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Digression sur la radicalité
Article mis en ligne le 17 janvier 2022

par F.G.


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À relire aujourd’hui la prose disons radicale d’il n’y a pas très longtemps – celle, par exemple, d’avant les Gilets jaunes, qui ne font pas coupure épistémologique, mais césure évidente dans la représentation des possibles –, on ne peut que constater à quel point nous nous étions naturellement laissés dériver – car je m’implique, quoique marginalement, dans la famille – vers les pontons surplombants de la théorie-refuge d’une radicalité d’évidence.

À dire le vrai, il y avait des raisons de douter d’un retour pratique à une insurrection qu’on nous disait venir, au prétexte punkien que le futur n’avait plus d’autre avenir que celui qu’avaient éclairé les incendies périphériques des émeutes des banlieues de novembre 2005. La première décennie de ce nouveau siècle nous réserva, certes, ici et là, quelques surprises émeutières de plus ou moins forte intensité même si les révoltes orphelines qui en accouchèrent, s’embourbèrent, l’une après l’autre, dans l’éternel retour du même.

C’est à partir de cette mouvante réalité de l’émeute sans suite que s’opéra, dans le ghetto d’une certaine radicalité en crise existentielle, un réagencement critique fondé sur l’idée d’une disparition programmée de toute aspiration réelle et conséquente à l’émancipation collective par acquiescement généralisé des multitudes à leur servitude volontaire. On assista donc à cet étrange phénomène qui voulut que, s’accordant à l’idée absurde d’une fin de l’histoire de l’émancipation, des radicaux patentés adoptèrent, pour ne pas démériter dans leur radicalité, un virage vers le pessimisme, l’éloge de la fuite ou de la sécession, le retour aux textes fondateurs ou l’esthétisation de la catastrophe.


En d’autres saisons historiques aussi défavorables que la nôtre à ses postulats, la radicalité militante mettait, pourtant, un point d’honneur à maintenir toujours vive la flamme du principe-espérance. En période de basses eaux et plus encore au moment du tomber de rideau de la défaite, il importait d’abord, à ses yeux, de ne pas se laisser gagner par la démoralisation, le pas de côté contemplatif ou la dérive nihiliste. S’il était minuit dans le siècle, rien ne disait que le retour des briseurs d’horloge était impossible. Et si, pour des raisons objectives, l’impossible s’imposait, la subjectivité prenait le relais pour laisser toujours ouverte la perspective, même brouillée, de l’émancipation. C’est sans doute cette boussole qui manque le plus aux radicaux de notre époque. Comme un certain rapport aux fluctuations du réel et à la mémoire cultivée des combats vaincus du passé qui toujours, prétendaient les vieux révolutionnaires, finissent, sous de nouvelles formes, par renaître.

Il exista, dans la radicalité d’hier, un bon usage de l’adversité, qui impliquait de ne jamais cesser de s’interroger sur ses propres manques, ses erreurs d’interprétation, ses retards à l’allumage et, surtout sur ce qui définissait encore, à l’heure de la défaite et du repli, sa radicale efficience. Quand l’adversité n’était pas le pire – la prison ou la mort –, elle donnait au moins aux révolutionnaires privés de combats du temps pour penser le changement d’époque. Pour se réarmer, en somme, en attendant mieux.


Mais, diras-tu, lecteur, que faut-il entendre exactement par radicalité quand ce mot-valise sert à qualifier aussi bien les ardeurs mortifères d’un prophétisme quelconque, les passions tristes d’un allumé de tel ou tel identitarisme, les prêches apocalyptiques d’un Zemmour sorti des poubelles de l’Histoire, les ardeurs programmatiques d’un néo-blanquisme dopé à l’avant-gardisme et les penchants ultralibéraux des apologues de l’Argent-Roi. Tu auras raison : cette radicalité ne dit rien d’autre que ce qu’on y met d’extrémisme – progressiste ou réactionnaire, au choix – pour habiter la folle passion humaine consistant à tout ramener à sa misérable cause. De la même façon qu’il y a un « socialisme des imbéciles » (Bebel) qui fait de l’antisémitisme son fonds de commerce, il existe une « radicalité des imbéciles » dont les réseaux dit sociaux amplifient jusqu’à un point de non-retour les névrotiques effets. Cette radicalité-là, c’est l’impensé, le néant faisant buzz, la bêtise à front de taureau se donnant en spectacle, mais aussi la mort qu’elle génère, de masse parfois.

Il faut donc être clair : ne peut prétendre, à nos yeux, à la radicalité que l’être qui, comme l’indiqua le jeune Marx de 1844, s’attache à « prendre les problèmes à la racine » et dans la pleine conscience que, pour « ce qui concerne l’humanité, la racine, c’est l’homme ». Partant de là, les « radicaux » du progressisme à la Elon Musk et plus encore de l’Intelligence artificielle qui vient, ne sont, in fine, que des extrémistes de l’extension infinie du domaine du capital et de la déshumanisation qu’il implique. De la même façon que les « radicaux » religieux ou réactionnaires de ce temps, étrangement fascinés par la « progressiste » technologie du monde tel qu’il est, ne sont que des extrémistes de leurs inhumains penchants qui, jamais, ne remettent en cause la loi du capital.


La seule radicalité qui compte est celle qui postule que, à son stade actuel de développement-effondrement, il n’est d’autre perspective de sortie du capitalisme que celle qui repose sur la capacité des gens ordinaires à s’opposer, comme humanité et par tous les moyens, à sa marche en avant vers notre catastrophe. Bien sûr, les derniers marxistes de secte me diront que cette catégorie de « gens ordinaires » est trop vague pour faire sens politique, qu’elle relève d’une infra-théorie du « n’importe qui ». Soit, camarades, à vous donc de nous trouver autre chose. À condition, cela dit, que vous vous allégiez de vos penchants théorisateurs et de vos phantasmes avant-gardistes, car personne désormais n’est décidé à obéir aux chefs sans ciller, ce que vous n’ignorez pas. Le temps que vous mettrez à chercher le bon sujet néo ou post-prolétarien, les « gens ordinaires » devraient faire l’affaire, comme l’ont fait, contre vous, les Gilets jaunes en révélant l’état de délabrement de nos communs que la pandémie, toujours active, a confirmé aux yeux de tous, sans que s’opère pourtant, aussi clairement qu’il serait nécessaire, la liaison entre les effets d’un désastre et leur cause. Et c’est là que le bât blesse. Car il n’y a pas de radicalité sans audace, celle qui consiste d’abord, pour le vulgum pecus, à déposséder les experts de leur foireuse expertise pour se réapproprier la science de son malheur. Les « gens ordinaires » hésitent encore à se passer de sachants, à fonder leur cause sur des savoirs d’expériences communes et partagées, mais ils progressent, à la faveur de leur désencerclement, de leur désatomisation, vers l’idée – radicale – qu’il ne saurait y avoir de sauveur suprême capable de savoir mieux qu’eux-mêmes ce qu’ils entendent par émancipation. C’est là, quelque part, la donnée fondamentale de ce temps qu’aucune diversion du spectacle ne saurait masquer durablement. La rupture du consensus dominant est entamée, et plutôt radicalement si l’on considère la nature profondément populaire des mouvements qui l’ont inspirée. Ce peuple, personne n’est capable aujourd’hui d’en maîtriser les contours. L’expertise a beau consulter ses fiches, relire ses classiques, se plonger dans des ouvrages qu’elle avait omis de lire, elle n’en tire rien. Parce qu’elle est, par nature, inapte à comprendre ce qui défie sa propre raison raisonnable d’expertise raisonnante. Ses critères ne fonctionnent plus parce que les dispositifs qui faisaient consensus et alimentaient la servitude volontaire n’ont plus d’effets – et encore ! – que sur les gens d’ordre du bloc bourgeois, ceux qui ont un intérêt certain, quoique plus ou moins direct, à ce que perdure le système d’exploitation et de domination et ceux qui, par peur du désordre, se refusent, les pauvres, à imaginer même qu’un autre monde soit possible.


Vient toujours un temps dans l’histoire où, pour respectable qu’elle soit dans l’absolu, la modération devient non seulement inopportune, mais suspecte de complicité avec le pire. Le pire, on le connaît désormais : c’est ce point de non-retour où nous mènent le capitalisme total et ses prétentions au « solutionnisme ». Car chacune de ses « solutions » crée invariablement un nouveau problème. Dans ce cadre, il n’est pas radical, mais juste sensé, de penser qu’aucune forme d’action politique promue par le système de représentation – et donc acceptable, car digérable, par lui – n’a de chance de perturber sur le fond le cours de cette marche en avant vers le pire. Les plus optimistes d’entre nous jugeront qu’elle peut la freiner. Concédons-leur l’hypothèse, en leur souhaitant, cela dit, de ne pas gaspiller par trop leurs forces dans la perpétuation d’illusoires espérances.

Les temps sont trop durs pour baisser la garde de l’attention au réel agissant sous nos yeux. Longtemps, le champ électoral fut cette parenthèse enchanteresse où plus rien ne comptait, et pour un bout de temps, aux yeux des électeurs d’une gauche radicalement abusée par ce miroir aux alouettes, que de faire barrage à l’adversaire en travaillant à sa défaite jusqu’à ouvrir la barrière de la victoire en votant. Aux lendemains des échéances, et passé le temps de l’euphorie, l’accablement de l’échec et, pis encore, l’invariable délitement de l’élan qui avait permis le supposé triomphe ouvraient invariablement la voie à une démobilisation au long cours.


Il est vrai qu’aucune loi n’est mathématisable en la matière. Juin 36 provoqua une vague de grèves avec occupations d’usines qui, en écho à la victoire électorale du Front populaire, mais beaucoup plus qu’elle, permit de très notables avancées sociales. Mai 68, dans un autre registre et hors contexte électoral, permit aux syndicats – qui ne l’avaient pas convoquée – de profiter de la plus grande grève générale spontanée de l’histoire de France, pour obtenir des conquis sociaux très en deçà des espoirs levés par le mouvement. Mai 81 ne libéra aucune énergie susceptible de déborder le cadre social-démocrate d’une farce tranquille qui allait, trois mois plus tard, nous la faire à l’envers, en mode rigueur néo-libérale et pour longtemps. L’apathie qui s’ensuivit dura quarante ans – une paye ! – en favorisant tous les ressentiments qui naissent d’une défaite radicale à laquelle, par paresse et incapacité, les électeurs de gauche avaient largement participé au nom d’une modération coupable qui ne pouvait que conduire au désastre, ce désastre qui, après Chirac, Sarkozy, Hollande et Macron, n’a fait que s’amplifier depuis, en laissant prospérer, dans l’ombre ténébreuse du mal de vivre qu’elle avait créé, les fantômes grotesques et inquiétants d’une histoire radicalement farceuse ou contrariante.

De nouveau, l’échéance est là, mais dans un moment singulier de l’histoire où le système représentatif de cette non-démocratie en actes a, semble-t-il, pris du plomb dans l’aile. Si la radicalité s’entend au sens où le jeune Marx l’avait énoncée – « prendre les problèmes à la racine » –, la seule voie cohérente serait de s’extraire radicalement d’un jeu légitimant le système et nos impuissances.

Reste que, renvoyé à sa position de monade atomisée, l’électeur motivé, comme l’abstentionniste conscient, se contente de composer avec ses affects d’individu séparé. Rien de plus et rien de moins. Au bout, ce sera la même impasse qui se profilera si, passée l’échéance, et quel qu’en soit le résultat, la conviction ne s’affirme pas dans les actes qu’aucune émancipation déléguée n’est désormais capable de nous alléger de la radicale nécessité d’entrer en résistance directe et active contre la dépossession générale dont nous sommes victimes. Et, dans cette perspective, rien ne vaut les époques tourmentées pour que, dans l’ombre des anciennes illusions perdues, commence à pointer l’aurore dans sa rigoureuse logique : tout est à refaire. Par nous et en prenant « les problèmes à la racine », c’est-à-dire en partant de nos besoins humains et sans autres intermédiaires que nous-mêmes.

Freddy GOMEZ


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