A Contretemps, Bulletin bibliographique
Slogan du site
Descriptif du site
Allers-retours sur le sujet automate
Article mis en ligne le 31 janvier 2022
dernière modification le 7 février 2022

par F.G.


■ Anselm JAPPE
SOUS LE SOLEIL NOIR DU CAPITAL
Chronique d’une ère des ténèbres

Éditions Crise & Critique, 2021, 464 p.


Texte en PDF

Sans doute avons-nous été parmi les premiers, dès 2003, à nous intéresser de près, hors ses adeptes et quelques marxologues plus ou moins chatouilleux, aux recherches théoriques de la Wertkritik – « critique de la valeur » en français –, école marxienne d’origine allemande attachée à se revendiquer du seul Marx qui compte à ses yeux, l’« ésotérique », celui de l’analyse de la valeur et du fétichisme de la marchandise [1]. Bien sûr, le fait qu’Anselm Jappe fût l’auteur d’un livre remarqué, et d’indiscutable référence, sur Guy Debord [2] ne fut pas pour rien dans l’effort qui nous poussa à nous plonger, au risque de nous perdre dans le théoricisme assumé de son auteur, dans cette exploration du temps long de la marchandise en nous demandant en quoi cette « critique de la valeur » pourrait avoir, en soi, valeur de critique surdéterminante pour nous orienter dans le chaos d’une époque.

En 2011, la parution de Crédit à mort [3] – qu’Anselm Jappe présentait comme « une sorte d’introduction à la critique de la valeur pour ceux qui n’ [avaient] pas lu Les Aventures de la marchandise ni les autres livres de cette mouvance publiés en français » –, ouvrait, au-delà de la simple répétition, une perspective plus large : repenser, ce qui manquait aux Aventures, « la question de l’émancipation sociale ». C’est sous cet angle que son opus fut recensé par nos soins [4]. En 2017, La Société autophage [5] élargissait davantage encore le champ en tentant « de penser ensemble, comme deux faces de la même médaille – ou “forme sociale” –, « les concepts de “narcissisme” et de “fétichisme de la marchandise” et d’indiquer leur développement parallèle ». Avec une certaine propension, pointait Basile Rosenzweig dans nos colonnes, à « l’artifice théorique – ou rhétorique » et, pis encore, à « un escamotage de la réalité historique qui bénéficie trop évidemment à l’ambition métaphysique de faire système » [6]


Sous le soleil noir du capital, recueil de textes d’Anselm Jappe publiés ici ou là au cours des dix dernières années, atteste d’une conviction profonde, à savoir que, plus qu’un simple mode de production, le capitalisme constitue une totalité sociale et civilisationnelle toujours déterminée par le sujet automate qu’est la valeur en son mouvement de valorisation constant. Mais il est surtout un livre bilan des aventures de la « critique de la valeur ». Et c’est précisément pour cela qu’il nous intéresse, tant la place qu’occupe ce courant théorique a gagné en audience et en considération en une décennie sans pour autant offrir d’autres perspectives qu’explicatives à la « fracture anthropologique » qui caractériserait cette époque. En dix ans, nous dit Jappe, « l’horizon s’est remarquablement assombri », ce en quoi nous ne le démentirons pas. Sauf à la marge, cette marge qui nous convient et où bruissent des élans de sécession et de résistance sociale que la Théorie ne semble pas entendre ou vouloir entendre.

Bien sûr, Adorno avait raison quand il faisait remarquer, comme le rappelle opportunément Jappe, que « la théorie ne doit pas être réduite à une fonction de “servante” d’une prétendue praxis révolutionnaire ». Bien sûr, elle peut être « plus radicale », la Théorie, que n’importe quelle praxis. Elle l’est souvent, d’ailleurs, quand elle n’assume aucun risque, sauf celui de dire. Pour l’Histoire. Car, pour inconfortables qu’ils soient, les « sentiers escarpés de la critique », pour parler cette fois comme Marx, ont aussi l’avantage de favoriser le surplomb et la culture de l’entre-soi. Et puis, pourquoi le taire, il y avait chez Adorno – dont Jappe semble désormais faire une référence absolue – une authentique aversion pour la praxis, soutenue par l’idée, théorique, qu’elle était vouée à l’échec par nature. C’était, à sa manière, un homme d’ordre, de cabinet. Le contraire de Debord, en somme.


Cette incise anti-adornienne ne retire rien à la valeur de l’œuvre d’Adorno. Elle ne prétend révéler qu’une dimension de la Théorie quand celle-ci tourne à vide, qu’elle se satisfait d’elle-même et de sa valeur. Le réel ignoré, c’est un réel qui ne compte pas et qui, ne comptant pas, ne contrarie jamais les postulats de la Théorie. Il y a donc urgence, pour elle, à tenir le réel à distance de son ésotérisme. On ne s’étonnera donc pas que, logique avec lui-même et fidèlement adornien, Jappe ne consacre que très peu de pages de ce lourd recueil aux diverses luttes – plus ou moins sociales – qui ont émaillé, et parfois massivement, cette décennie qui va de Crédit à mort à ce Sous le soleil noir du capital. Quand il le fait, c’est pour en démontrer les limites – et elles furent nombreuses, des Indignados à Occupy : « Il n’est pas vrai, écrit-il ainsi, que toute opposition, toute protestation soit déjà en tant que telle une bonne nouvelle. » Qu’elle rompe le dispositif du consensus, qu’elle réarme l’imaginaire, qu’elle fasse communauté de destin, qu’elle mette en mouvement : aucune importance aux yeux de la Théorie glacée et de ses certitudes de banquise. Aucune révolte sociale ne brillerait, désormais, de ruptures émergentes avec la logique mortifère du capital. Rien. Au point que, réduit à imaginer une voie possible, Jappe concède, un brin zadiste, qu’ « elle passera plutôt par un mouvement de désertion ». La formule est assez creuse pour plaire à quelques néo-ruraux en mal d’aurore et à quelques artistes en quête de marge que le système tolérerait.

Il est vrai que, partant du constat carré selon lequel, par sa nature ontologique, le capitalisme aurait réussi à faire que capital et travail soient les deux faces d’une même médaille – les travailleurs, ces types un peu bornés, ne se révoltant que quand on les en prive –, aucune lutte sociale au sein du système ne saurait avoir, aux yeux des théoriciens de la « critique de valeur », de réelle portée subversive [7]. On y voit, pour notre part, sa principale limite : sûre d’elle-même – et quitte à en faire dire à Marx beaucoup plus qu’il n’en a dit –, elle ne produit qu’une fermeture d’horizon où, dans la pratique, le sujet résistant ne peut être qu’un sujet automate privé de toute perspective émancipatrice, et donc sûr de se perdre.

Reste donc l’aventure purement intellectuelle d’un courant qui, loin du concret du malheur social, publie et organise de savants séminaires fréquentés par de jeunes et moins jeunes ésotéristes convaincus d’avoir trouvé le Graal et s’autocélébrant à l’infini. Précédée d’une introduction de l’auteur (« Histoire de dix ans », pp. 9-36), la première partie de Sous le soleil noir du capital – qui réunit huit de ses textes [8] – offrira au moins à ses néo-adeptes la possibilité de vérifier leurs connaissances.


Plus intéressante à nos yeux, la seconde partie de l’ouvrage aborde des rivages moins strictement théoriques et plus en phase avec une certaine actualité. On y apprendra, en passant, que Jappe n’a jamais voté, qu’il a été arrêté à 17 ans pour propagande anti-électorale – ce que d’ici personne ne lui reprochera –, que le pouvoir corrompt et qu’aucun « vote utile » n’a jamais arrêté le fascisme (« Not in my Name ! », pp. 253-256). On y vérifiera que, chez nous, « la police déteste tout le monde », mais que « tout le monde ne déteste pas la police », que sans elle le pouvoir ne tiendrait pas une semaine et que, comme corps, cette police ne serait pas forcément plus raciste que d’autres milieux professionnels mais que ça se verrait davantage, comme dirait Michel Zecler (« Est-ce qu’il faut s’étonner des violences policières ? », pp. 257-263). On s’y instruira sur le phénomène, finalement rare, des school shootings où la pulsion de mort de l’assaillant va le plus souvent jusqu’au suicide et qui constituerait, in fine, un trait d’époque : « la confirmation manquée du désir “normal” d’être reconnu qui peut pousser aux actes extrêmes » (« La mondialisation des tueries en milieu scolaire », pp. 265-269). On y admettra que, si « le capitalisme est, de par sa nature, et ce depuis ses débuts, un système dynamique qui bouleverse en permanence tous les aspects de la société », il faut en finir une fois pour toutes avec l’idée absurde qu’il serait naturellement conservateur. En comprenant, par exemple, en quoi et pourquoi l’amateur d’art et les musées d’aujourd’hui sont si différents de ceux d’hier (« De l’“aura” des anciens musées et de l’“expérience” des nouveaux », pp. 323-333). Et dans une veine similaire – que les progressistes de la postmodernité triomphante jugeront assurément rance –, on y découvrira que, dans un domaine que l’auteur connaît bien, les écoles d’art, on ne « forme pas des artistes, mais des opérateurs culturels, des animateurs, des fonctionnaires “créatifs” qui tous ensemble peuple la république de “l’artiste administratif” avec son appareil d’écoles, résidences, bourses, appels à projets… » (« Salut les artistes ! Tant pis si je me trompe », pp. 335-346). On s’y instruira sur la différence essentielle, fondatrice et orwellienne [9] entre « le progrès technique, qui consiste dans une domination accrue de la nature par l’homme, et un progrès qu’on pourrait appeler “moral” ou “social” » qui doit induire que « les rapports humains deviennent meilleurs, plus solidaires, plus “inclusifs” » (« Les évidences du progrès », pp. 415-418). On y réfléchira, du moins peut-on le souhaiter car il y a matière, « à cette approbation presque unanime à “gauche” de ce droit “citoyen” rendu possible par la technoscience » qu’est la PMA pour tous et, plus encore, aux impensés qu’elle dissimule et que Jappe explore méthodiquement (« Le droit à l’oncle », pp. 427-436). On y méditera sur ce monde du présent perpétuel surnumérisé où « il n’y a plus ni enfance ni âge adulte, mais une adolescence éternelle, sans développement, ni maturation, ni aboutissement » (« Que manque-t-il aux enfants ? », pp. 437-457).


Dans cette perspective consistant à aborder des sujets culturels à partir des fondements théoriques de la « critique de la valeur », quelques textes regroupés dans cette seconde partie méritent, par leur amplitude, un traitement séparé. C’est le cas de « Sade, prochain de qui ? » (pp. 271-291) qui s’attache à démontrer que le culte du « divin marquis » nous en dirait beaucoup « sur les avatars d’une certaine critique sociale tout au long du XXe siècle et ses difficultés pour comprendre l’évolution de la société ». Inspiré là encore par La Dialectique de la raison de Horkheimer et Adorno et par les pages que Robert Kurz consacre à Sade dans Le Livre noir du capitalisme, l’auteur de La Philosophie dans le boudoir se voit quintessencié comme hobbesien adepte de la « guerre de tous contre tous » et inconditionnel « apologiste du capitalisme en train de se défaire de toutes les limites traditionnelles, en parfait accord avec les théories libérales de l’époque » où il vécut. Si cette assez lourde charge anti-sadienne chatouillera sans doute une certaine doxa sadienne contemporaine, le moralisme qui s’en dégage – un travers de Jappe – dessert à l’évidence son argumentaire. On peut même dire que, dans ce cas précis, le sujet automate tourne un peu en rond.

« Le bandit et son public : quelques considérations sur la violence » (version augmentée et inédite en français, pp. 293-311) examine le pourquoi d’une tradition française qui, de Cartouche à Mesrine vouerait au hors-la-loi une certaine admiration. C’est surtout de Mesrine, d’ailleurs, et plus encore de l’auteur de L’Instinct de mort, dont il est question dans cette étude. Mais, à la faveur du cas Mesrine, c’est surtout le lien que semble opérer Jappe, en se référant à la « propagande par le fait » d’une certaine tradition anarchiste et plus encore à Durruti, « bandit social » et « révolutionnaire », qui nous semble problématique. Non parce qu’il serait inconvenant, mais parce que, traité en aparté et à partir de généralités sur le penchant anarchiste pour la morale « héroïque », la manie conspirative de Bakounine et le goût supposé des libertaires pour l’ « autorité informelle » et l’ « avant-garde séparée », l’exposé se situe au niveau du café du commerce philosophique et n’apporte rien ni au thème général – le banditisme à la Mesrine – ni au sujet particulier que constitue le banditisme social qui exigerait autre chose que de simplement puiser à des lieux communs tirés du stalinien Eric Hobsbawm.

« De Céline au vidéoclip » (texte inédit en français, pp. 313-322) revient, à travers la pitoyable figure de l’antisémite en chemise brune Louis Ferdinand Destouches, sur un des leitmotivs de la « critique de la valeur », à savoir que la « critique superficielle de la spéculation » capitaliste conduirait de facto, et par pur ressentiment populiste, à l’antisémitisme. Il est vrai qu’avec Céline, la démonstration est facile, et Jappe le prouve aisément. Là où le bât blesse, c’est que, une fois encore par moralisme, il fait fi de tout effort de contextualisation historique susceptible d’expliquer pourquoi une certaine extrême gauche, marxiste ou libertaire – plus souvent libertaire d’ailleurs [10] –, eut tant de mal à se déprendre du choc littéraire qu’exerça sur elle le Voyage au bout de la nuit. Pour Jappe, il est vrai, la question ne se pose même pas tant il est est convaincu que « l’écriture de Céline est une espèce de rap de la littérature », c’est-à-dire peu de chose à ses yeux.

« Grandeur et limites du romantisme révolutionnaire » (pp. 347-363) nous offre, en revanche, une réflexion de belle ampleur, à partir des travaux de Michael Löwy et Robert Sayre, sur la redécouverte finalement récente du rôle révolutionnaire et anticapitaliste qu’eut, comme « vision du monde », ce romantisme si décrié par Lukács qui, lui, l’identifia carrément, dans La Destruction de la raison (1951), à un pré-nazisme. Ce « romantisme révolutionnaire », étroitement lié à une mélancolie active liée au sentiment d’une perte irrémédiable de sens, a beaucoup contribué à contrarier, nous dit Jappe, le schéma convenu « progressiste versus conservateur ». Cela dit, et au-delà d’objections directement liées aux thématiques de la « critique de la valeur » que nous laisserons de côté, Jappe émet quelques réserves sur cette tendance d’un certain romantisme révolutionnaire « sans bases théoriques solides » (marxiennes, s’entend) à « basculer dans l’anti-modernisme réactionnaire », tendance que Löwy et Sayre auraient tendance à minimiser. C’est, au demeurant, le même type de réserves qui, dans la pratique, justifie que les adeptes de la « critique de la valeur » se tiennent si méthodiquement et rigoureusement en marge de tout mouvement de contestation impur de l’ordre du monde. Les Gilets jaunes en furent le dernier exemple en date.

La figure de William Morris (1834-1896), qui peut entrer aisément dans cette catégorie des romantiques révolutionnaires, méritait bien l’étude particulière que lui consacre Jappe – « William Morris et la critique du travail » (pp. 365-382) –, complétée elle-même d’un addendum – « Les utopies sont-elles des dystopies ? Quelques réflexions sur William Morris, Aldous Huxley et les situationnistes » (texte inédit en français, pp. 383-394 – où, partant de l’idée qu’ « il existe des utopies autoritaires et des utopies anti-autoritaires » et fidèle à son cœur de cible, l’auteur en conclut, ce qui est radicalement court, que « la seule utopie qui fut réalisé dans l’histoire est celle de l’économie capitaliste ».


Même pénétré des plus ésotériques convictions théoriques, on est bien obligé, à certains moments de l’histoire, de sortir des plus nobles abstractions pour se confronter à l’urgence du concret. On le sait, le ciel pur des intuitions de l’esprit n’a que faire des contrariantes intempéries du réel, mais on sait aussi qu’il n’y a rien de plus désolant qu’un ciel pur. La Théorie, c’est pareil, elle ne se suffira jamais qu’à elle-même. Le réel, au contraire, c’est ce qui apparaît dans notre champ de vision quand on accepte de s’y mouiller pour y provoquer de l’inattendu, le contraire en somme d’un indépassable, une perspective toujours augmentée ou corrigée de nos variations imaginaires, de nos ombres et lumières affectives et sensibles.

On sent parfois poindre, chez Jappe, une envie de s’émanciper de la stricte Théorie, quelque chose comme un besoin de dépassement mais toujours sous contrôle, à petits pas. C’est précisément ce qui, malgré une filiation assumée, revendiquée même, exclut tout point commun entre un théoricien de la « critique de la valeur » et un situationniste s’ébrouant dans les passions de ses dérives théorico-pratiques. On peut y voir la résultante d’une différence d’époque, mais c’est plus que cela. D’un côté, un rapport contemplatif au monde axé sur sa seule compréhension critique ; de l’autre, comme l’écrit justement Jappe lui-même, le goût de créer des situations favorisant « une forme d’utopie vécue dans l’immédiat » et préfigurant le grand jeu à venir contre le réel immédiatement mais provisoirement dominant.

Il est possible, après tout, de penser, comme l’évoque Jappe dans « Simplicité volontaire ou pauvreté involontaire ? » (texte inédit en français, pp. 395-413) et « Une ZAD au “cœur de la bête” » (pp. 419-425) que, portés par des minorités agissantes, l’ascèse technologique, le rétablissement du sens des limites et la multiplication des ZAD constitueraient autant d’ « actes pratiques » susceptibles de créer des « situations » de résistance aux ravages du présent. Mais on doute, comme lui d’ailleurs mais pas pour les mêmes raisons, que cela suffira à contrarier durablement la marche en avant vers l’abîme où nous sommes. Il en faudra plus, et pas forcément de la Théorie. Un combat généralisé, plutôt, et forcément impur, contre la misère sociale, l’aliénation des êtres et la survie diminué que nous imposent le capitalisme absolutisé et les États chaque fois plus policiers qui le servent.

Freddy GOMEZ


Dans la même rubrique