■ On savait que l’ami Jean-Claude Michéa avait fait sécession, il y a de cela cinq ans, en décidant de changer de vie et de paysage. Depuis Notre ennemi, le capital, silence sur la ligne. Juste une intervention discrète en soutien au mouvement des Gilets jaunes quand toute l’« intelligentsia » lui crachait à la gueule. Pour le dire comme on le pense, nous sommes de ceux à qui manquent la saga de ses scolies, son goût pour l’impertinence, sa manière de philosopher et le plaisir polémique qu’il éprouve à contrarier, depuis plus de vingt ans, le petit monde déconstruit de l’intellectualité postmoderne et du gauchisme sociétal. C’est donc avec plaisir qu’instruit par lui-même et avec son accord et celui du groupe éditeur du « journal d’opinion indépendant landais » Landemains, nous reprenons le long entretien que Jean-Claude Michéa accorda, en septembre 2020, aux animateurs du collectif « nouTous » et qui fut publié dans le dixième numéro – hiver-printemps 2021 – de ce journal. À sa lecture, on constatera que le rural et périphérique Michéa n’a rien perdu de sa pugnacité et de sa finesse d’analyse.– À contretemps.
Le travail du collectif « nouTous » ainsi que du journal Landemains est, en constante collaboration avec les associations environnementales historiques et le réseau des initiatives locales à vocation écologiste (au sens étymologique et scientifique du terme) d’informer, de sensibiliser et de mobiliser l’opinion sur les enjeux clairs de protection de la nature : organiser le combat, penser la réalité, réduire la complexité technocratique, créer des clivages compréhensibles pour simplement protéger du sable, de la terre, des arbres et de l’eau. Selon nous, la stricte protection de la nature, de notre nature, est le seul point de convergence possible pour qui veut donner et redonner sens à sa vie et à la vie. Vous êtes abonné à Landemains depuis le numéro 3, vous suivez les activités du collectif « nouTous » et êtes informé des enjeux environnementaux qui agitent notre région. Vous êtes signataire du manifeste « les Landes sont ma nature » ; que signifie pour vous cet engagement ?
Jean-Claude Michéa.– Quand j’ai choisi, il y a maintenant un peu plus de quatre ans, de m’installer dans un petit village des Landes – à 10 kilomètres du premier commerce et à 20 kilomètres du premier feu rouge, comme j’ai l’habitude de le décrire pour ceux de mes amis citadins qui croient encore que la « France périphérique » n’est qu’un mythe inventé par Christophe Guilluy [1] – c’est avant tout parce que le style de vie moutonnier, hors-sol et humainement appauvri des grandes métropoles modernes (dans mon cas, celui de Montpellier) avait fini par me devenir insupportable, tant sur le plan physique que sur le plan intellectuel. Le fait de m’être abonné à votre revue – j’ai découvert le numéro 2 de Landemains à la librairie « Caractères » de Mont-de-Marsan – et d’avoir, dans la foulée, signé votre manifeste « Les Landes sont ma nature » (le terme d’« engagement », avec toute sa charge sartrienne, me paraissant toutefois un bien grand mot !) n’a donc, par lui-même, rien de surprenant.
Je serai, en revanche, un peu plus réservé sur votre thèse (ou du moins sur sa formulation) selon laquelle la « stricte protection de la nature est le seul point de convergence possible pour qui veut redonner un sens à sa vie et à la vie ». Ce n’est certainement pas à vous, en effet, que j’apprendrai que l’actuel processus de destruction accélérée de l’environnement (et, en premier lieu, du climat, de la biodiversité et de la fertilité des sols) n’est, pour l’essentiel, que l’envers logique d’un système économique fondé sur l’accumulation sans fin du capital – ou, comme on préfère dire aujourd’hui sur la « croissance ». Système dont Marx rappelait déjà que – loin d’être « conservateur » ou « réactionnaire » par essence –, il ne pouvait, au contraire, connaître « aucune limite naturelle ou morale ». Ce qu’on appelle le « sentiment de la nature » ne saurait donc être considéré comme une véritable « force révolutionnaire » (pour reprendre ici le titre de l’essai que Bernard Charbonneau avait consacré à cette question en 1937) que s’il trouve son prolongement intellectuel dans une critique radicale du « progrès » capitaliste et de son imaginaire moderniste, centralisateur et uniformisant. Ce qui revient à dire que ce combat pour une « stricte protection de la nature » que vous appelez, à juste titre, de vos vœux, ne peut lui-même être réellement cohérent que s’il s’articule simultanément avec celui des différentes classes populaires (celles, en un mot , dont l’exploitation, directe ou indirecte, conditionne en temps réel la reproduction quotidienne de la société capitaliste) et donc aussi avec la défense de toutes ces traditions et pratiques communautaires qui permettent justement à ces classes populaires, notamment en milieu rural, de résister encore, vaille que vaille, au rouleau compresseur du libéralisme économique et culturel.
Or c’est précisément le refus de tirer toutes les conséquences politiques de ce lien structurel entre l’exploitation capitaliste de la nature et celle de la force de travail humaine, qui conduit aujourd’hui les fractions les plus « radicalisées » – au sens religieux et sectaire du terme – des nouvelles classes moyennes des grandes métropoles (cette « bourgeoisie verte » dont la haine de classe trouve désormais dans le vote Europe-Ecologie-Les Verts son exutoire politique le plus approprié) à vouloir éradiquer en totalité – sous couleur, c’est bien sûr là toute l’ambigüité, d’une « stricte protection de la nature » – tout ce qui s’apparente encore, de près ou de loin, à une pratique, une tradition ou un sentiment populaire. De ce point de vue, j’avoue être assez impatient de découvrir quels arguments « écologiques » cette nouvelle bourgeoisie verte ne manquera pas de mettre en avant le jour où l’idée saugrenue lui viendra (et on peut faire confiance, sur ce point, à un Pierre Hurmic, un Grégory Doucet ou une Alice Coffin) d’interdire l’accordéon, la pelote basque, la pétanque, le port du béret, les tournois de belote, les courses landaises, le rugby de village, la chasse aux sangliers et la sonnerie dominicale des cloches des églises de campagne ! Une dérive élitiste et hyper-urbaine qui aurait naturellement révolté les pionniers de la critique écologique radicale – de Murray Bookchin et Jacques Ellul à Ivan Illich ou André Gorz – et dont l’un des aboutissements logiques est ce « colonialisme vert » que pratiquent de nos jours, dans toute l’Afrique, WWF et plusieurs autres ONG occidentales (l’expulsion méthodique des petits éleveurs et des petits paysans de leurs terres d’origine sous le prétexte officiel de « protéger la nature ») et dont Guillaume Blanc vient de mettre en lumière, dans son dernier ouvrage [2], les effets humains désastreux. Inutile de préciser qu’il s’agit là d’une dérive idéologique contre laquelle votre revue me semble entièrement protégée !
Le dernier combat en cours, la protection du lézard ocellé contre le bétonnage de la côte, illustre de manière encore plus prégnante une réalité qui ressemble à un théorème : les mécanismes de protection institués par le système capitaliste sont intégrés eux-mêmes au processus de destruction qui les englobe. On pourrait redéfinir ce qu’on a nommé « le déni » par l’impossibilité de considérer la réalité à l’échelle du système pour se focaliser sur les détails. Évacuer le fond pour discuter sans fin de la forme. Il reste que le processus de destruction prévaut et se nourrit de cette situation paradoxale. C’est vrai, semble-t-il, en matière de nature, de culture, de lien social, bref d’humanité. Quelle est votre analyse sur ce point ?
Voilà qui remet l’église au centre du village et la dynamique de l’accumulation capitaliste au cœur de l’évolution de toutes les sociétés libérales modernes ! Vous avez parfaitement raison, en effet, de rappeler que c’est avant tout « l’impossibilité de considérer la réalité à l’échelle du système » (de relier, en d’autres termes, chaque « avancée », locale ou partielle, du mode de production capitaliste – par exemple, la destruction systématique de terres agricoles pour permettre la construction d’un terrain de golf ou d’un complexe touristique géant – à cette logique prédatrice qui le pousse en permanence, selon la formule de Marx, à « produire pour produire et accumuler pour accumuler ») qui rend, de nos jours, aussi difficile la compréhension critique de cette réalité. Et, en premier lieu, de ce fait par excellence moderne – comme Guy Debord le soulignait dès 1967 dans La Société du spectacle – que, dans un monde soumis au mouvement toujours recommencé du capital, « le vrai est un moment du faux ». À l’image, effectivement, de ces « mécanismes de protection institués par le système capitaliste » dont il devrait pourtant être clair pour tout le monde qu’ils relèvent eux-mêmes avant tout du « processus de destruction qui les englobe ». Votre analyse me paraît d’ailleurs d’autant plus fondée que la dynamique du capital ne se réduit plus, aujourd’hui, à sa seule dimension économique (si tant est que cela ait jamais été le cas). Même s’il reste bien sûr incontestable que la contradiction que cette dynamique induit sans cesse entre, d’une part, sa tendance systémique à remplacer le travail vivant, sous l’aiguillon de la concurrence internationale, par des machines, des robots et des algorithmes, et le fait, de l’autre, que ce travail vivant demeure pourtant, en dernière instance, la seule source de valeur réellement ajoutée (à la différence, par exemple, de celle de la plupart des produits financiers modernes et du « capital fictif ») – continue clairement de définir la base sur laquelle prennent naissance et se développent toutes les autres contradictions de la société libérale. Car s’il est vrai – comme le voulait Friedrich Hayek, le pape du « néolibéralisme » moderne – qu’un système capitaliste digne de ce nom est fondamentalement celui dans lequel « chacun est libre de produire, de vendre et d’acheter tout ce qui est susceptible d’être produit ou vendu » (qu’il s’agisse, par conséquent, d’une trottinette électrique, d’un kilo de cocaïne, d’une kalachnikov, d’une montre connectée ou du ventre d’une mère porteuse indienne ou mexicaine), alors il s’ensuit logiquement qu’un tel système économique ne peut lui-même fonctionner de manière optimale que s’il encourage toujours plus – selon une formule du jeune Engels – « la désagrégation de l’humanité en monades dont chacune a un principe de vie particulier et une fin particulière ». Autrement dit le développement d’un nouveau type d’être humain, autocentré, avide de consommer les derniers gadgets technologiques que l’industrie publicitaire fait miroiter devant ses yeux, et n’admettant plus d’autre règle de conduite que ce fameux « c’est mon choix » qui définit l’alpha et l’oméga de toute idéologie libérale. De ce point de vue, un système capitaliste intégralement développé (c’est-à-dire devenu enfin capable – à l’image, par exemple, de celui de la Silicon Valley – de tourner sur ses propres bases idéologiques et culturelles) se présente donc toujours comme un « fait social total » (au sens que Marcel Mauss donnait à ce concept) dont les effets dissolvants et atomisants – loin de se cantonner à la seule sphère économique – se manifestent effectivement tout autant, et sans doute même aujourd’hui beaucoup plus, « en matière de nature, de culture, de lien social, bref d’humanité » (pour reprendre votre formulation).
J’en profite pour ajouter que c’est précisément parce que le système capitaliste est à présent devenu un « fait social total » – à la fois économique, politique et culturel – que son mode de développement revêt désormais de plus en plus la forme d’une fuite en avant suicidaire. Comme Rosa Luxemburg le soulignait déjà, en 1913, dans son Accumulation du capital, un système capitaliste ne peut en effet se reproduire et fonctionner de façon encore à peu près efficace que s’il continue à puiser une partie essentielle de son énergie motrice dans des bassins économiques et civilisationnels (sans même parler ici des ressources écologiques que sa logique de « croissance » l’oblige à piller sans la moindre limite) qui existaient avant lui – ou qui existent ailleurs, dans le cas des sociétés non européennes – et qui, pour cette raison, échappent donc encore partiellement à sa dynamique aveugle et prédatrice. Ou, si l’on préfère, dans tous ces « gisements culturels » – l’expression est de Cornelius Castoriadis – qui se sont accumulés tout au long de l’histoire humaine et que le développement sans cesse accéléré du mode de vie capitaliste et libéral conduit inexorablement à noyer, selon la formule célèbre de Marx, « dans les eaux glacées du calcul égoïste ». C’est donc, en ce sens, la logique même du système capitaliste (transformer en permanence tout ce qu’il touche en marchandise et occasion de profit, jusqu’à l’extinction finale de toute vie terrestre) qui le conduit de façon aussi absurde à déconstruire, l’une après l’autre, ses propres conditions de possibilité historiques et culturelles. Ou, pour le dire de façon plus simple, à scier sans cesse la branche sur laquelle il est assis. Difficile alors de ne pas faire le rapprochement avec cet antique roi phrygien, Midas, qui, d’après la légende grecque, était mort de faim et de soif pour avoir bêtement accepté du dieu Dionysos (il faut toujours lire jusqu’au bout les clauses d’un contrat d’assurance !) le don – certes, à première vue, tout à fait « rentable » – de transformer en or tout ce qu’il pourrait toucher. On ne saurait mieux résumer, en effet, ce qui deviendra, deux millénaires plus tard, la contradiction constitutive de toute société capitaliste !
Plus que jamais, cette réalité est visible dans la crise du coronavirus. Le système qui détruit est le même que celui qui protège, et chacun semble se résoudre à accepter docilement cette fatale protection. Selon Norbert Häring, journaliste allemand observateur du grand capital et du monde corporatif, la Fondation Rockfeller promeut désormais ouvertement la surveillance totale. Dans un article récent, il reprend notamment les propos de Peter Schwartz, futurologue ayant travaillé pour le Pentagone et le Forum économique mondial, membre du conseil d’administration du Center for a New American Security (CNAS) : « La vérité est que, pour des raisons de sécurité, de commodité et maintenant de santé, nous allons progressivement accepter beaucoup plus de surveillance. Et, en fin de compte, cela ne nous dérangera pas car – pour la plupart des gens dans la plupart des situations – cela fait plus de bien que de mal. » Schwartz collabore notamment à la Fondation Rockfeller, aux cabinets Deloitte, à la Fondation Gates – notamment Gavi Vaccine Alliance et Accenture –, à la Banque mondiale et à diverses organisations des Nations-Unies qui travaillent ensemble sur un grand nombre d’alliances et de projets de surveillance. Complot ou simple réalité ?
Je me garderai bien, pour ma part, de me prononcer sur l’aspect « scientifique » de la question. La vérité, c’est que nous ne savons toujours pas grand-chose, au moment où je vous parle [3] de la nature exacte de cette mystérieuse Covid-19, de la façon dont elle circule et se transmet, du danger réel qu’elle représente pour l’humanité, et même – et c’est sans doute là le plus inquiétant – des véritables conditions dans lesquelles elle est apparue (l’hypothèse d’un virus échappé d’un laboratoire chinois, bien qu’assez improbable, ne peut d’ailleurs toujours pas, à l’heure actuelle, être absolument écartée). D’autant que, si cette « crise du coronavirus » a eu au moins un mérite – surtout après les vibrants appels saint-simoniens de la jeune Greta Thunberg à « unir l’humanité derrière ses scientifiques et ses experts » –, c’est certainement d’avoir rendu beaucoup plus difficiles à dissimuler – notamment à travers la polémique suscitée par les prises de position du Pr. Raoult – les liens qui existent depuis très longtemps entre nombre de sommités du monde médical et de la « communauté scientifique » et ces grands laboratoires privés de l’industrie pharmaceutique dont l’objectif véritable est clairement de rentabiliser à tout prix vaccins et médicaments (l’autocritique du Lancet, après sa tentative avortée de discréditer, sur la base de statistiques truquées, les thèses du Pr. Raoult, est, de ce point de vue, particulièrement éloquente).
Ce qui est certain, en revanche – au-delà du fait que l’exacerbation de tous les processus capitalistes (interconnexion généralisée de tous avec tout, règne de la mobilité incessante et du tourisme massifié, disparition progressive des espaces échappant encore à la loi du béton et de l’étalement urbain, etc.) ne peut, de toute évidence, que favoriser l’entrée rapide de l’humanité dans l’ère des pandémies mondialisées et perpétuelles – c’est que les politiques sanitaires préconisées par l’OMS et la plupart des États pour endiguer la propagation de ce virus (du confinement massif des populations à l’apprentissage systématique des nouveaux « gestes barrière », en passant par le port obligatoire du masque et le lavage rituel des mains) contribuent toutes, que ce soit de façon directe ou indirecte, à encourager une nouvelle manière de se comporter les uns envers les autres – autrement dit de « vivre ensemble » et de « faire société » – qui coïncide presque trait pour trait avec la description classique que donnait Marx – dans La Question juive – d’une société libérale achevée. À savoir une société atomisée (c’est-à-dire fondée sur la croyance métaphysique que l’homme est par nature une « monade isolée et repliée sur elle-même ») et qui trouverait par conséquent sa vérité ultime dans la « séparation de l’homme de la communauté, de lui-même et des autres hommes ». Qu’est-ce, en effet, que cette « atomisation du monde » que dénonçaient continuellement les premiers socialistes, sinon le confinement de chacun dans sa sphère privée – le Marché autorégulé et le Droit procédural et abstrait se présentant dès lors comme les deux seules instances capables d’établir un minimum de « lien social » entre des individus censés être « indépendants par nature » ? Et le « geste barrière », sinon celui qui doit mettre en scène, à chaque instant, cette séparation ontologique de chacun avec tous ?
Bien entendu (et même si l’influence décisive qu’exerce la fondation Bill et Melinda Gates sur la politique de l’OMS a en effet de quoi inquiéter), cette troublante coïncidence entre les impératifs de l’ordre sanitaire et ceux de l’ordre libéral ne doit pas être interprétée comme le signe d’un « complot » organisé à froid par les maîtres du monde (ce qui reviendrait du reste à prêter à ceux-ci une culture et une intelligence stratégique qu’ils n’ont probablement jamais eues). Depuis Thucydide, nous savons bien, en effet, que toute pandémie induit spontanément des phénomènes de « distanciation » physique, de décomposition du lien social et de soupçon généralisé, qui sont tout à fait comparables à ceux d’une guerre civile (Thucydide rapprochait, par exemple, les effets de la grande peste d’Athènes de ceux de ces abominables massacres de Corcyre au cours desquels, notait-il avec dégoût, « le père tuait le fils » pendant que « le sens des mots changeait de façon arbitraire »). Et ce n’est certes pas un hasard si c’est justement sous l’influence principale des terribles guerres civiles de religion du XVIe et du XVIIe siècles (guerres dont le fanatisme et l’atrocité avaient fini par convaincre la plupart des intellectuels de l’époque, à l’image de Pascal ou de Hobbes, que l’homme était en réalité « un loup pour l’homme », et non – comme on l’admettait depuis Aristote – un être social par nature) que les premiers théoriciens du libéralisme en étaient progressivement venus à proposer une vision radicalement individualiste et égoïste de l’être humain et de la société.
Pour autant, il faudrait effectivement être d’une candeur extrême pour croire un seul instant que les différentes oligarchies libérales en place – quand on connaît par exemple le cynisme absolu d’un Emmanuel Macron ou d’une Angela Merkel (le peuple grec a quelques raisons de s’en souvenir !) – n’ont pas immédiatement perçu l’immense bénéfice politique qu’elles allaient pouvoir tirer d’une crise sanitaire dont, c’est vrai, elles n’étaient pas directement responsables (sinon, bien sûr, à travers leur politique de démolition méthodique du service public hospitalier) mais qui, en revanche, leur fournissait un prétexte en or pour radicaliser et accélérer la mise en œuvre de l’ensemble de ces réformes politiques, économiques et sociétales (apprendre par exemple – jubilait Emmanuel Macron – à se « saluer sans s’embrasser ni se serrer la main ») que le caractère de plus en plus impitoyable de la guerre économique mondiale et les difficultés croissantes de la mise en valeur du capital déjà accumulé, rendent, d’un point de vue libéral, absolument indispensables. Qu’il s’agisse, par exemple, du contrôle policier accru des populations civiles par l’État et les géants du Web (souvenons-nous ainsi des objectifs ouvertement liberticides de la sinistre loi Avia), des appels incessants à développer l’enseignement à distance, le télétravail et, d’une façon générale, tout ce qui permet de « dématérialiser » – et donc de déshumaniser encore un peu plus – les relations humaines les plus essentielles, ou encore de programmer l’euthanasie de tous ces établissements et petits commerces indépendants qui continuent à faire de l’ombre à la grande distribution, aux chaînes de restauration rapide ou au « e-commerce », et dont la survie économique est donc jugée par la plupart des idéologues du système comme une survivance archaïque et un frein inacceptable au processus de concentration permanente du capital. Avec, à la clé, la possibilité ainsi offerte aux classes dirigeantes et possédantes – quitte, pour cela, à brandir à intervalles réguliers cette arme du « reconfinement » qui, cerise sur la gâteau libéral, permet aux GAFAM, entre autres, de s’enrichir de façon encore plus indécente – de mettre sur le compte d’une catastrophe purement naturelle les multiples dégâts sociaux et humains (des « plans sociaux » en série à venir aux inévitables hausses des impôts, des taxes et des tarifs publics, en passant par la brutalisation de plus en plus prévisible des rapports humains quotidiens) que ces réformes néolibérales allaient de toute façon immanquablement occasionner. Et cela bien sûr, qu’il y ait ou non une crise sanitaire, ou que les effets de celle-ci soient tout à fait réels ou artificiellement surestimés. À tel point qu’on ne peut même plus exclure, si cette grande contre-révolution culturelle libérale allait jusqu’à son terme logique, que plusieurs des « gestes barrière » imposés pour des raisons, au début, strictement médicales (voire, s’il le faut, le port intermittent du masque lui-même) finissent par prendre définitivement racine dans le « monde d’après », au lieu et place, par conséquent, de toutes ces coutumes et manières de faire populaires qui permettaient encore, jusqu’à présent, de préserver un minimum de cohésion sociale et de vie commune dignes de ce nom. Une application particulièrement cynique et retorse, en somme, de cette « stratégie du choc » que Naomi Klein avait déjà mise en lumière, en 2007, dans son essai fondateur sur le « capitalisme du désastre » [4]
Dans un livre consacré à George Orwell, vous reprenez une citation vieille de quatre-vingt ans : « Dans le passé, chaque tyrannie finissait, un jour ou l’autre, par être renversée, ou au moins combattue, parce qu’ainsi le voulait la “nature humaine”, éprise comme il se doit de liberté. Mais rien ne nous garantit que cette “nature humaine” soit immuable. Il se pourrait tout autant que l’on parvienne à créer une race d’hommes n’aspirant pas à la liberté, comme on pourrait créer une race de vaches sans cornes » (George Orwell, 1939). En sommes-nous arrivés là ?
Disons plutôt que nous n’avons jamais cessé d’y arriver ! Le transhumanisme d’un Laurent Alexandre ou d’un Raphaël Logier (et, plus généralement, celui de tous les docteurs Folamour de la Silicon Valley) ne constitue rien d’autre, en effet, qu’une forme radicalisée de cette volonté de remodeler en permanence l’être humain – pour rendre ici hommage à l’ouvrage classique de Vance Packard [5] – qui définit de plus en plus la logique libérale, comme Francis Fukuyama le reconnaissait d’ailleurs lui-même dans les dernières pages de son essai, La Fin de l’histoire et le Dernier Homme. Une telle affirmation risque, il est vrai, de surprendre tous ceux qui se souviennent du souci constamment affiché par les premiers penseurs libéraux – d’Adam Smith à David Hume – de « prendre les hommes tels qu’ils sont » et non « tels qu’ils devraient être » (le libéralisme originel se voulait avant tout, en effet, une philosophie du bon sens et donc fermement opposée, de ce point de vue, à tous les fanatismes religieux et à toutes les utopies totalitaires). Le problème (mais c’est celui, par définition, de toutes les constructions qui sont essentiellement idéologiques), c’est que la mise en œuvre concrète de leurs principes officiellement « émancipateurs » (l’idée, en somme, qu’il suffirait de confier la « gouvernance » d’une société aux seuls mécanismes anonymes et impersonnels du Marché et du Droit, et donc aux « experts » correspondants, pour qu’elle devienne très vite libre et prospère) finit toujours par déboucher, tôt ou tard, sur un monde structurellement inégalitaire (il suffit d’observer une partie de Monopoly !), écologiquement destructeur et humainement aliénant, dans lequel ces paisibles penseurs (qui étaient d’ailleurs tous – faut-il le rappeler ? – de fervents partisans de la philosophie des Lumières) auraient sans doute eu le plus grand mal à reconnaître une conséquence logique de leurs « robinsonnades » initiales (pour reprendre le terme de Marx). Ce qui caractérise avant tout, en effet, le « libéralisme réellement existant » – qu’il s’agisse de celui d’une Margaret Thatcher, d’un Justin Trudeau ou d’un Emmanuel Macron –, c’est que loin que l’économie s’y déploie continûment au service de l’homme et de ses besoins réels – comme l’espérait naïvement le brave Adam Smith – c’est au contraire toujours à ce dernier qu’il revient de tout faire pour « rester dans la course » et s’adapter à chaque instant de sa vie (le libéralisme réellement appliqué est bel et bien un darwinisme social) au mouvement supposé « autonome » et « naturel » de l’économie et du « Progrès » (d’où, au passage, ce sentiment qu’éprouvent de plus en plus les gens ordinaires – Houellebecq en est le grand témoin littéraire – d’une extension continuelle du « domaine de la lutte » et de la « guerre de tous contre tous »). C’est ce qui explique, entre autres, que l’accumulation du capital ne soit pas seulement un processus sans fin (d’où, déjà, cet état de folie furieuse dans lequel l’idée même de « décroissance » plonge par définition tout idéologue libéral). Elle se définit tout autant comme un processus sans sujet (ou un « sujet automate » – selon l’expression employée par Marx dans Le Capital). Or une fois admis qu’une société libérale « réellement existante » ne peut ainsi exister qu’en « révolutionnant sans cesse les instruments de production, ce qui veut dire les rapports de production, c’est-à-dire l’ensemble des rapports sociaux » (Marx), il s’ensuit tout aussi logiquement – pour reprendre cette fois-ci la formule de l’historien anarchiste Miguel Amorós – qu’elle ne saurait pas d’avantage continuer à « produire de l’insupportable » sans produire du même mouvement, « les hommes capables de le supporter ».
Que cette nécessité impérieuse pour toute société libérale (nécessité qui n’apparaît donc contradictoire que si on juge cette dernière à l’aune des seules intentions conscientes et explicites de ses pères fondateurs) de créer une « race d’hommes n’aspirant pas à la liberté » (autrement dit dressés depuis leur plus petite enfance – on sait qu’il existe même à présent, aux États-Unis, des chaînes de TV pour bébés ! – à s’aligner d’eux-mêmes sur les rythmes toujours renouvelés de la mode et de l’innovation technologique) – prenne donc de plus en plus, de nos jours, la forme scientiste du « meilleur des mondes » transhumaniste et de cet eugénisme libéral qui en est le complément logique (songeons, par exemple, à tous ces débats – ou plutôt à cette absence de débat – qui entourent la GPA et son préalable immédiat, la « PMA pour toutes ») ne devrait donc, comme je le soulignais tout à l’heure, étonner personne. Sous réserve qu’on n’oublie évidemment pas pour autant que cette fabrication structurellement indispensable – d’un point de vue libéral – d’un homme indéfiniment flexible (ou « augmenté ») et sans cesse remis à jour en fonction des seules exigences toujours renouvelées de l’accumulation du capital, repose encore, pour l’essentiel, sur des techniques de dressage de l’esprit humain, beaucoup plus classiques et, jusqu’à présent du moins, visiblement toujours aussi efficaces. Tout d’abord – c’est, bien sûr, la plus facile à repérer – sur une propagande médiatique de tous les instants qui prend même de plus en plus, de nos jours, des allures franchement « nord-coréennes » (songeons, entre autres, au cas exemplaire des spin doctors et des fact checkers de France Info). Ensuite, sur cette omniprésente industrie du marketing et de la publicité dont la fonction véritable, depuis l’origine, a toujours été de produire et de vendre au plus offrant du « temps de cerveau humain disponible » (on lira, à ce sujet, les analyses lumineuses que Dany-Robert Dufour consacre au rôle central joué aux États-Unis, dès les années 1920, par Edward Bernays, neveu de Freud, inventeur du marketing moderne et premier idéologue libéral à avoir théorisé d’une façon aussi cynique et glaçante la nécessité économique et politique – pour toute société marchande – d’un lavage quotidien du cerveau humain par la propagande publicitaire). Et enfin, last but not least, cet enseignement officiel de l’ignorance qui est clairement devenu – depuis les grandes réformes néolibérales de l’éducation mises en place à partir des années 1980 (et le plus souvent, hélas, par des gouvernements de gauche et avec l’aide des parents d’élèves de gauche !) – la raison d’être première de ce qu’on appelle encore, par nostalgie, l’École « républicaine » et l’Université. Enseignement de l’ignorance délibérément axé, comme le notait Guy Debord, en 1988, dans ses Commentaires sur la société du spectacle, sur la « dissolution de la logique » et la « disparition de la connaissance historique en général » – et dont il soulignait déjà qu’il avait permis, pour la première fois dans l’histoire du capitalisme moderne, d’élever une génération entièrement « pliée à ses lois » et ayant donc théoriquement appris à cesser de penser par elle-même. Et quand on connaît l’état de mort cérébrale absolue qui caractérise aujourd’hui la nouvelle extrême gauche Netflix (celle, par exemple, d’Alice Coffin, de Grégory Doucet, de Caroline de Haas ou de Geoffroy de Lagasnerie), on ne peut en effet qu’être profondément troublé par la conclusion prophétique que Guy Debord n’hésitait pas à tirer dès cette époque – il y a donc déjà plus de trente ans : « L’individu que cette pensée spectaculaire appauvrie a marqué en profondeur, écrivait-il ainsi, se place ainsi d’entrée de jeu au service de l’ordre établi, alors que son intention subjective a pu être complètement contraire à ce résultat. Il suivra pour l’essentiel le langage du spectacle, car c’est le seul qui lui est familier : celui dans lequel on lui a appris à parler. Il voudra sans doute se montrer ennemi de sa rhétorique ; mais il emploiera sa syntaxe. C’est un des points les plus importants de la réussite obtenue par la domination spectaculaire. » Quand on sait qu’aujourd’hui les nouveaux « étudiants » de l’UNEF peuvent désormais trouver tout à fait normal, sur le modèle de leurs clones néo-calvinistes du Canada et des États-Unis, de se mobiliser en masse pour exiger, entre autres, l’interdiction d’une pièce de théâtre de l’Antiquité grecque (en l’occurrence les Suppliantes d’Eschyle), on se dit que Debord lui-même avait sans doute largement sous-estimé l’ampleur de la catastrophe intellectuelle qu’il annonçait, tout comme les nouvelles formes que prendrait la « misère en milieu étudiant » (je fais bien sûr ici allusion à la célèbre brochure rédigée en 1966, et d’ailleurs déjà dirigée contre les apprentis-bureaucrates de l’UNEF de l’époque, par Mustapha Khayati et l’Internationale situationniste).
Quel livre de Jean-Claude Michéa nous conseillez-vous de lire en priorité, quel autre livre nous conseillez-vous de lire, ou de ne pas lire, de toute urgence ?
Je ne suis pas certain d’être le mieux placé pour conseiller celui de mes livres qu’il faudrait « lire en priorité » ! Il m’est plus facile, en revanche, de répondre à l’autre partie de votre question. Car si, comme je n’ai cessé de l’écrire depuis un quart de siècle, les mésaventures de la gauche contemporaine, autrement dit de la gauche post-mitterrandienne, s’expliquent bien d’abord par le fait qu’elle a définitivement fait sienne, depuis le milieu des années 1980, la thèse libérale que formulait, dès 1977, Michel Foucault – en bon admirateur de Hayek et de Gary Becker – selon laquelle « tout ce que la tradition socialiste a produit dans l’histoire est à condamner », alors il est effectivement devenu urgent, au vu des terribles tempêtes politiques, économiques et écologiques qui se profilent à l’horizon, de renouer au plus vite – et pendant qu’il est encore temps – avec le « trésor perdu du socialisme » et la « vieille » critique radicale du mode de production capitaliste.
Une bonne manière de commencer serait donc justement de lire, ou de relire, Guy Debord et ses Commentaires sur la société du spectacle [6] (c’est sans doute son livre le plus accessible) et, d’une façon générale, l’ensemble de ses écrits. Sa critique a en effet ceci d’exemplaire, outre sa qualité d’écriture exceptionnelle, qu’elle s’efforce toujours de saisir la dynamique du nouveau monde libéral dans sa cohérence d’ensemble, et non dans tel ou tel de ses moments isolés (qu’est-ce qui permet par exemple de rassembler dans l’unité d’un même projet – aux yeux d’un gouvernement libéral – la suppression de l’impôt sur la fortune et la « PMA pour toutes » ?). Ensuite – et dans la mesure où Le Capital de Marx demeure toujours, à mon sens, l’un des outils théoriques les plus précieux pour comprendre la logique ultime du mouvement économique qui conduit les sociétés modernes à la rencontre de l’iceberg – je recommanderai donc, le texte de Marx étant lui-même d’un abord plutôt difficile, de commencer par l’ouvrage du géographe britannique David Harvey Pour lire « Le Capital » [7], qui est un véritable chef-d’œuvre de pédagogie à l’anglo-saxonne (et qui n’hésite d’ailleurs pas, chaque fois qu’il le faut, à relever les erreurs de Marx).
Pour ce qui est, en revanche, des derniers développements du système capitaliste et de la civilisation libérale, je ne peux faire mieux que renvoyer ici à deux autres livres fondamentaux, qui nous viennent d’ailleurs tous les deux d’Allemagne. D’une part, Du temps acheté, un essai de Wolfgang Streeck [8] qui démontre de façon très convaincante que le système libéral mondial est désormais en train d’entrer de façon irréversible, sous le poids de ses propres contradictions internes, dans une phase post-démocratique et autoritaire (un ouvrage écrit en 2013 mais qui théorisait donc par avance l’essence même de ce que serait le macronisme). Et de l’autre, La Grande Dévalorisation [9], un essai d’économie politique magistral écrit par deux représentants de la Wertkritik (c’est un courant intellectuel inspiré par Marx et très influent en Allemagne), Norbert Trenkle et Ernst Lohoff (on peut du reste consulter leurs vidéos sur le Net). Leur texte n’est vraiment pas facile à lire – il faut, à vrai dire, souvent s’y reprendre à plusieurs fois – mais c’est incontestablement l’analyse critique la plus intelligente et la plus éclairante qui existe aujourd’hui de la dynamique suicidaire du capitalisme financiarisé (elle repose entre autres sur une utilisation ingénieuse de ce concept de « capital fictif » que Marx avait commencé à introduire dans le livre III du Capital, celui, hélas, que personne n’a jamais le temps de lire !). Cet essai a paru en 2012 et, jusqu’à présent, je ne vois pas une seule de ses prédictions qui ait été prise en défaut par quelque fait empirique que ce soit. Le silence médiatique qui a accompagné, en France, sa publication devrait d’ailleurs suffire à en prouver l’intérêt !
Selon vous, aujourd’hui, dans la situation actuelle, individuellement et collectivement, qu’est-il le plus utile de faire ?
Cette question est bien entendu cruciale, ne serait-ce que pour les deux raisons suivantes. La première, c’est que la société libérale – comme l’annonçait déjà Karl Polanyi, en 1944, dans La Grande Transformation [10] (voilà encore un livre dont la lecture est indispensable pour qui veut comprendre le monde où nous vivons !) – ne saurait continuer à se développer à l’infini « sans anéantir la substance humaine et naturelle de la société, sans détruire l’homme et sans transformer son milieu en désert ». Et la seconde, c’est que cela ne garantit malheureusement pas pour autant (sauf à croire à l’idée d’une marche en avant automatique du genre humain vers un avenir toujours plus radieux) que cet effondrement, à plus ou moins long terme inévitable, du système libéral débouchera forcément sur un monde plus humain, plus libre et plus égalitaire – ce qu’Orwell appelait une société décente – plutôt que sur une combinaison historiquement inédite de Brazil, Blade Runner et Mad Max. Or le fait que la quasi-totalité des mouvements de gauche occidentaux aient globalement renoncé – depuis les œuvres pionnières de BHL et de Michel Foucault – à toute critique radicale, et surtout cohérente, de la dynamique d’ensemble du capitalisme pour reporter désormais toute leur énergie militante sur les seules questions dites « sociétales » – alors même que ces dernières n’ont évidemment aucune chance de recevoir de véritable solution quand on commence par écarter, à l’image des « néo-féministes » de la gauche parisienne, toute remise en question du mode de production capitaliste (lequel, comme le notait de surcroît Marx dans le Manifeste communiste, conduit plutôt, en réalité, à saper toutes les bases de l’ordre patriarcal !) n’incite guère à l’optimisme. Au point où nous en sommes, il n’est même plus possible d’exclure totalement que, dans un avenir assez proche, certains pays occidentaux – à commencer par les États-Unis – entrent dans une ère de véritables guerres civiles. Ou encore que la politique de plus en plus agressive (et de surcroît alimentée par un travail permanent de désinformation médiatique) de l’Amérique et de ses alliés européens envers l’Iran, la Chine ou la Russie ne finisse, à la longue, par déboucher sur un conflit militaire généralisé dont nul ne pourrait alors prévoir l’issue finale (sachant par ailleurs que d’un point de vue strictement capitaliste, il n’existe pas de meilleur moyen de relancer une économie atone et de ressouder une nation déchirée qu’une bonne guerre préventive contre un ennemi extérieur préalablement diabolisé).
Dans ces conditions, s’il existe encore la moindre possibilité de renverser, ne serait-ce qu’au niveau local, l’actuel rapport de forces entre « ceux d’en haut », c’est-à-dire ceux qui contrôlent de plus en plus le pouvoir, la richesse et l’information, et « ceux d’en bas » (je reprends ici la terminologie proudhonienne qu’utilisait au départ Podemos, avant de renoncer à tout ce qui faisait l’originalité et le succès de son programme populiste initial – la même analyse vaudrait pour Syriza en Grèce – sous la pression croissante de ses nouveaux élus de métier) et, par conséquent, de préserver les dernières chances d’un monde décent et écologiquement habitable, ce ne peut assurément être qu’en renouant, comme je le rappelais tout à l’heure, avec une critique intransigeante de la dynamique du capital. Ce qui implique, par conséquent, au minimum deux choses. D’une part, et c’est bien sûr le plus important, qu’on accepte enfin de remettre au premier plan cette « vieille » question sociale qui constituait, à l’origine, le centre de gravité de toute critique socialiste de la modernité industrielle et capitaliste. Là, en somme, où l’inénarrable Alice Coffin – pour ne considérer que cet exemple assurément caricatural, mais néanmoins très révélateur de l’état de décomposition morale et intellectuelle absolue de la gauche bourgeoise parisienne – prétend au contraire, sous les applaudissements logiques de son groupe EELV, qu’une aide-soignante, une femme de ménage ou une caissière de supermarché seraient finalement plus proches, d’un point de vue moral et politique, d’une Hillary Clinton, d’une Marion Maréchal ou d’une Angela Merkel que de n’importe lequel de leurs collègues de travail masculins, supposés être, à l’inverse, des « assaillants » par nature. Et, en second lieu, qu’on renonce simultanément à l’idée mystificatrice que Nuit Debout et Occupy Wall Sreet ont malheureusement contribué à répandre sur une vaste échelle, selon laquelle cette « question sociale » trouverait elle-même sa vérité ultime dans le conflit censé opposer le « 1% » des plus riches aux « 99% » de la population restante. Non, bien sûr, qu’il s’agisse ici de nier le rôle effectivement moteur que joue ce fameux « 1% » dans l’orientation du système capitaliste mondial (il serait d’ailleurs beaucoup plus exact, quand on connaît par exemple la fortune réelle des « philanthropes » de la Silicon Valley, de parler du « 0,1% »). Mais il doit être clair, en revanche, que ce système capitaliste ne pourrait lui-même fonctionner très longtemps, ni a fortiori se reproduire de façon « durable », sans le concours actif et quotidien de ces nouvelles classes moyennes urbaines chargées de l’encadrer sur le plan économique, technique et culturel (elles représentent de nos jours entre 20 et 30 % de la population globale, tout en étant désormais majoritaires dans la plupart des grandes métropoles) et qu’André Gorz définissait, pour mettre en lumière leur statut sociologiquement contradictoire, comme des « agents dominés de la domination capitaliste ».
Cette analyse doit cependant être précisée sur deux points. En premier lieu, il va de soi, sauf à partager les illusions de la jeunesse parisienne et lyonnaise de Nuit Debout, que les fractions supérieures de ces nouvelles « classes moyennes » (elles correspondent à environ 10% de la population) appartiennent déjà toutes – de par leur niveau de revenu ou de diplôme, leur style de vie urbain et consumériste et leur aptitude permanente à travailler « à l’international » (y compris dans le cadre très ambigu des différentes « ONG ») – à la classe dominante (autrement dit, à ce qu’on appelait encore, en Mai 68, la bourgeoisie). Et, en second lieu, que les fractions « inférieures » et « moyennes » de ces classes métropolitaines, si elles ne peuvent effectivement pas être inclues dans la classe dominante, se trouvent cependant encore relativement protégées, du moins la plupart du temps, contre les effets les plus dévastateurs de la mondialisation libérale. Une situation qui ne les prédispose donc évidemment pas, pour reprendre une expression qui vous est chère, à proposer une critique qui aille au-delà de la « dictature des bons sentiments ». À la grande différence, par conséquent, de ces différentes classes populaires (ou de ces « premiers de corvée » que la classe dominante est volontiers prête à dispenser de tout « télétravail ») qui se retrouvent, au contraire, majoritairement concentrées dans la France périphérique (c’est-à-dire dans celle des villes petites et moyennes, de la ruralité et des territoires d’outremer) tout en regroupant elles-mêmes près de 70% de la population.
Si l’on garde présentes à l’esprit toutes ces données, on en déduira donc aisément que cette théorie, pour le coup effectivement très « inclusive », des « 99 % » a surtout pour fonction première de dissimuler le fait que c’est précisément au sein de ces nouvelles catégories sociales dont l’expansion régulière suit en temps réel le mouvement de mise en valeur capitaliste du monde que se recrute à présent la plus grande partie des électeurs, des élus et des cadres dirigeants de la gauche post-mitterrandienne (un phénomène encore mathématiquement amplifié par la propension croissante des classes les plus modestes à se réfugier dans le vote blanc ou l’abstention). C’est fondamentalement cette nouvelle donne sociologique – le fait, en d’autres termes, qu’une grande métropole a, de nos jours, d’autant plus de chances de se doter d’une mairie de gauche ou « écologiste » – que le prix du mètre carré y est élevé !) qui explique, selon moi, aussi bien le discrédit croissant dont la gauche moderne est aujourd’hui l’objet parmi les classes populaires que la crise d’identité corrélative que cette dernière traverse depuis maintenant plusieurs décennies.
Ce qui me semble dès lors le plus « utile de faire » sur le plan collectif – pour répondre ici à la première partie de votre question –, c’est donc de tirer enfin, une fois pour toutes, l’ensemble des conséquences théoriques et pratiques de cette nouvelle situation historique. Et dans la foulée – puisqu’on ne peut raisonnablement espérer rompre avec la logique humainement et écologiquement destructrice du mode de production capitaliste sans remettre simultanément en cause l’hégémonie politique et intellectuelle quasiment absolue que les « agents dominés de la domination capitalistes » exercent sur la gauche depuis les rugissantes années Delors/Lang/Mitterrand – de s’engager résolument à tout faire pour que les prochaines révoltes des classes populaires (dont il y a tout lieu de penser, les mêmes causes produisant les mêmes effets, qu’elles trouveront à nouveau dans la France périphérique – celle des « ronds-points » – leur berceau de prédilection) réussissent enfin à préserver jusqu’au bout leur précieuse et indispensable autonomie organisationnelle et à déjouer de ce fait toutes les tentatives de récupération politique et « universitaire » (songeons par exemple au ralliement aussi tardif que grotesque d’un Geoffroy de Lagasnerie à ce mouvement des Gilets jaunes qui constituait pourtant la négation la plus absolue de son propre néolibéralisme foucaldien) dont elles seront inévitablement l’objet, y compris par l’intermédiaire des « réseaux sociaux ». Sachant de surcroît que le principal danger qui guette, depuis l’origine, toute révolte ou révolution populaire – l’histoire est malheureusement là pour le confirmer –, c’est toujours celui de se voir progressivement confisquée et détournée de son sens initial par les fractions les plus remuantes et les plus assoiffées de pouvoir de l’élite sociale en place et de son ambitieux clergé intellectuel. C’est du reste la conscience lucide de ce schéma répétitif qui avait conduit Orwell, fidèle en cela aux critiques prophétiques que Bakounine adressait à Marx et à ce qu’il dénonçait comme son futur « gouvernement de savants », à opposer en permanence le « socialisme » moral et spontané des classes populaires et des « gens ordinaires » – David Graeber allait même jusqu’à parler, à ce sujet, de leur « communisme de base » – à ce « socialisme des intellectuels » (ou, comme il l’appelait encore, ce middle class socialism) dans lequel il voyait – il suffit de relire 1984 – à la fois le point de départ sociologique et la matrice intellectuelle de la perversion totalitaire du socialisme originel. La Première Internationale en était du reste également si convaincue, forte des expériences de juillet 1830 et de juin 1848, que son axiome politique fondamental, clairement marqué par l’influence de Proudhon, était précisément que l’émancipation des travailleurs ne pourrait jamais être que « l’œuvre des travailleurs eux-mêmes », et non, comme le soutiendra Lénine un peu plus tard, le produit d’une conscience politique « introduite de l’extérieur » dans la classe ouvrière par des intellectuels bourgeois. Un axiome foncièrement populiste auquel le vieil Engels allait d’ailleurs restituer tout son tranchant philosophique initial en rappelant aux dirigeants du SPD, en septembre 1890 (car c’est effectivement vers cette époque que les conséquences les plus négatives de l’influence grandissante de l’intelligentsia des classes moyennes sur l’orientation politique du parti socialiste allemand commençaient véritablement à apparaître en pleine lumière), qu’il était absolument vital « que ceux qui ont été formés dans les universités sachent apprendre davantage des ouvriers que ceux-ci n’ont à apprendre d’eux ». Faute de quoi, annonçait-il dans une lettre écrite à peu près au même moment, le mouvement socialiste finirait inévitablement par tomber sous la coupe de ces « littérateurs super-intelligents qui veulent à tout prix satisfaire leur colossale folie des grandeurs » et dont la volonté de puissance illimitée les porte même à croire « que leur formation universitaire – qui nécessite de toute façon une sérieuse révision critique – leur permet d’être élevés au grade d’officier correspondant dans notre parti ». Une description prémonitoire, en somme, du destin qui sera celui, dès la fin du XXe siècle, de toute la gauche « citoyenne » occidentale.
Quant à ce qu’il serait le plus utile de faire, sur le plan individuel, pour aller dans le sens d’un tel programme et introduire ainsi un minimum de cohérence entre sa vie quotidienne et ses idées, c’est évidemment à chacun qu’il appartient d’en juger. Tout ce que je peux vous dire, pour ce qui est de mon cas personnel, c’est qu’en choisissant de rompre avec le mode de vie métropolitain pour m’installer dans un village landais (qui, à l’image de la plupart des communes qui l’entourent n’abrite plus, depuis longtemps, le moindre commerce ou le moindre café), j’avais essentiellement deux choses en tête. D’une part, découvrir enfin de mes propres yeux cette France où vit la plus grande partie des classes populaires mais qui, du fait qu’elle se situe au plus loin des grandes métropoles et de leurs proches banlieues, reste donc massivement inconnue du monde intellectuel, artistique et médiatique dominant (il suffit de se remémorer la pluie de critiques « universitaires », aussitôt relayées avec complaisance par Le Monde et Libération, qui se sont tout de suite abattues sur Christophe Guilluy dès qu’il a commencé à introduire le concept de « France périphérique » et, du coup, à remettre en question le dogme selon lequel ces territoires « éloignés » seraient avant tout peuplés de petits bourgeois « pavillonnaires » et de retraités aisés). Ce qui impliquait donc, au passage, et pour qu’une telle découverte puisse réellement avoir lieu, que je n’arrive pas ici en colon métropolitain. Autrement dit, dans la position classique de celui que son étroitesse d’esprit caractéristique rend presque toujours incapable – tel le premier Aymeric Caron venu – de percevoir dans les coutumes et les manières de vivre locales (qu’il s’agisse par exemple, comme ici dans le bas-Armagnac, de la chasse à la palombe ou au sanglier, de la corrida et des courses landaises ou encore des fêtes de la Madeleine et de ses bandas traditionnelles) autre chose que des pratiques « d’un autre âge » ou même franchement « barbares ». Et d’autre part, m’assurer une fois pour toutes – ne serait-ce qu’en prenant la décision de consacrer désormais beaucoup plus de temps au travail physique et manuel à l’air libre qu’à la station assise devant un écran d’ordinateur (ce que la plupart des journalistes ont d’ailleurs toujours beaucoup de mal à comprendre et accepter !) – que la maxime décroissante « mieux vaut moins mais mieux » correspondait bien à la promesse d’une vie, sans doute moins facile (puisque, comme le rappelait Orwell, plus d’autonomie signifie nécessairement, par définition, plus d’efforts et de responsabilité) mais, à coup sûr, mille fois plus enrichissante et plus heureuse que celle à laquelle nous contraint la maxime « progressiste » et libérale du « toujours plus ». Sans compter, car une chose est de le savoir de façon théorique et une autre de l’avoir quotidiennement sous les yeux, que le fait de vivre parmi des gens qui doivent se débrouiller, la plupart du temps, avec moins de 800 euros par mois – tout en étant par ailleurs, en règle générale, des modèles de common decency – vous conduit forcément à porter sur la réalité sociale de la société libérale moderne un regard très différent de celui qui s’impose de lui-même quand on vit à Paris, Lyon ou Bordeaux et qu’on ne connaît donc essentiellement le monde des classes populaires qu’à travers le prisme déformant de l’industrie médiatique et universitaire. Tout comme le fait – surtout quand on doit par ailleurs s’occuper d’un potager de très grande taille ! – de vivre entouré de sangliers et de chevreuils dont le respect de vos cultures n’est sans doute pas le souci premier, de renards qui tournent sans cesse autour de vos canards et de vos poules, d’étourneaux prêts à faire un sort en quelques instants, dès que le printemps revient, à tous vos cerisiers, de limaces visiblement très attirées par toutes vos plantations (et sans même parler d’une multitude d’autres insectes tout aussi voraces, des rats, des blaireaux, des taupes ou encore des frelons asiatiques) vous conduit également très vite à dépasser cette vision du monde directement issue des studios Walt Disney que la jeunesse bourgeoise « antispéciste » des grands centres urbains voudrait voir désormais imposée de toutes les façons possibles, y compris par la violence physique, aux travailleurs les plus pauvres et les plus démunis du monde rural (ce qui ne constitue, après tout, qu’une adaptation locale supplémentaire de ce « colonialisme vert » qu’expérimentent sur la petite paysannerie africaine les « experts internationaux » que j’évoquais au début de cet entretien).
Serez-vous pour autant étonné si je vous dis, une fois rappelé tout ceci, que nous n’avons évidemment jamais regretté une seule seconde le choix que nous avons fait en venant nous installer ici, ma compagne et moi ? Et que pour rien au monde – nous en sommes à présent définitivement convaincus – nous n’accepterions de revivre un seul instant dans la froideur artificielle et déshumanisante d’un grand « pôle métropolitain » ?