle poésie et amour ou poésie et révolution. Il y a un âge décisif pour lire les poètes. Passé dix-sept ans, on est toujours à la traîne pour éprouver la frénésie, l’excitation et l’enthousiasme que seul peut provoquer un assaut juvénile du monde poétique. On lit d’un œil détaché, culturel ce qui ne peut s’éprouver qu’avec passion et du dedans de soi. Les universitaires de la poésie sont à l’évidence de ce genre de lecteurs tardifs, des raisonneurs qui ont passé leur tour.
– Conneries, Mathias ! C’est sans doute la preuve que tu reprends du poil de la bête, mais tu pourrais éviter de pontifier.
– On ne se refait pas, Tonio. L’humiliation m’a botté l’âme aux heures insouciantes de l’enfance. C’est de ce temps que date mon désir d’être lucide…
– Soit d’abord lucide avec toi-même en évitant d’en rajouter. La jeunesse, c’est l’âge de la dispersion, une dispersion heureuse mais peu productive. Il faut que la vie passe, et ses douleurs, pour que le temps presse assez pour ne plus le perdre à s’inventer un personnage. À t’entendre je me dis que tu n’es pas dépourvu d’intelligence, mais qu’elle est pleine de trous.
Il exagère, pensa Areski, et il le dit à sa façon : « Calmos, Tonio, tu pousses le bouchon un peu loin », ce qui incita le guérillero anarchiste à se calmer, mais aussi à tendre son verre au frère berbère pour qu’il le remplisse.
– J’en reviens à la poésie puisque c’est de cela que nous parlions avant que tu déconnes. C’est tard que j’ai découvert celle de René Char. Ce que j’aime chez lui, c’est l’hermétisme du concret et la noblesse de l’exposé, cette force brute des mots. Il entre en matière sans avoir fait antichambre. C’est un guerrier de la plume. Pour Char, la résistance ne fut pas un instant de sa vie, une parenthèse glorieuse, mais la condition même de toute son existence. Tout ce qui vit des anciennes révoltes, tout ce qui demeure de l’utopie, tout ce qui se nourrit des vieux rêves émancipateurs, tout ce qui résiste à l’accablement et à la néantisation, tout cela est bon à prendre, et sans trier, comme matière poétique susceptible de nourrir les prochains soulèvements. Peut-être connais-tu, Mathias, cette phrase de René Char. Si tu ne la connais pas, je te l’offre : « Les vraies victoires ne se remportent qu’à long terme et le front contre la nuit. » Alors, oui, c’est peut-être la nuit qui vient, mais elle sera peuplée de rêves. L’avantage de la défaite sur la victoire, c’est aussi que nos rêves ne virent pas aux cauchemars. Tiens-le-toi pour dit et avance, l’ami ! Le présent n’est pas plus immobile que le passé.

Freddy GOMEZ


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